Des larmes montèrent aux yeux de la solitaire en songeant que c’en était à jamais fini de ces jeux bouleversants et un peu pervers qu’elle goûtait dans les bras d’Édouard et qui les rejetaient finalement, épuisés et haletants, sur les vagues d’un tapis de soie froissée au milieu d’un archipel de vêtements épars. Jamais plus elle ne ressentirait d’émois aussi violents. Jamais plus elle ne retrouverait accord aussi parfait. Désormais il lui faudrait conjuguer le verbe aimer au passé.
Cependant, aidée par les larmes, la fatigue de cette rude journée revenait à l’assaut. Engourdie dans la chaleur qui l’enveloppait tout entière, Orchidée sentit ses muscles se détendre et, peu à peu, sans même s’en rendre compte, elle glissa dans un sommeil apaisant sans essayer un seul instant de s’en défendre. N’était-il pas le meilleur refuge des cœurs malheureux ?
— Réveille-toi !
La voix sèche, dure, impérieuse claqua comme un coup de fouet. Ramenée brutalement des fonds bienheureux d’un rêve où il lui semblait flotter dans une eau tiède et parfumée, Orchidée souleva péniblement ses paupières pesantes… et les referma aussitôt, persuadée qu’elle était en train de basculer dans un cauchemar. Alors, la voix commanda, encore plus rudement :
— Je t’ai dit de te réveiller ! Tu auras tout le loisir de dormir l’éternité lorsque j’en aurai fini avec toi…
Cette fois, les yeux de la jeune femme s’ouvrirent à la limite de la dilatation. Ce qu’elle voyait revêtait sans doute les couleurs d’un rêve maléfique ; malheureusement ce n’en était pas un : éclairée par les lueurs rouges du feu près de s’éteindre et par la lumière plus douce d’une petite lampe d’opaline placée sur la cheminée, Pivoine en personne se dressait devant elle, menaçante comme le cobra qui s’apprête à frapper. Le long vêtement noir qui l’enveloppait jusqu’à son visage triangulaire accentuait la ressemblance, et que ce costume fût européen n’y changeait rien : aux seules prunelles noires et obliques distillant une joie malfaisante, Orchidée eût reconnu, dans une foule, son ancienne compagne d’aventures. Cependant, elle possédait le don précieux de se réveiller d’un seul coup et de se trouver instantanément en possession de ses moyens. Ce qui lui permit de ne montrer ni peur ni surprise. Sans bouger de son fauteuil elle considéra l’intruse :
— Que fais-tu chez moi et comment es-tu entrée ?
— Je viens régler nos comptes et ceux de notre souveraine.
— Tu ne réponds qu’à une seule question et je répète : comment es-tu entrée ? fit Orchidée dont le regard avait déjà fait le tour de la pièce, notant la fermeture des fenêtres. Pivoine eut un sourire méprisant :
— Lorsque l’on veut pénétrer quelque part, ce n’est pas la nuit qu’il faut le faire. C’est beaucoup plus facile le jour. Il y a au moins sept heures que je suis ici.
— Sept heures ? – la pendule de la cheminée indiquait onze heures. Comment as-tu fait pour convaincre ma servante de t’ouvrir la porte ?
— Je suis entrée sans sa permission. Du fond d’une voiture, je t’ai vue partir escortée d’un homme de la police à bicyclette. Un moment plus tard, j’ai vu ta servante sortir avec un panier. Visiblement elle allait faire une course. Alors je suis entrée dans la maison.
— Le concierge t’a laissée passer ?
— Pourquoi pas ? Je lui ai dit que je me rendais chez la dame de Grandlieu. Ces voiles européens ont l’avantage de bien dissimuler un visage. Au surplus m’aurait-il reconnue que je savais le moyen de le faire taire. Je suis donc montée chez toi mais par l’escalier de service. La porte de la cuisine n’est pas de celles qui puissent m’opposer la moindre difficulté. Je suis donc entrée et j’ai visité ta demeure à mon aise. J’ai eu aussi tout le temps de me choisir une cachette convenable.
Mentalement, Orchidée fit à toute allure l’inventaire de son appartement, puis haussa les épaules :
— Je n’en vois qu’une : les grands placards de la penderie ! C’est le seul endroit où l’on puisse rester assez longtemps sans être incommodée.
— Bravo ! Tu comprends vite…
— Néanmoins, tu courais un risque puisque j’ai ouvert tout à l’heure l’une de ces armoires pour y prendre ma robe ?
— Rien à craindre ! Tu n’avais aucune raison d’ouvrir celle où se trouvent les ridicules défroques de ton barbare à cheveux jaunes ! Au surplus, si tu m’avais découverte, j’étais décidée à te tuer sur l’heure. Ce qui d’ailleurs ne m’arrangeait pas. Avant le plaisir de te voir mourir je compte que tu répondras à une question.
