— Vous pouvez bien rester quelques minutes. Juste le temps que je prévienne M. Langevin. Et s’il se passait quoi que ce soit d’autre, vous pourriez me le dire…
— Va pour quelques minutes, mais pas plus !
Lorsque l’inspecteur revint, les choses en étaient toujours au même point : on s’agitait autour du lit de Gertrude. Mais cette fois Pinson ne put retenir davantage Orchidée : elle était au contraire ravie de pouvoir se débarrasser de l’inspecteur et, comme il hésitait encore à la lâcher, elle déclara :
— Allez à votre travail en paix ! Je vous jure que je rentre chez moi directement. Que voulez-vous qu’il m’arrive ?
Sans attendre la réponse elle descendit l’escalier tandis qu’il pénétrait enfin dans la grande salle où l’on commençait à allumer l’électricité. Renforcée par les nuages sombres qui avaient succédé à un soleil trop faible pour leur résister, la nuit tombait vite.
Lorsqu’elle sortit de l’hôpital, la jeune femme eut un mouvement de contrariété : sa voiture n’était plus là. Ce qui la surprit d’ailleurs : il était inconcevable que le cocher fût parti sans se faire payer, pourtant le doute n’était pas permis : il n’y avait pas le moindre véhicule sous les arbres et Orchidée ignorait où se trouvait la plus proche station dans ce quartier désert et peu fréquenté. Avec l’obscurité qui venait, cela n’avait rien de très engageant.
La première idée de la jeune femme fut d’attendre Pinson, mais elle se rappela qu’il était à bicyclette et ne pouvait guère la ramener avec cet engin. En outre, elle eut honte de ce mouvement de crainte qui, parce qu’elle se trouvait dans un quartier inconnu et au crépuscule, lui faisait rechercher instinctivement une protection masculine. Sur le boulevard, un tramway passa dans un grand bruit de ferraille. Restait à savoir où il allait… Orchidée retourna chez le concierge et lui demanda où elle pouvait trouver une voiture.
— Dans la cour de la gare d’Orléans, ma petite dame ! Ça devrait vous faire trois ou quatre minutes à pied.
— Le malheur est que j’ignore où se trouve cette gare.
— C’est pas difficile à trouver : vous allez jusqu’au boulevard et vous tournez à main droite, vous arrivez sur le quai et sans quitter votre trottoir, toujours à main droite, vous allez la trouver tout de suite.
Ainsi renseignée, Orchidée piqua droit à travers les arbres où un allumeur de réverbères était au travail avec sa longue perche et atteignit le boulevard. C’est alors qu’elle eut l’impression d’être suivie. Des pas rapides sonnaient derrière elle et, en tournant un peu la tête elle vit deux hommes qui se rapprochaient. Elle voulut alors accélérer l’allure autant que le permettaient des bottines à hauts talons, mais son long manteau d’astrakan noir n’était pas taillé pour la course : en trois sauts, elle fut rejointe et des poignes brutales la saisirent sous les bras :
— On est bien pressée ! gronda une voix râpeuse pourvue d’un furieux accent dont elle ignorait qu’il était corse. Faut pas courir si vite, la Chinetoque ! Maintenant qu’on te tient, on te tient bien !
— Que me voulez-vous ?
— Pas grand-chose, fit l’autre homme qui était la copie conforme du premier : même figure taillée à coups de serpe, même moustache en croc d’un noir de jais, à peu près même carrure et sans doute mêmes yeux difficiles à saisir sous le bord rabattu des chapeaux de feutre mou. On t’invite à une petite promenade. Comme ta voiture a filé, on a pensé t’offrir la nôtre.
— On y est dans un instant, tu vas voir…
— Mais enfin qu’est-ce que vous me voulez ? Si c’est de l’argent, je peux…
— Qu’est-ce que tu veux qu’on en fasse ? On en a autant qu’on veut, nous autres ! Les « gensses » pour qui on travaille payent bien… Et ce qu’ils veulent c’est ta peau jaune !
On venait de tourner le coin du quai planté de grands arbres. Un peu plus loin, juste avant les grilles de la gare, un coupé attendait. Orchidée comprit que sa mort était là et que ces deux hommes, avec leur voix vulgaire et leurs airs ridicules de matamores, en étaient les valets.
