Ce n’était pas la première fois que le policier voyait ce tableau dont la Presse avait donné des reproductions, mais plus il le regardait et moins il parvenait à en trouver la clef, ce qui ne laissait pas de l’irriter quelque peu : « Je dois être moins psychologue que je ne le croyais », pensa-t-il. Ou alors je vieillis…

La porte en s’ouvrant mit fin à sa rêverie et il eut l’impression que la femme du portrait venait de sortir de son cadre. Ce qu’il avait en face de lui ce n’était plus la jeune veuve méfiante, irritable et infiniment lasse que Pinson lui avait ramenée un matin de Marseille. C’était à nouveau une altesse consciente de son rang et que la longue robe mandchoue en satin noir brodé d’or remettait à sa vraie place. Tout comme lui-même :

— Bonsoir, Monsieur le Commissaire ! dit-elle de sa voix douce et chaude. Je ne m’attendais pas à votre visite… Voulez-vous prendre place ? ajouta-t-elle en désignant un fauteuil dans lequel il se carra comme si, tout à coup, il éprouvait le besoin de se sentir appuyé sur quelque chose de stable.

— Vous deviez bien vous attendre à avoir de mes nouvelles ? fit-il. À présent dites-moi tout !

— Tout quoi ?

— Ce qui s’est passé à l’hôpital. L’inspecteur Pinson…

— … qui me suivait.

— … qui vous suivait m’a raconté que vous avez pu voir la femme Mouret avant qu’elle ne meure.

— Elle est morte ?

— Juste au moment où j’arrivais à son chevet. Les gens de l’hôpital m’ont appris qu’elle vous avait dit quelques mots qu’ils n’ont pas compris d’ailleurs. Ce sont ces mots-là que je veux !

— Je n’ai pas compris mieux qu’eux. À part « la Chinoise » et l’intonation haineuse, je n’ai rien saisi d’intelligible si ce n’est peut-être le mot « tout », mais les gens qui s’efforçaient de la soigner en ont entendu autant que moi.

— Ils admettent qu’ils n’ont pas fait attention. Il y avait cette mourante qu’il fallait essayer de sauver et vous qui les gêniez.

— Je suis partie aussitôt et j’ai prévenu M. Pinson. Par contre, ce que j’aimerais savoir c’est qui est la femme âgée qui lui a rendu visite et, selon toute vraisemblance, apporté des chocolats ?

— Comment voulez-vous que je le sache ? On m’a parlé d’une vieille femme de petite taille, vêtue de noir et coiffée d’un fichu. Une infirmière m’a dit qu’elle avait l’accent corse. Maigre résultat comme vous voyez ! On en apprendra peut-être davantage en faisant analyser les chocolats qui restent dans la boîte. Une belle boîte d’ailleurs, en velours, mais dont on a gratté, à l’intérieur du couvercle, le nom du confiseur… À quoi pensez-vous ?

— Je me demande… Qu’est-ce que c’est l’accent corse ?

— En voilà une question ?

— Essayez d’y répondre ! J’aurai peut-être quelque chose à vous dire.

— Comme c’est facile !

Néanmoins, Langevin fit de son mieux pour donner à la jeune femme une idée de ce que cela pouvait être.

Pour la première fois, il l’entendit rire en abritant sa bouche derrière sa main comme le voulait le bon ton chinois. Conscient d’ailleurs d’avoir obtenu un effet assez comique, il ne s’en formalisa pas :

— Mes collègues marseillais s’en tireraient beaucoup mieux que moi, constata-t-il avec l’ombre d’un sourire. À présent, j’écoute ce que vous pourriez avoir à me dire ?

Orchidée s’exécuta et raconta l’agression dont elle avait été victime en sortant de la Salpêtrière et de quelle manière elle avait pu y échapper. Langevin l’écouta sans cacher son intérêt ni d’ailleurs sa stupeur quand elle expliqua comment elle s’y était prise pour récupérer sa liberté.

— Ne me dites pas que vous avez appris la boxe ? s’écria-t-il quand la jeune femme en eut terminé.

— Vous voulez dire avec les gros gants ? Oh non ! mais ceux que vous avez appelés les Boxers pratiquaient des exercices corporels, assez acrobatiques et puisés dans l’enseignement des bonzes serviteurs du Seigneur Bouddha, dont vous savez peut-être qu’il interdit de se servir des armes et d’anéantir toute vie, fût-ce celle d’un insecte…

— Vous ne prétendez pas me faire croire que les Boxers ne devaient pas tuer ? Qu’ont-ils fait alors ?

— Ils n’ont jamais été les serviteurs du Seigneur Bouddha, mais certains d’entre eux ont propagé cette méthode de lutte cependant que d’autres se faisaient initier à ce que les samouraïs japonais appellent le jiu-jitsu. Toutes les méthodes leur semblaient bonnes pour combattre les armes des étrangers et parvenir à les chasser de l’empire céleste, ajouta Orchidée d’une voix encore plus douce.

