— C’est la première fois que vous venez ? demanda Lartigue.

— Non mais il me semble ce matin que c’est encore plus beau. Je ne saurais vous dire pourquoi.

— Oh ! c’est assez simple si vous me permettez de traduire : vous venez de subir des moments cruels et, en outre, vous avez échappé récemment à un grand danger. Or, vous êtes jeune, belle et pleine de vitalité, ce dont peut-être vous ne vous doutiez plus ? La Côte d’Azur et sa lumière viennent de vous en faire souvenir.

— Vous avez sans doute raison.

— J’ai sûrement raison et c’est pourquoi je m’autorise à risquer un conseil : quand nous serons arrivés, accordez-vous au moins quelques jours de détente, de repos et de flânerie avant de vous lancer dans l’aventure périlleuse que vous projetez… Non, ne m’interrompez pas : je suis certain de ne pas me tromper. Et… je vous en prie, promettez-moi que vous allez vivre un petit moment de vacances. Vous en avez vraiment besoin.

— Pourquoi voulez-vous que je promette ?

— Mais parce qu’il m’est impossible de vous surveiller continuellement, que j’ai des affaires à régler là-bas… et que le Carnaval commence bientôt. Oubliez un moment Mme Blanchard ! La baronne Arnold ne doit pas se comporter de la même manière.

Il semblait tellement inquiet tout à coup qu’Orchidée se sentit touchée. En outre elle admettait volontiers son point de vue. D’autant plus qu’il lui fallait découvrir une ville nouvelle et y dépister son gibier ; ce qui ne pouvait se faire en cinq minutes.

— Je vous le promets ! dit-elle.

— Merci. Me voilà soulagé d’un grand poids ? Voulez-vous encore un peu de thé ?


Devant la gare de Nice, les omnibus et chariots de bagages des principaux hôtels attendaient. Lartigue dirigea la fausse baronne vers celui de l’Excelsior Regina où un personnel aussi respectueux que stylé s’empressa autour d’elle. Comme elle allait y monter, Robert Lartigue se découvrit :

— J’irai vous saluer cet après-midi pour voir si vous êtes bien installée.

— Vous ne m’accompagnez pas ?

— À mon grand regret mais mon journal n’est pas assez fastueux pour m’offrir le séjour d’un palace. Bien inutile, d’ailleurs : j’ai un cousin qui habite la vieille ville. Vous songerez à votre promesse ?

— Une promesse est une promesse ! Venez dîner avec moi ce soir !

— Pas ce soir ! Merci baronne !

En fait, Orchidée se trouvait tout à fait satisfaite d’échapper au moins un peu à la surveillance du journaliste malgré l’amitié qu’il lui inspirait. Difficile de jouer le rôle qu’elle s’assignait sous l’œil méfiant d’un homme aussi habile que lui ! En revanche, elle fut beaucoup moins enchantée en voyant le cortège qui s’approchait de l’omnibus : soutenu d’un côté par Igor et de l’autre par l’un des voituriers, le prince Kholanchine, raide comme une planche et l’œil franchement glauque, vint prendre place en face d’elle. De toute évidence ils descendaient dans le même établissement et elle n’était pas près de se voir débarrassée du Russe.


Plusieurs caravansérails s’étalaient au sommet de la douce colline de Cimiez au pied de laquelle Nice égrenait ses vieux quartiers roses, ses jardins et ses villas somptueuses tout au long de l’arc splendide de la Baie des Anges. Ils écrasaient de leur masse les vergers d’orangers, le cloître empli de rosiers d’un petit couvent veillant sur les croix blanches du cimetière et quelques vestiges romains, envahis de ronces et de lierre, qui s’efforçaient de rappeler qu’à cet endroit vivait jadis une cité riche et bénie des dieux où il arrivait que les césars vinssent prendre quelques vacances…

L’Excelsior Regina était le plus formidable de ces bastions du tourisme mondain. Sa gigantesque barrière de pierres blanches tenait le milieu entre le palais d’un maharajah névrosé et la Chambre des lords avec, ici et là, une touche italianisante destinée à rappeler que son architecte, Biasini, était né pas bien loin. Ainsi, outre une coupole et des terrasses, la superstructure alignait des flèches et des toits de pavillons en ardoise rappelant le défunt pavillon central du palais des Tuileries.