De toute sa volonté, elle repoussa la terreur qui montait en elle. Il fallait faire vite si elle voulait vivre encore. Une ou deux secondes peut-être devant elle… L’instinct vint à son secours, rappelant soudain le souvenir de l’enseignement reçu chez les « Lanternes rouges » touchant le combat sans armes. Avec la violence du désespoir, ses deux coudes partirent en même temps et frappèrent au creux de l’estomac les deux voyous qui se plièrent en deux, le souffle coupé. Sans perdre une seconde, alors, la jeune femme, libérée, vira sur ses talons, leva la jambe dans un éclair de jupons blancs et, par deux fois, son pied atteignit les truands dans leurs parties les plus sensibles, ce qui les acheva. Ils s’écroulèrent en gémissant tandis que leur prisonnière, sans leur laisser le temps de reprendre leur souffle, s’élançait sur la chaussée pour éviter de passer auprès de la voiture dont elle ignorait ce qu’elle pouvait contenir. Sans se soucier de ce qui arrivait.
C’était un fiacre qui, au petit trot, se dirigeait vers la cour de la gare pour y attendre le prochain train. Orchidée fonçait droit devant elle et ce fut bien grâce à la maîtrise et à l’habileté du cocher qu’elle évita d’être foulée aux pieds par le cheval.
— Qu’est-ce qui m’a fichu une abrutie pareille ! hurla-t-il tandis qu’Orchidée, comprenant qu’elle venait d’échapper à un autre danger, s’arrêtait :
— Vous êtes libre ? demanda-t-elle un rien essoufflée.
Sidéré par un pareil sang-froid, l’automédon la considéra avec des yeux ronds :
— Ben… vous manquez pas de culot, vous ! J’ai failli vous tuer et…
Sans attendre la réponse, elle ouvrit la portière et, constatant qu’il n’y avait personne, elle grimpa et se laissa tomber sur les coussins cependant que le cocher se retournait :
— Et où c’est qu’vous prétendez aller comme ça ?
— Avenue Velazquez ! Mais faites vite, je vous en prie… tout au moins pour partir d’ici… Vous serez bien payé.
Sur le trottoir, en effet, ses assaillants reprenaient peu à peu leur souffle et leurs esprits avec l’aide de celui qui attendait sur le siège de la voiture mais, toujours avec la même adresse, le cocher d’Orchidée opérait un demi-tour de grand style et repartait le long des quais à vive allure en direction du boulevard Saint-Germain, cependant que la jeune femme laissait se calmer les battements accélérés de son cœur. Pour une belle peur c’était une belle peur !
D’où pouvaient bien sortir les bandits qui l’avaient attaquée ? S’il s’agissait d’Asiatiques elle n’eût pas hésité un instant sur l’identité de la personne qui les dirigeait : Pivoine, bien sûr ! Mais c’étaient des Blancs et leur accent rappelait celui que l’on entendait dans le midi de la France. Alors, à qui obéissaient-ils ?… D’autre part, fallait-il rapprocher cette attaque de celle dont venait d’être victime son ancienne cuisinière ? Là, c’était une vieille dame mais apparemment tout aussi européenne que les deux assassins en puissance. Et soudain lui revint en mémoire ce qu’elle avait entendu chez Langevin ; dans la nuit de la mort d’Édouard, une servante du voisinage, tenue éveillée par une rage de dents, avait aperçu deux hommes qui le faisaient rentrer dans sa maison en le portant presque, deux hommes assez cruels pour le bâillonner. Se pouvait-il que ce fussent les mêmes ?
Les idées se bousculaient un peu dans l’esprit de la jeune femme. Il y avait d’abord les dernières paroles de Gertrude : qui était ce « lui » qui aurait tout ? Quelqu’un qu’elle et son époux devaient aimer assez pour lui sacrifier allègrement Édouard d’abord et ensuite sa femme en l’accusant formellement du meurtre…
La première réponse qui venait à l’esprit était presque trop facile : le frère, bien sûr, cet Étienne Blanchard entr’aperçu à l’église. Les Mouret étaient sans doute d’anciens serviteurs de la famille, tout dévoués au fils d’Adélaïde ? Mais il pouvait aussi s’agir de quelqu’un d’autre, quelqu’un de riche qui les aurait payés pour mentir et qui haïssait suffisamment Édouard pour vouloir sa mort. Et, après tout, ce quelqu’un était peut-être Pivoine ou l’un de ses complices ?… Oui mais alors pourquoi aurait-elle torturé Lucien puisque d’après le commissaire ce massacre était son œuvre ? Pour lui faire avouer quoi ?
Tout cela constituait un imbroglio dans lequel Orchidée, elle se l’avouait volontiers, éprouvait quelque peine à se retrouver. D’autant qu’en dépit du temps passé chez eux, une Mandchoue ne pouvait posséder que des données fort vagues sur le déterminisme psychologique des gens d’Occident.
