Nonobstant ces disgrâces, quelques-unes réussissaient à être assez belles et quand enfin Orchidée put apercevoir la jeune fille qui possédait le Lotus impérial, elle comprit que le sang d’un homme, même un prince du Céleste Empire, pût s’enflammer pour cette déesse casquée d’or pur dont les grands yeux ressemblaient à des prunes noires, la bouche à une grenade mûre et la peau à la fleur délicate du cerisier. Cette personne qui appartenait à une nation appelée Amérique était aussi très aimable et très rieuse. Malgré la différence de langues – Orchidée savait seulement quelques mots d’anglais – miss Alexandra réussit à faire comprendre à la jeune Mandchoue qu’elle la trouvait fort jolie et qu’elle souhaitait la revoir souvent à l’hôpital où les deux « sœurs » travaillaient en échange de la nourriture. On les y accepta d’autant plus volontiers que les combats ne cessaient guère entre la ruée des Boxers et les deux mille assiégés défendus par une poignée de quatre cents hommes.
Dans les premiers jours du siège, s’emparer du Lotus relevait de la mission impossible, les réfugiés logeant assez loin des Légations encore debout dont celle des États-Unis mais, avec le temps, les destructions s’accumulèrent. Il fallut regrouper les femmes, d’abord, puis à peu près tout le personnel diplomatique international, dans la seule ambassade anglaise qui était la plus vaste et la plus facile à défendre. Les nations se répartirent au mieux dans les divers pavillons de ce qui était autrefois une demeure princière. Néanmoins, le problème resta entier pour les envoyées de Ts’eu-hi : les dames vivaient à plusieurs dans de grandes chambres et il s’en trouvait toujours deux ou trois, ce qui rendait impossible une fouille en règle des affaires de la jeune Américaine :
— Il faut s’y prendre autrement, déclara Pivoine à la fin d’une journée harassante. Nous aurons meilleure chance en attirant la fille hors des fortifications et en la livrant aux nôtres. Il faudra bien qu’elle parle !
— Cela me paraît difficile, dit Orchidée. Les issues du camp retranché sont bien gardées.
— J’ai peut-être une idée…
Elle n’en dit pas plus et sa compagne n’essaya même pas d’en savoir davantage. Les plans ourdis par Pivoine et même la mission qu’on lui avait confiée perdaient leur intérêt depuis quelques jours. La guerre, le siège, les Boxers et même la mort toujours présente s’estompaient dans l’esprit d’Orchidée. Comment attacher sa pensée à des menées sanguinaires, comment même évoquer les larmes d’une impératrice alors qu’une image commençait à s’épanouir dans le cœur de la jeune fille, ôtant à sa raison, si claire auparavant, toute vindicte et même toute sagesse ? Sans cesse la mémoire d’Orchidée lui restituait, avec des alternances de ravissement et de confusion, la scène qui avait eu pour cadre le vestibule de l’hôpital.
Un soldat venait d’apporter une femme chinoise, à ce point terrifiée par les Boxers et ce qu’ils pourraient lui faire au cas où ils mettraient la main sur elle qu’elle avait choisi le suicide. Passant devant la porte ouverte de sa masure, le militaire, la voyant pendue à une poutre, s’était précipité pour la décrocher. Constatant qu’elle vivait encore mais incapable de la ranimer, il jugea plus prudent de s’en remettre au médecin. Or, le docteur Matignon venait d’être appelé d’urgence à la barricade du Fou. La désespérée fut confiée à Orchidée en attendant l’arrivée d’une infirmière plus compétente.
Se souvenant des leçons reçues au palais, celle-ci entreprit non sans peine de mettre la femme à genoux puis, la maintenant de son mieux, elle s’efforça de bourrer des tampons de coton dans sa bouche et dans ses narines. Elle en était à tenter d’assujettir le tout avec une bande à pansements quand une main vigoureuse l’arracha sans douceur à sa tâche et la rejeta en arrière si brutalement qu’elle perdit l’équilibre et s’étala sur le sol. En même temps, une voix indignée grondait :
— Vous n’êtes pas un peu folle ! Vous voulez tuer cette malheureuse ?
L’homme, un Européen, parlait un excellent chinois, ce qui n’atténua pas la colère d’Orchidée, furieuse que l’on s’interposât ainsi entre elle et la suicidée que, de bonne foi, elle s’efforçait de sauver.
— N’est-ce pas ainsi qu’il convient d’agir ? Une partie de son âme s’est déjà enfuie et il faut à tout prix empêcher que le reste ne s’en aille… On doit donc boucher les orifices et…
— Je n’ai jamais rien entendu d’aussi stupide !