— Laquelle ?
— Je veux que tu me dises où se trouve l’agrafe de Kien-Long.
— Je ne l’ai pas. Ou plutôt je ne l’ai plus ! Je l’avais, en effet, volée pour le bonheur de la rendre à Ts’eu-hi ainsi que me l’ordonnait la lettre mensongère que tu m’as envoyée. Car c’est toi, bien sûr qui l’as écrite et non la « Mère sacrée du Lotus jaune »…
— Je suis la « Mère sacrée du Lotus jaune ». Notre divine souveraine a placé en moi tous ses espoirs.
— Félicitations ! Seulement il y a certaines choses que tu ignores. Par exemple, qu’étant arrivée à Marseille la veille du jour où tu m’attendais avec tes complices je t’ai vue à la gare, je t’ai même entendue donner tes ordres car j’ai pu approcher sans que tu le soupçonnes. Ensuite, je t’ai suivie jusqu’à ton repaire puis de nouveau à la gare…
— Sale petite garce ! C’est toi qui nous as vendus à la police de Marseille. Elle a envahi la maison, arrêté tout ce qu’elle a trouvé ! C’est une habitude chez toi de trahir les tiens, on dirait ?
— Les miens ? Je ne t’ai jamais considérée comme faisant partie des miens parce que je me suis toujours méfiée de toi. Quant à trahir, je n’ai rien à t’apprendre sur ce point. N’as-tu pas, toi la première, forfait à ta parole – puisque la lettre était de toi – en assassinant mon mari et en m’attirant dans un piège mortel ?
— Sur ce dernier point tu as raison, mais pas sur le premier : ce n’est pas moi qui ai tué ton époux.
— Pourquoi te croirais-je ? La police pense que le meurtre horrible de Lucien notre valet est ton œuvre. Sans doute était-il ton complice ?
— Cela aurait pu se faire, mais si j’avais eu à me débarrasser d’un acolyte quelconque je l’aurais abattu tout simplement et sans lui poser de questions. Or j’avais des questions à poser.
— On s’en est rendu compte. Tu l’as torturé ?
— Un peu, oui… Je voulais savoir le nom du meurtrier.
— En quoi est-ce que cela t’intéressait ?
— En ce que, justement, ces gens sont venus se mêler de ce qui ne les regardait pas. Ils ont d’ailleurs fait échouer mon plan en t’obligeant à fuir plus tôt que prévu et après t’être emparée de l’agrafe. Je dois dire que le bonhomme était plus coriace que je ne le pensais. J’ai eu beaucoup de mal à le faire parler.
— Si tu veux que je te croie, apprends-moi qui a tué celui que j’aimais !
— Pour quoi faire ? Tu n’auras pas le temps d’en tirer vengeance puisque tu vas mourir. Sache seulement que tu aurais eu à chercher du côté d’une cité que l’on appelle Nice. Et si je te dis cela, ce n’est pas pour te faire plaisir mais pour qu’au moment de mourir tu connaisses la douleur de l’impuissance et le regret de savoir que l’âme de ton barbare – en admettant qu’il en ait une ! – errera éternellement insatisfaite puisque justice ne lui aura pas été rendue.
Tandis que Pivoine distillait son venin, Orchidée, dans son fauteuil, changeait peu à peu de position, laissait redescendre ses jambes et allongeait ses bras pour pouvoir bondir plus aisément si l’autre s’approchait d’elle. En dépit de la cruauté qui s’étalait sur le visage de son ennemie qu’elle éclairait d’une lumière mauvaise, elle n’avait pas peur. Le combat était toujours préférable à l’attente et elle se savait, sur ce plan, aussi habile et aussi rusée que ce démon femelle en qui elle se refusait à voir une sœur de race.
— Bien ! soupira-t-elle. À présent de quoi parlons-nous ? De la façon dont tu comptes me tuer ?
— Pas encore ! D’abord je veux l’agrafe : elle m’assurera gloire et honneur lorsque je l’apporterai solennellement à Ts’eu-hi et j’en serai récompensée en devenant l’épouse de ton fiancé.
Orchidée éclata de rire. Elle se sentait tout à coup l’âme légère et le cœur en paix comme il arrive parfois lorsque l’on sait que les instants vous sont comptés. Aller rejoindre son mari bien-aimé auprès des Sources Jaunes n’était pas une idée déplaisante, bien au contraire : elle y avait pensé plus d’une fois.
— Pourquoi ris-tu ? demanda Pivoine.