— Et vous avez appris cela ? fit le policier suffoqué. Est-ce donc normal chez vous pour une jeune dame de haute naissance ?

— Non, mais autrefois j’enviais la vie des jeunes hommes et notre divine impératrice s’en amusait. Elle m’a fait enseigner lorsque j’étais enfant. C’est une sorte de… gymnastique comme vous dites ici.

Il y eut un petit silence que le commissaire rompit au bout d’un instant en toussotant :

— Hum, hum !… vous ennuierait-il de me donner un petit échantillon de votre savoir-faire ?

Ce fut au tour d’Orchidée d’être surprise, voire un peu gênée :

— C’est que… je ne voudrais pas… vous offenser.

— Vous n’avez rien à craindre puisque c’est moi qui vous le demande, dit Langevin, intimement persuadé que cette exquise créature était en train de le mener en bateau et que le mieux était de la mettre au pied du mur.

— Dans ce cas, si vous voulez bien vous lever…

Elle en fit autant, s’inclina devant lui avec une grande politesse puis s’empara de son bras. L’instant suivant le commissaire principal Langevin, de la Sûreté Générale, se retrouvait étalé de tout son long sur le tapis sans avoir compris un instant ce qui venait de lui arriver. Penchée sur lui, Orchidée lui tendait une main secourable :

— J’espère que je ne vous ai pas fait mal ? s’inquiéta-t-elle avec une sollicitude qui n’était pas feinte bien qu’elle ne fût pas mécontente de lui montrer de quoi elle était capable.

Quelques secondes plus tard, réinstallé dans son fauteuil, il recevait de son charmant vainqueur un verre de vieux porto destiné à lui remettre tout à fait les idées en place et l’acceptait sans fausse honte :

— Mes félicitations bien sincères ! dit-il en levant son verre. Votre époux était-il au courant de vos… talents ?

— Oui. Cela l’amusait lui aussi mais je n’ai jamais voulu me mesurer avec lui. Il était très agile, très fort et il était mon seigneur !

Le respect qui vibrait dans sa voix n’était pas feint et le policier n’insista pas :

— Revenons à vos assaillants. Pourriez-vous me les décrire ?

— Il faisait déjà sombre. En outre, ils portaient des chapeaux à grands bords mais je peux essayer… Toujours est-il que c’est bien l’accent corse qu’ils avaient.

Tandis qu’elle s’efforçait à une description aussi exacte que possible, Langevin se sentait perdre pied. Une tribu corse à présent ! Comme s’il n’y avait pas assez, dans cette histoire, de la fameuse Pivoine, de ses Chinois et d’un couple de serviteurs qui, pour être défunts, n’en étaient pas moins sujets à caution ! Quel rapport pouvait-il y avoir entre tous ces gens ? En tout cas, une chose était certaine : la veuve de Blanchard était plus en danger encore qu’il ne le croyait et il en venait à éprouver quelque remords. Ne lui avait-il pas rendu une liberté pleine et entière afin qu’elle pût lui servir d’appât ? Même si elle était capable de se défendre – et elle venait de lui en administrer la preuve –, il supportait mal, à présent, l’idée qu’une femme aussi belle pût risquer de finir comme Gertrude Mouret ou, pis encore, comme Lucien :

— Je regrette, dit-il enfin, de vous avoir permis de revenir dans cet appartement. Vous n’y êtes pas en sécurité.

— J’y suis chez moi et c’est le seul endroit où je me trouve bien…

— Peut-être, mais vous y êtes seule. Où couche la gamine qui m’a ouvert la porte ? Près de vous ?

— Non. Au dernier étage comme tous les autres domestiques de la maison.

— De plus, elle ne serait pas d’un grand secours ! Je vais vous envoyer Pinson. Il est un peu encombrant mais vous trouverez bien un coin où le mettre. Sur ce canapé par exemple… à moins que vous ne préfériez quelqu’un d’autre ? Vous ne vous êtes jamais très bien entendus tous les deux ?

— Ni lui ni personne…

— Pourquoi ?

Les paupières de la jeune femme qu’elle tenait toujours à demi baissées se relevèrent et elle posa ses énormes yeux sombres moirés d’or sur ceux du commissaire qui eut l’impression de plonger dans un grand lac tranquille :

— Je ne suis pas sûre que vous puissiez comprendre.

— Essayez toujours ! fit Langevin vexé.

— C’est un peu difficile à expliquer… Je pense que, si je veux arriver à démasquer le meurtrier de mon mari, c’est ici que j’ai les meilleures chances… et seule !

S’il était une chose dont Langevin avait horreur, c’est que l’on mît en doute ses compétences et que l’on prétendît se substituer à lui :

— Vous êtes folle ! s’écria-t-il en oubliant totalement pourquoi il l’avait laissée rentrer. Retrouver un assassin c’est mon travail. Pas le vôtre ! Et si vous entendez concocter une petite vengeance à la mode de chez vous, je ne marche pas ! Il vous faut respecter les lois de ce pays. Si vous passez outre, vous vous mettrez dans votre tort.