Aussi, rentrée chez elle où Louisette faisait cuire du chou dont les effluves envahissaient tout l’appartement, son premier mouvement la conduisit-il à décrocher le téléphone afin d’avertir la police de l’agression dont elle venait d’être victime, mais elle reposa l’appareil presque aussitôt. D’abord le commissaire Langevin n’était sans doute pas encore rentré de l’hôpital où Pinson l’avait appelé et, ensuite, elle n’était pas tout à fait sûre de souhaiter vraiment le mettre au courant. Une maxime du grand Confucius venait de lui traverser l’esprit : « Exige beaucoup de toi-même et attends peu des autres. Ainsi beaucoup d’ennuis te seront épargnés… »
Avec ses seules forces, elle avait pu mettre momentanément hors de combat deux grosses brutes. Il était tentant pour une femme de sa vaillance de continuer seule le combat… À tout le moins cela méritait réflexion…
Regagnant sa chambre, elle se déshabilla pour enfiler l’une de ses robes mandchoues, se lava les mains afin de les purifier, puis alla ouvrir un cabinet de laque incrusté de pierres dures dont son époux lui avait fait présent. Les portes en s’ouvrant découvrirent, entre de petits tiroirs, une sorte de niche qu’occupait sa statue de Kwan-Yin en jade vert devant laquelle était posée une coupelle de bronze.
D’un des tiroirs, Orchidée tira quelques bâtonnets d’encens, les alluma puis, les gardant entre ses mains, s’agenouilla sur un gros coussin tiré devant l’effigie de la déesse de la Miséricorde. Et, tandis que la fumée odorante s’envolait en volutes bleues qui combattaient victorieusement l’odeur de soupe au chou, elle adressa une fervente prière à celle dont elle n’avait jamais cessé d’être la fidèle, lui demandant d’éclairer son jugement et de l’aider au milieu des embûches que ses ennemis, connus ou inconnus, dressaient devant ses pas :
« Viens à mon secours, ô déesse toute pure ! Dicte-moi ma conduite et permets que je puisse retourner chez moi la tête haute après avoir confondu et anéanti ceux qui prétendent s’opposer à moi sur le chemin du plus impérieux des devoirs. J’aimais mon époux. On me l’a tué. Aussi, avant de pouvoir contempler à nouveau et d’un cœur apaisé la terre sacrée de mes ancêtres, je te demande ton aide… »
Elle pria longtemps et longtemps brûlèrent les bâtonnets, au point qu’entrant dans la chambre après avoir frappé sans qu’on l’eût entendue, Louisette, croyant à un début d’incendie, se précipita sur une fenêtre pour aérer.
— Perdez-vous la tête ? s’écria Orchidée fort mécontente d’être dérangée. Qui vous a permis d’entrer ainsi sans prévenir ?
— J’ai « gratté », protesta la petite devenue toute rouge, mais Madame n’a pas répondu. Et puis j’ai senti c’t’odeur de fumée et j’ai cru que Madame était malade…
Orchidée alla fermer la fenêtre à l’espagnolette afin de laisser le nuage, tout de même assez épais, se dissiper un peu sans trop refroidir la pièce, puis sourit à sa nouvelle bonne :
— Ce n’est pas grave et vous avez cru bien faire. Que vouliez-vous ?
— Il y a là un monsieur de la police. Madame n’a pas dû non plus l’entendre sonner. Il est au salon. Qu’est-ce que j’en fais ?
— Laissez-le où il est et dites-lui que je viens tout de suite.
Avant d’aller rejoindre son visiteur, Orchidée s’attarda encore un instant devant la petite déesse qui, debout sur une fleur de lotus, souriait mystérieusement. La visite du commissaire ou de l’inspecteur – ce ne pouvait être que l’un ou l’autre – était-elle une réponse à sa prière ? Habituée dès l’enfance à observer les présages et les signes, l’ancienne favorite de Ts’eu-hi n’était pas loin de le penser.
Debout au milieu du salon, les mains nouées derrière le dos, Langevin contemplait le portrait d’Orchidée peint par Antoine Laurens en pensant qu’il était plein d’enseignements pour qui savait regarder : sous la douceur de velours de ce visage lisse et pur, un observateur attentif pouvait déceler la fierté, le courage, une obstination qui ne cédait pas volontiers et aussi quelque chose d’autre assez indéfinissable. Le léger sourire qu’entrouvraient à peine les belles lèvres rondes était à lui seul une énigme.
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