— C’est ta naïveté qui m’amuse. Tu n’es pas née près du trône et ce n’est pas parce que tu rapporteras un bijou que l’on te permettra de lier ton sang à celui des empereurs. Quant à l’agrafe, je t’ai dit que je ne l’avais plus. J’ai dû la rendre à la Police et, si tu la veux, tu n’as qu’à traverser la rue et demander poliment au concierge du musée de te la remettre. J’avoue d’ailleurs ne pas comprendre pourquoi tu ne l’as pas prise toi-même au lieu de t’adresser à moi puisque tu en attendais un si beau résultat ?
— Tu ne comprends pas ? C’est pourtant limpide : mon triomphe eût été complet si, rapportant un objet que Ts’eu-hi souhaite ardemment revoir, je l’accompagnais de ta tête.
— Ma… tête ?
— Mais oui, ta tête ! soigneusement tranchée et embaumée ! C’est le sort enviable que je lui réservais… que je lui réserve toujours d’ailleurs !
L’image évoquée était affreuse. Pourtant Orchidée la dédaigna. Sa fierté refusait de se laisser atteindre par un procédé propre à terrifier un enfant ou une âme faible. Cette fois, elle se contenta de sourire avec mépris :
— Tu auras du mal à la prendre si c’est ce que tu médites. Où est ta hache ? Où est le valet de bourreau qui tirera sur ma chevelure pour me tenir le cou droit tandis que tu frapperas ?
— Ne te soucie pas de ce détail. Il est bien certain que ce n’est pas ainsi que tu vas mourir. Eu égard à ton rang de princesse et à ton sang illustre, j’ai reçu mission de t’offrir les Cadeaux Précieux au nom de notre Impératrice.
En dépit de sa bravoure, Orchidée ne put retenir un frisson. Dans les mains gantées de noir de la Mandchoue deux objets venaient d’apparaître : un petit flacon émaillé de bleu et une cordelette de soie jaune. Deux objets dont elle connaissait parfaitement la signification : lorsque l’Empereur ordonnait la mort d’un dignitaire ou d’un noble et lui faisait la grâce de lui épargner la honte de l’exécution publique, le coupable était invité à se donner la mort par pendaison ou par le poison. S’il ne s’exécutait pas il était irrémédiablement déshonoré et ne gagnait que quelques heures, car une escouade de gardes venait en général se charger de la besogne.
— Choisis ! dit Pivoine.
Il fallut à Orchidée beaucoup d’empire sur elle-même pour ne pas montrer à quel point la vue de ces objets l’atteignait. Cela signifiait-il que Ts’eu-hi lui faisait savoir sa volonté et que cette volonté la condamnait ? Ne pas accepter le choix, c’était s’avilir elle-même et à jamais à ses propres yeux. C’était aussi jeter l’opprobre sur la mémoire sacrée de ses ancêtres… et cette misérable dont les yeux avides l’observaient le savait bien.
Lentement, d’un mouvement quasi automatique comme en provoque une transe, elle se leva pour s’incliner, ainsi que l’exigeait le rite, devant des présents de la souveraine. Elle allait peut-être tendre la main vers la fiole bleue quand une idée lui vint déclenchant un sursaut de l’obscur besoin de vivre qu’elle portait en elle à son insu et secouant des siècles de traditions d’obéissance aveugle :
— Où est la sentence de mort ? demanda-t-elle. Si Ts’eu-hi elle-même m’envoie les Cadeaux Précieux, ils doivent être accompagnés d’un ordre de sa main.
— Ce n’est pas la coutume.
— Pour n’importe quel noble, peut-être, mais moi je suis de « sa » famille. Montre-moi une « invitation » à user de ces objets signée de sa main et je m’exécuterai. Souviens-toi seulement que je connais son écriture !
— Non seulement tu es une traîtresse mais tu es lâche ! cracha l’autre.
— Pourquoi ? Parce que je refuse de tomber dans ton piège ? Fabriquer une tresse de soie jaune est à la portée de n’importe qui. Quant au poison, je suis persuadée que tu en as toujours une petite réserve… Remporte tes prétendus Cadeaux Précieux ! Tu n’es pas d’assez haut rang pour te permettre de décider la mort d’une femme du mien.
Tout en parlant, Orchidée reculait imperceptiblement vers la cheminée afin d’y prendre, pour s’en faire une arme et la lancer sur son ennemie, une bûche longue dont une extrémité seulement était enflammée. Elle n’en eut pas le temps. Déjà Pivoine, lâchant le lacet et le flacon, tirait de sa poche un revolver – celui d’Orchidée qu’elle avait dû trouver en fouillant sa chambre – et le braquait sur la jeune femme :
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