— Ce qui veut dire ?

— Que si vous vous trouvez confrontée à l’assassin et le tuez comme vous y songez très certainement, vous devrez répondre de ce geste devant la Justice. Vous risquez d’être arrêtée…

— Cela m’est déjà arrivé. Je n’ai pas très peur.

— Ne me faites pas regretter de ne pas vous avoir fait mettre en prison dès le matin du crime !

Puis, voyant qu’il ne parvenait pas à l’ébranler, il changea de tactique :

— Madame, fit-il avec lassitude, je suis moins ignorant de ce qui touche la Chine que vous ne le pensez. Il m’est arrivé de lire des récits de voyageurs et aussi, parfois, des pensées ou même des poèmes. Il y a une phrase d’un de vos sages – par exemple, je ne saurais vous dire de qui elle est ! – que je n’ai jamais oubliée. Cet homme a écrit quelque part : « L’eau ne reste pas plus sur les montagnes que la vengeance sur un grand cœur… » et je vous crois un grand cœur.

— Je ne connaissais pas cette pensée, murmura Orchidée plutôt surprise d’une pareille érudition, mais je vais l’examiner…

— Ailleurs qu’ici ! Tenez, allez donc rejoindre ce vieux dragon de Générale ! Je préviendrai Marseille et vous serez protégée.

— J’ai dit que je réfléchirais, Monsieur le Commissaire. Laissez-m’en au moins le temps ! Et, ajouta-t-elle, puisque vous faites aux sages de mon pays l’honneur de les lire et de les apprécier, avez-vous déjà rencontré cet axiome de notre grand Confucius : « Savoir que l’on sait ce que l’on sait et savoir que l’on ne sait pas ce que l’on ne sait pas, voilà la sagesse… » ? Je vous souhaite une bonne nuit, Monsieur le Commissaire.

Une heure après son retour dans son bureau du quai des Orfèvres, Langevin cherchait encore à démêler le sens profond de cette maxime et surtout pourquoi la belle Mandchoue avait jugé bon de la lui servir. En se demandant toutefois si, par hasard, elle ne venait pas de se payer sa tête…

Ce soir-là, après le dîner – d’ailleurs excellent ! – qu’une Louisette raide de fierté et d’inquiétude dans sa robe noire et ses linons blancs empesés lui servit dans l’austère solitude de la salle à manger, Orchidée demanda qu’avant de remonter chez elle la jeune fille lui servît du thé dans le petit salon.

Pelotonnée comme un chat au fond d’un fauteuil crapaud capitonné de velours framboise, l’on dégusta sa boisson favorite à petites gorgées tout en regardant les flammes lécher les bûches et monter à l’assaut de la belle plaque de cheminée en fonte armoriée dénichée jadis par Édouard dans une vente de château. Elle avait toujours aimé le feu bien que, dans les palais de l’Empereur, il fût rarement en liberté. Le chauffage y était assuré par des fourneaux encastrés dans les murs et que l’on chargeait par l’extérieur mais l’on pouvait apercevoir les énormes braseros que les soldats allumaient sur les remparts et aussi les torches flambant par centaines lorsqu’il y avait fête. Les grandes cheminées européennes, où le bois léché par de longues langues rouges, bleues et or éclatait parfois en myriades d’étincelles, étaient l’une des habitudes occidentales qu’elle aimait.

Dans le silence de l’appartement, elle demeura longtemps immobile, le regard perdu, ses genoux ramenés contre elle et ses bras serrés sur sa poitrine, oubliant le temps, essayant aussi de recréer l’atmosphère des douces soirées de naguère. Il n’était pas rare, par les temps froids, qu’Édouard et elle passent de longues heures blottis l’un contre l’autre à écouter la chanson du feu assez tard dans la nuit. Ils laissaient la chaleur pénétrer leurs corps, les émouvoir et susciter en eux un désir qui n’avait jamais besoin d’être encouragé. Ils se mettaient alors à faire l’amour étendus sur le tapis après qu’Édouard, avec une lenteur exquise et exaspérante, eut dévêtu sa femme en comblant de baisers et de caresses chaque petit coin de peau qu’il découvrait. Il était un amant merveilleusement tendre, inventif et attentif, sachant retenir l’ardente conclusion jusqu’à ce qu’Orchidée, éperdue, l’oblige enfin à la combler. D’autres fois, c’était elle qui prenait l’initiative et jouait alors de ce corps viril avec une science que lui eût enviée la plus experte des courtisanes, mais il était normal, dans les palais de Ts’eu-hi, qu’une jeune fille apprît l’art délicat de satisfaire l’époux qu’on lui donnerait un jour.