— Je ne sais pas ce que vous en pensez mais il y a vraiment des architectes qui font n’importe quoi ! déclara une voix venue d’en haut.

Levant la tête, elle vit Robert Lartigue installé sur une grosse branche et qui, armé d’une paire de jumelles, observait la villa Ségurane.

— Que faites-vous là ?

— Exactement la même chose que vous, ma chère : je regarde, je m’instruis… Ça fait même deux jours que je m’instruis et j’avoue que je vous attendais plus tôt.

— Vous saviez que je viendrais ?

— Bien entendu. Je croyais même que vous rappliqueriez dès le lendemain de votre arrivée.

— Encore aurait-il fallu connaître l’adresse ! Et je vous avais promis de ne pas bouger.

— Faire une promenade n’est pas contraire au repos. Quant à l’adresse vous n’aviez qu’à me la demander.

— Vous me l’auriez donnée ?

Le rire de Lartigue fusa à travers les branches :

— Bien sûr que non ! Je tenais à déblayer un peu le paysage. Cela m’a permis d’apprendre pas mal de choses…

— Quoi, par exemple ?

— Que votre beau-père est fort malade et ne quitte sa chambre que dans l’après-midi pour une chaise longue que l’on installe sur la terrasse. Au fait, est-ce que vous savez monter aux arbres ?

— Je savais très bien lorsque j’étais en Chine. Quoi que vous en pensiez cela pouvait, dans certaines circonstances, faire partie de l’éducation d’une princesse.

— Alors venez donc me rejoindre ! Il n’y a personne en vue et je vais à votre rencontre.

Avec son aide vigoureuse Orchidée se retrouva bientôt assise devant lui sur la grosse branche qu’il n’avait quittée qu’un instant. L’ombrelle était plantée un peu plus haut dans le cœur de l’arbre et les deux observateurs se trouvaient complètement cachés à tout promeneur qui n’aurait pas l’idée de regarder en l’air. Lartigue mit ses jumelles dans les mains de sa compagne :

— Tenez ! Regardez un peu, au premier étage, la troisième fenêtre en partant de la gauche. Elle est ouverte et l’on peut voir un pan de rideau blanc qui bouge. Si vous observez attentivement le fond de la pièce juste au-dessus de ce bout de tissu, vous apercevrez un visage d’homme barbu.

Orchidée s’efforça de régler l’instrument de façon à voir l’intérieur de la maison mais juste à ce moment une figure de femme s’interposa et elle baissa un instant les jumelles : en effet, sortant de la pièce une dame à cheveux gris vêtue d’une robe de soie noire à guimpe blanche venait d’apparaître sur le large balcon qui prolongeait la porte-fenêtre.

— Je gage que voici ma belle-mère ? murmura-t-elle d’une voix qui s’altéra malgré elle.

— Si vous parlez de celle qui vient de mettre le nez dehors c’est bien elle. La mère de votre époux, autrement dit.

— Elle ne lui ressemble pas ! fit Orchidée sèchement.

Aucune comparaison possible, en effet – sinon la taille élevée –, entre le blond et charmant Édouard et cette femme puissante au profil impérieux dont on devinait qu’elle n’avait qu’à paraître pour s’emparer de tout théâtre humain avec une implacable efficacité.

Cela n’avait d’ailleurs rien d’étonnant pour qui savait la vérité. Encore belle au demeurant !

Le journaliste ne releva pas la remarque. Il avait repris les jumelles mais ce fut pour les remettre à son épaule :

— Je crois que nous pouvons redescendre, dit-il. Je sais à présent tout ce que je voulais savoir.

— Vous peut-être mais je ne suis pas dans le même cas. Ainsi je n’ai pas aperçu Étienne Blanchard, mon beau-frère ?

— Et vous ne l’apercevrez pas. Il est absent…

— Absent ? Où est-il allé ?

— En Italie mais où, je ne sais pas exactement.

— Comment avez-vous pu apprendre cela ?

Lartigue haussa les épaules et entreprit d’aider sa compagne à quitter la branche :

— Savoir où et à qui poser les bonnes questions, c’est l’a b c du métier. On obtient de grandes choses avec un billet de banque. Quant à Étienne, il paraît qu’il s’éclipse de temps en temps – et même assez souvent – sans prendre la peine de dire où il va. Lui et sa mère ne s’entendent pas au mieux…

La déception était sévère pour Orchidée. En venant à Nice, elle n’imaginait pas un seul instant qu’elle pût ne pas trouver son gibier au repaire. D’après Édouard, ses parents étaient d’humeur plutôt casanière et son frère quittait rarement la propriété paternelle où il se livrait à des études d’horticulture et à des études sur les essences de fleurs qui, d’après ce qu’elle avait pu comprendre, lui servaient surtout d’alibi pour mener l’agréable existence d’un fils de famille riche. Où le trouver à présent ?