Une infirmière, qui n’était autre que la baronne de Giers, femme du ministre russe, accourait. L’inconnu lui confia la malade que, grâce à Dieu, la thérapie d’Orchidée n’avait pas encore eu le temps de faire passer de vie à trépas. Ensuite, il se retourna vers la jeune fille qui se relevait avec une grimace de douleur. Le choc avait été rude. Presque aussitôt il sourit au jeune visage effaré :
— Veuillez m’excuser ! J’espère ne vous avoir pas fait trop mal ?
Il tendait les mains pour l’aider à se relever, mais Orchidée ne vit pas plus le geste qu’elle n’avait entendu les paroles. Bouche bée, stupéfaite, elle regardait cet étranger comme s’il était le premier homme qu’elle eût jamais vu. Il faut dire qu’il ne ressemblait à aucun autre : son teint était brun mais ses cheveux et sa moustache légère semblaient faits de copeaux d’or et il avait des yeux aussi bleus qu’un ciel d’été. Grand et bien bâti comme le révélait son inconvenant costume européen en toile blanche qui montrait toute la longueur des jambes au lieu de les cacher sous une robe, il paraissait l’homme le plus gai du monde et son sourire était irrésistible.
Comme la jeune Mandchoue ne voulait pas accepter son aide, il fronça le sourcil puis, se penchant, la prit sous les bras et la remit debout :
— Je crains vraiment de vous avoir fait mal.
— Pas du tout, je vous assure… J’ai seulement été très surprise… Mais comment connaissez-vous si bien notre langue ?
— Je l’ai apprise parce que je l’aime. Je m’appelle Édouard Blanchard et je suis secrétaire à la Légation de France. Ou plutôt… j’étais puisqu’il n’y a plus de Légation… Et vous, qui êtes-vous ?
— Je… je travaille ici. On m’appelle Orchidée… ma sœur Pivoine et moi sommes… des réfugiées.
— Je sais. J’ai entendu parler de vous.
Ce fut ainsi que tout commença. Ce qui eût été impossible, impensable, inouï entre une jeune Mandchoue de haute naissance et un Diable blanc, la guerre qui les rassemblait dans un quartier assiégé le rendait quasi naturel. Les murailles, les gardes, les armes, les coutumes et les traditions qui se dressaient entre eux, voilà qu’ils disparaissaient comme par magie pour laisser l’un en face de l’autre un jeune homme et une jeune fille en qui s’incarnait la perfection même de deux races que tout opposait. Si Orchidée fut éblouie, Édouard ne le fut pas moins. Les cotonnades d’un bleu délavé qui enveloppaient la jeune fille telle une feuille de papier le fait d’un bouquet de fleurs ne parvenaient pas à cacher l’éclat de sa beauté. Édouard pensa que si jamais femme méritait son nom, c’était bien cette exquise créature née dans l’arrière-boutique d’un marchand de soieries. Assez grande pour une Asiatique, elle portait avec l’assurance d’une altesse sa tête fine casquée de cheveux noirs et luisants comme une laque précieuse. Sa peau ambrée teintait de rose ses hautes pommettes vers lesquelles s’étiraient d’immenses prunelles sombres moirées d’or. Les lèvres charnues, rouges et pulpeuses s’entrouvraient sur de petites dents nacrées qui les rendaient plus attirantes encore.
Depuis qu’il était arrivé en Chine, deux ans plus tôt, le diplomate avait été présenté à quelques-unes des plus fameuses courtisanes de Pékin, presque toutes très belles. Pourtant, aucune de ces femmes peintes et couvertes de bijoux ne dégageait une sensualité aussi prenante que cette vierge de seize ou dix-sept ans qui, très certainement, n’en avait aucunement conscience, et, tandis qu’Orchidée emportait dans son pavillon en ruine l’image radieuse d’un « prince né du soleil lui-même », Édouard éprouvait beaucoup de difficultés à détacher sa pensée – et ses désirs, il faut bien l’avouer – de la plus étrange infirmière qu’il eût jamais rencontrée. Il en oubliait les misères quotidiennes et les drames que généraient continuellement leur commune condition d’assiégés.
Lorsque deux êtres ont tellement envie de se rejoindre, il est bien rare qu’ils n’y réussissent pas. Entre le pavillon anglais où campait le personnel de l’ambassade française et le logis des deux Manchoues, la distance n’était pas grande : un petit pont et des arbres. Parmi ceux-ci, un saule dont les branches miraculeusement épargnées par la mitraille retombaient gracieusement sur un canal de Jade définitivement privé de son romantisme par les détritus qu’il charriait, mais, quand l’amour est là, que représentent quelques fruits pourris et quelques trognons de choux ?