Pour les Anglais, le Regina représentait un monument historique, sanctifié depuis son ouverture par la présence auguste de la reine Victoria – d’où son nom ! – qui débarquait alors pour six semaines hivernales avec une suite de cinquante personnes plus ses chevaux, ses voitures, son âne favori Jacquot et ses meubles. En effet, la reine, bien que voyageant incognito, ne se supportait que dans un mobilier directement exporté d’Osborne et de Balmoral sans oublier le linge et la vaisselle armoriée qui achevaient de rendre illusoire un incognito auquel personne ne croyait.

Depuis sa mort la direction de l’hôtel ne voyait plus paraître le « cirque » royal, le nouveau roi Édouard VII préférant Cannes à Nice. Elle se rattrapait avec les innombrables Anglais venus en pèlerinage dans ce qu’ils n’hésitaient pas à considérer comme une annexe de la Couronne. Aussi le service y était-il un rien solennel et l’atmosphère essentiellement reposante, l’agitation et l’exubérance y faisant figure de graves fautes de goût.

Pour sa part, Orchidée se déclara satisfaite d’une ambiance à la fois noble et raffinée qui, dans un décor totalement différent, trouvait le moyen de lui rappeler un peu les palais de Pékin. Cela tenait peut-être un peu aux superbes jardins du palace. Par contre, elle suivit d’un œil amusé l’entrée du prince Kholanchine dont elle avait expérimenté par deux fois la débordante vitalité.

Tandis que le directeur l’escortait vers sa chambre accompagné d’une femme de chambre, elle ne put s’empêcher de demander :

— C’est la première fois que vous recevez le prince Grigori ?

— Non, Madame la Baronne. Son Excellence nous a déjà fait l’honneur de deux séjours et nous sommes prêts à faire face à toute éventualité. Nous lui réservons toujours un appartement éloigné de ceux des personnes trop sensibles au bruit et d’ailleurs convenablement calfeutré… Je comprends fort bien le sens de sa question : elle ne sera dérangée en rien…

— Je vous remercie, fit-elle avec un sourire qui acheva de lui conquérir l’admiration de cet homme. J’avoue qu’ayant voyagé dans le même wagon…

— Mon Dieu ! soupira-t-il en levant les yeux au plafond.

Situé au second étage, l’appartement dont il ouvrait la porte se composait d’une chambre et d’un salon, tous deux tendus de damas bleu avec un lit Louis XVI et des meubles laqués gris Trianon. Par les fenêtres ouvertes le soleil entrait à flots et l’on découvrait un merveilleux panorama de verdure, de toits roses et de blanches terrasses au-delà duquel l’azur du ciel rejoignait celui plus profond de la mer. Orchidée se déclara satisfaite de son nouveau logis ainsi que de la femme de chambre mise à sa disposition. Devant l’air inquiet du directeur en constatant que cette grande dame voyageait seule, elle s’était résignée à déclarer que sa propre camériste était malade et la rejoindrait plus tard.

Durant quelques jours, Orchidée observa scrupuleusement la promesse faite à Lartigue. Sans peine aucune, d’ailleurs, bien au contraire. Le journaliste s’était montré sage et perspicace en insistant pour qu’elle s’accorde ce temps de repos et de réflexion : elle en avait vraiment besoin et, avant de replonger dans les eaux troubles d’une affaire criminelle où son cœur et son avenir se trouvaient si gravement engagés, il était doux de se laisser vivre dans la calme sérénité d’un paysage dessiné tout exprès pour le farniente et les joies paisibles de l’existence.

Une sérénité qui n’allait sans doute pas durer longtemps. Le « dimanche gras » approchait et avec lui l’ouverture d’un carnaval qui faisait courir une bonne moitié de l’Europe, l’autre partie choisissant plutôt Venise. L’Excelsior Regina, pas encore au complet lors de l’arrivée de la jeune femme, se remplissait de jour en jour. Chaque matin les voitures de l’hôtel remontaient de la gare leur contingent de gentlemen habillés à Bond Street, d’évanescentes ladies harnachées de longs sautoirs en perles qui tintaient à chacun de leur pas, d’Américaines rieuses et pleines d’entrain devant qui craquait un peu le vernis victorien du palace, sans compter un authentique maharajah, le prince de Pudukota, qui se coiffait plus volontiers d’un canotier que de son turban, mais dont les joyaux réduisirent vite à l’état de colifichets les bijoux des belles Bostoniennes ou New-Yorkaises et ceux nettement moins « vivants » de la gentry anglaise : sur le souverain hindou chaque pierre – il possédait des rubis sublimes ! – semblait issue de sa propre chair avec tout ce que cela comportait de vitalité. Sur les décolletés souvent un peu maigres des sujettes d’Édouard VII ils avaient l’air d’être exposés dans la vitrine d’un bijoutier.