Le plan qu’Orchidée s’était assigné envers le meurtrier offrait l’avantage d’une grande simplicité : elle voulait approcher Étienne Blanchard, s’arranger pour obtenir de lui un rendez-vous dans un endroit un peu écarté ou même simplement chez lui et l’abattre sans autre forme de procès. Ensuite, elle ferait de son mieux pour échapper à la police et gagner un port – Gênes par exemple ! – d’où elle pourrait s’embarquer sinon directement pour la Chine, du moins en direction de l’Extrême-Orient. Si elle n’y parvenait pas, eh bien il lui resterait à subir le sort que la justice française lui réserverait !

Tandis que tous deux reprenaient en silence le chemin de l’hôtel, Lartigue observait sa compagne. Elle marchait lentement, les yeux fixés sur les bouts pointus de ses souliers, sans plus s’intéresser à ce qui se passait autour d’elle et remâchant visiblement de sombres pensées.

— Êtes-vous donc si pressée de commettre une folie ? demanda-t-il avec beaucoup de douceur.

Elle tressaillit et tourna vers lui son visage en replaçant la mousseline blanche qui glissait :

— Que voulez-vous dire ? De quelle folie parlez-vous ?

— De celle qui vous a conduite jusqu’ici et que je voudrais vous empêcher de réaliser. Vous appartenez à un peuple qui ne pardonne pas les offenses et, en outre, vous êtes de sang impérial. L’homme qui a tué celui que vous aimiez n’est rien pour vous qu’une bête nuisible et vous n’entendez pas vous encombrer des finasseries de la justice ou des enquêtes plus ou moins tortueuses de la police. Vous êtes décidée à faire payer à Étienne Blanchard le prix du sang… quelles qu’en soient les conséquences. Je me trompe ?

Orchidée ne répondit pas et détourna la tête. Lartigue ne vit plus qu’un profil hautain et de longues paupières à demi baissées.

— Pourquoi croyez-vous que je m’attache à vos pas ? demanda le journaliste.

— Vous me l’avez dit : Antoine vous a demandé de me protéger… et puis je suppose que vous ne seriez pas fâché d’obtenir une information sensationnelle ? Je sais que votre métier vous tient beaucoup à cœur.

Lartigue fronça les sourcils tandis que sa figure faussement angélique s’empourprait :

— Je devrais me fâcher pour ce jugement que je ne mérite pas. S’il est une chose que je place au-dessus de mon journal, c’est l’amitié. De plus j’ai horreur du gâchis et le pire serait de vous laisser vous jeter en aveugle dans une aventure où vous risquez d’être à jamais brisée.

— Je le suis déjà.

— Ce n’est pas vrai mais vous considéreriez comme indigne de vous d’avouer que vous n’avez aucune envie d’aller croupir au fond d’une prison et que vous tenez à la vie. Quant à ce que je suis venu faire ici, je vais vous le dire : mener mon enquête afin de faire arrêter l’assassin avant que vous ne l’exécutiez. Alors, même si je savais où est Étienne Blanchard, je ne vous le dirais pas.

— Je n’ai pas l’intention de lui courir après. Il reviendra bien un jour ou l’autre. J’attendrai le temps qu’il faudra… ce que vous ne sauriez faire, mon ami. Votre journal vous rappellera bien un jour ou l’autre ?

— N’en soyez pas trop sûre ! Il m’est arrivé de faire de très longues enquêtes. En outre…

La main de la jeune femme, en se posant sur son bras, coupa court à la furieuse diatribe dans laquelle il se lançait :

— Taisez-vous ! Si nous continuons ainsi nous allons nous disputer et je n’en ai pas envie. Je n’oublie pas ce que je vous dois et je vous demande pardon si je vous ai blessé. Faites comme vous l’entendez ! Je ne vous en empêcherai pas mais sachez seulement ceci : je ne laisserai pas ce misérable jouir de la vie. Ou la justice me donnera sa tête ou je la prendrai. Et je n’ai pas l’intention de patienter longtemps.