À la tombée de la nuit, noire, étouffante, pleine des fumées d’incendies et des odeurs de mort qui remplaçaient depuis des semaines le lourd parfum des lotus épanouis, Orchidée venait s’asseoir sous le saule et attendait… Lorsque Édouard n’était pas de garde aux barricades il la rejoignait et tous deux, se tenant par la main comme deux enfants, arrivaient à oublier, parce qu’ils étaient ensemble, qu’ils n’avaient peut-être plus beaucoup de temps à vivre, mais cette idée ne troublait guère la jeune fille, naturellement brave. Elle n’était pas éloignée d’y voir la conclusion logique d’un roman impossible et de ce qu’elle savait bien être une trahison envers l’Impératrice. Et puis, Édouard lui avait juré qu’il ne la laisserait pas tomber vivante aux mains des Boxers…
La situation des Légations s’aggravait, en effet, de jour en jour. Les décombres s’accumulaient, les morts et les blessés aussi que le manque de médicaments condamnait à plus ou moins longue échéance. Les vivres n’allaient pas tarder à se raréfier mais pour ces deux êtres qui venaient de se découvrir, seuls comptaient ces moments de douceur qu’ils passaient l’un près de l’autre sans que personne eût le mauvais goût de venir les déranger. Leur secret, bien sûr, était celui de Polichinelle pour les sept cents habitants forcés de l’ambassade anglaise, mais il ne serait venu à l’idée de personne de le salir d’une pensée grivoise ou simplement inconvenante. La beauté, la dignité de la jeune Mandchoue forçaient le respect. Quant à Édouard Blanchard, que tous estimaient, on le savait incapable d’abuser des sentiments d’une enfant perdue en plein rêve.
Pivoine aurait pu agir en trouble-fête mais, chose curieuse, la « Lanterne rouge » semblait s’efforcer de mettre le plus de distance possible entre elle et sa prétendue sœur. Dans la journée elles vaquaient ensemble à leurs tâches mais dès la fin du jour, Pivoine disparaissait et ne revenait qu’à l’aube, le plus souvent harassée avec des vêtements qu’elle se hâtait de changer et lavait dans la journée.
Ce manège intriguait naturellement Orchidée mais à ses questions l’autre se contentait de répondre par l’un de ces sourires hermétiques dont elle avait le secret et par un bref :
— Je t’ai dit que j’avais un plan, que cela te suffise !
— Ne devons-nous pas agir ensemble ?
— Quand tout sera prêt, je te préviendrai. Contente-toi de jouer les bonnes petites esclaves avec les Barbares…
— Comment oses-tu me parler sur ce ton ? As-tu oublié qui je suis ?
— Je n’oublie rien, sois sans crainte, fit Pivoine avec un sourire amer. Tu es une artiste pour en être arrivée à obtenir la confiance de ces gens. C’est d’un grand intérêt pour moi. Tu me sers de paravent en quelque sorte…
En fait, le lieutenant de Huang Lian-shengmu entendait bien accomplir seule la mission dont elle était chargée, rapporter elle-même le médaillon de jade et abandonner cette princesse Dou-Wan qu’elle haïssait à la fureur des Boxers quand ils envahiraient les retranchements étrangers, quitte, si celle-ci parvenait à s’en tirer vivante, à la dénoncer à la colère de Ts’eu-hi comme étant la maîtresse d’un Blanc.
Elle n’oubliait qu’une chose : Orchidée n’était pas stupide. En outre, l’enseignement des « Lanternes rouges » qu’elle possédait aussi bien que l’autre lui avait appris à suivre quelqu’un sans se faire voir. Aussi, justement inquiète de ce plan qu’on prétendait lui cacher, décida-t-elle, un soir où Édouard était de garde à une barricade, de se lancer sur les traces de Pivoine qu’elle surveillait depuis le crépuscule.
La croyant endormie, la Mandchoue quitta silencieusement le pavillon et s’enfonça dans le dédale des anciennes cours du Sou-wang-fou, l’antique palais du prince Sou. Légère et parfaitement impossible à entendre sur ses semelles de feutre, Orchidée vit que son guide involontaire se dirigeait vers la grande barricade d’entrée du Fou et, soudain, elle ne vit plus rien. Son cœur venait de manquer un battement quand elle distingua le reflet d’une chandelle : Pivoine était en train de s’enfoncer dans les caves d’une maison en ruine dont l’entrée fut facile à trouver. Guidée par la lueur et par les coups sourds qu’elle entendait à présent, Orchidée avança et comprit bientôt à quel ouvrage sa compagne travaillait nuit après nuit : à l’aide d’une pioche, elle démolissait un mur épais derrière lequel coulait un égout. De toute évidence elle cherchait à ouvrir un passage grâce auquel les Boxers pourraient envahir les Légations. Elle n’était pas au bout de ses peines ; de l’autre côté du ruisseau puant il y avait un autre mur mais, au-delà, on devait pouvoir déboucher en dehors des fortifications européennes.
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