Au milieu de tout ce monde, Orchidée, dans ses toilettes blanches, passait comme un cygne tellement altier qu’aucun homme n’osait l’approcher. Le seul qui s’y risqua – l’héritier d’un empire américain bâti sur la conserve – reçut en plein visage un regard si glacé et un sourire à ce point dédaigneux qu’il se garda bien de revenir à la charge en dépit d’un toupet puisé tout entier dans une détestable éducation. Il fut vite évident pour tous que « la dame en blanc », ainsi qu’on la surnomma aussitôt, ne souhaitait se lier avec personne. Le seul capable d’une si folle témérité demeurait invisible : trois jours après son arrivée le prince Grigori n’avait toujours pas fait surface mais chaque matin les femmes de ménage sortaient de son appartement une quantité de bouteilles vides. Un après-midi, Orchidée qui prenait le thé dans le jardin d’hiver entendit le directeur confier à son adjoint :

— Je me demande ce qu’il est venu faire chez nous ? Depuis la visite, peu après son arrivée, de cet homme mal habillé, il n’a pas mis le nez dehors.

La jeune femme en conclut que les affaires sentimentales du prince ne devaient pas s’arranger et si elle lui accorda une certaine compassion, elle s’avoua plutôt satisfaite de ne pas le voir tourner autour d’elle comme elle le craignait. Quant à Lartigue, venu en coup de vent s’assurer qu’elle se trouvait bien installée, il s’éclipsa lui aussi sans donner de raisons précises, laissant ainsi la jeune femme dans son superbe isolement.

Libre d’elle-même, la fausse baronne put organiser son temps à sa convenance : elle se levait tôt, prenait son petit déjeuner devant une fenêtre ouverte, puis vaquait à une minutieuse toilette et enfin, vêtue d’un tailleur à jupe courte en flanelle blanche, chaussée de bottines à talons plats et abritant d’une large ombrelle en taffetas sa tête enveloppée de mousseline, elle faisait une promenade à pied dans les environs de l’hôtel.

Pas entièrement gratuite cette promenade ! Certes, on put voir la jeune femme errer dans les ruines antiques, aux abords du petit couvent et dans les chemins plantés de cyprès, de pins parasols et de myrtes mais ces excursions apparemment dictées par le hasard avaient un but, et très précis : découvrir la propriété des Blanchard dont elle ne savait que deux choses : elle se trouvait à Cimiez et s’appelait « villa Ségurane ».

Il eût été facile d’en demander l’adresse à l’hôtel ou même au notaire avant de partir mais les événements s’étaient chargés d’enseigner la méfiance à la jeune veuve. Quant au commissaire Langevin ou même à Lartigue, il n’était pas question d’aborder le sujet avec eux pour des raisons évidentes. Aussi, après s’être munie, auprès du portier de l’hôtel, d’un plan de Nice et de ses abords, jugea-t-elle plus simple de se mettre en campagne.

Ce fut le quatrième jour qu’au bout d’un chemin planté d’eucalyptus elle découvrit, sur l’un des piliers encadrant une belle grille ouvragée, le nom qu’elle cherchait. Le cœur, à cet instant, lui battit un peu plus vite : là vivait l’homme qu’elle s’était juré d’abattre de ses mains. Elle approchait enfin le but de son voyage et se mit à examiner les alentours avec attention. Des murs élevés filaient de chaque côté des piliers, escaladant un sol capricieux et se perdant sous les branches basses de vieux pins tordus par le mistral. Après réflexion, elle choisit de longer celui qui suivait une pente montante et, soudain, parvenue sur une petite éminence dont le sommet arrivait presque à la hauteur du mur, elle put apercevoir la maison par une échappée entre de grands mimosas couverts de leurs boules jaunes dont le parfum s’exhalait jusqu’à elle.

C’était, sur une terrasse ornée d’orangers en caisse, une sorte de grande villa italienne avec un toit plat bordé de balustres à laquelle on avait jugé bon d’ajouter deux tourelles à poivrières de part et d’autre d’une énorme serre en vitraux de couleur qui formait une excroissance tout à fait incongrue sur l’un des flancs de là maison, lui ôtant ainsi toute chance de jamais prétendre à l’harmonie.