— D’accord ! Dans ce cas, je vous propose un pacte : vous me direz tout ce que vous savez de cette affaire et je vous tiendrai au courant de mon côté.

— Alors commençons tout de suite ! Où est Étienne Blanchard ?

— Je n’en sais rien, parole d’honneur ! Peut-être à San Remo ou à Bordighera, et j’ai l’intention d’aller y faire un tour après avoir bu un dernier verre avec quelqu’un qui pourrait peut-être me renseigner. En attendant je vous invite à déjeuner.

Orchidée se mit à rire :

— Ne renversez pas les rôles ! Nous arrivons au Regina : c’est moi qui vous invite.

— À manger de la cuisine de palace ? Jamais de la vie ! Moi je vais vous emmener au port de la Lympia manger une bouillabaisse et des artichauts à la barigoule sur une nappe à carreaux et boire du vin de Cassis dans de gros verres…

Avant qu’elle eût trouvé quelque chose à objecter, il hélait une calèche qui redescendait à vide vers le centre de la ville et y fit monter la jeune femme en la poussant même un peu.

— On dirait un enlèvement ? fit-elle amusée. Vous voilà bien pressé, tout à coup ?

— Je suis très pressé quand j’ai faim, déclara-t-il en ouvrant lui-même l’ombrelle de taffetas et en la plaçant, avec une apparente maladresse, de façon à cacher leurs visages. En même temps, Orchidée entendit quelqu’un qui, dans le voisinage, sifflait vigoureusement le Temps des cerises. Elle comprit alors la soudaine précipitation du journaliste : perché sur un vélo, l’inspecteur Pinson, pédalant vigoureusement, gravissait la côte de Cimiez. Il passa près d’eux sans les remarquer.

— Qu’est-ce qu’il vient faire ici ? souffla Orchidée.

— Chercher un petit supplément d’enquête ! Je vous l’ai déjà dit : ce serait une grave erreur de prendre le commissaire Langevin pour un imbécile.

— Vous croyez qu’il est là, lui aussi ?

— Pas encore peut-être mais Pinson constitue une avant-garde suffisamment explicite. Raison de plus pour que vous – et il appuya sur le mot – vous teniez tranquille !…

CHAPITRE X

UN DÎNER AU CASINO…

— Il doit être dans le jardin. Voulez-vous que je vous accompagne ?

Orchidée sourit à l’infirmière entre deux âges qui se proposait si aimablement :

— Merci ! Je pense que je trouverai seule.

Lentement elle marcha dans les allées sablées encadrées de palmiers, de lauriers et de mimosas où des bancs étaient disposés pour le repos des malades. C’était l’heure des visites et il y avait pas mal de monde mais elle aperçut vite celui qu’elle cherchait. Il était assis un peu à l’écart près d’un massif de genêts, ses béquilles posées auprès de lui. Un livre était ouvert sur ses genoux et pourtant il ne lisait pas. Comme lorsque l’on poursuit un songe, ses yeux fixaient sans le voir un point de verdure de l’autre côté de l’allée. N’attendant sans doute aucune visite, il ne s’intéressait pas aux quelques personnes qui arrivaient en même temps qu’Orchidée.

Celle-ci s’arrêta un instant pour l’observer. Le costume clair qu’il portait effaçait l’image marron du fonctionnaire des Wagons-Lits pour restituer celle du jeune interprète de la Légation de France tel qu’il lui était apparu à leur première rencontre. Une fois de plus elle remarqua l’élégance naturelle de cet homme, la mélancolie répandue sur son visage aux traits fins mais bien dessinés et aussi le joli reflet qu’une flèche de soleil allumait dans ses cheveux châtains. Pas un instant, depuis qu’elle avait pris la décision de faire cette visite, elle ne s’était demandé si elle ne commettait pas une erreur puisqu’elle était à Nice sous un faux nom. Simplement, elle avait éprouvé l’envie soudaine de voir Pierre Bault, une envie qu’elle n’expliquait pas mais qui lui semblait impérative. Alors elle venait.

Elle s’approcha silencieusement et s’arrêta près du banc :

— Comment allez-vous ? dit-elle. Il me semble que vous avez bonne mine ?

Il tressaillit, eut le réflexe de chercher à se mettre debout ce dont elle l’empêcha, et leva sur elle un regard tellement illuminé par la joie qu’elle en resta confondue. De son côté il ne trouvait rien à dire et ils restèrent là un instant à se regarder. Ce fut lui qui, le premier, retrouva la parole. Dédaignant les habituelles formules de politesse il dit seulement :