Orchidée revint sur ses pas en essayant de prendre des repères. Quelques semaines plus tôt, elle eût souscrit pleinement au plan de Pivoine mais à présent, l’invasion possible des Boxers lui inspirait une insurmontable terreur parce qu’elle donnerait le signal de la mort d’Édouard. Et quelle mort ! Il aurait certainement droit au supplice préféré des Chinois : le découpage vivant en quatre cent trente-deux morceaux. Elle avait déjà vu cela sans s’émouvoir outre mesure bien que ce fût franchement répugnant. À présent, la pensée de voir son bien-aimé livré aux couteaux des bouchers lui donnait la nausée.

Heureusement, l’ouvrage de Pivoine n’était pas encore assez avancé pour offrir un danger immédiat. Orchidée se promit de veiller au grain mais, encore sous le coup de l’émotion lorsqu’elle rejoignit son amoureux sous le saule, elle se laissa prendre un baiser et même encouragea le jeune homme à des gestes qu’il n’eût pas osés de lui-même :

— Si nous devons mourir bientôt, lui dit-elle, je veux que nous partions ensemble comme si nous étions époux.

— Je voudrais bien que nous puissions nous marier mais il faudrait que tu acceptes de devenir chrétienne.

— Qu’avons-nous besoin d’une religion ou d’un prêtre pour être l’un à l’autre ? Si tu me fais tienne, rien ne pourra plus nous séparer quand nous irons vers les Sources Jaunes…

Elle souriait tout en ôtant sa veste de cotonnade et en dénouant le cordon de sa chemise. Émerveillé, le jeune homme n’eut qu’à la recevoir dans ses bras et oublia toute notion de prudence. À cet instant, l’éclatement d’une bombe éclaira le ciel assez près pour secouer les branches flexibles du saule. Ils ne s’en aperçurent même pas et peu après, le tonnerre d’un canon servit seulement à couvrir le petit cri de douleur d’Orchidée au moment où elle devenait femme.

Par la suite, la conscience de ne plus faire qu’un avec son amant stimula son courage. Sachant bien que Pivoine garderait secrets ses projets, elle l’épia avec la patience d’un lama tibétain, essaya de lui arracher un mot ici ou là et finit par comprendre qu’elle pensait enlever la demoiselle américaine et la livrer aux Boxers pour lui faire avouer la cachette du Lotus. Or, si l’étrangère mourait sous la torture, Orchidée et ses semblables deviendraient des objets d’horreur aux yeux des autres Blancs. Édouard, peut-être, la rejetterait…

C’est ainsi qu’au début de la seconde semaine d’août, Orchidée, vers minuit, vit Pivoine se glisser dans le pavillon où dormaient plusieurs des femmes blanches puis ressortir peu après avec miss Alexandra. Comprenant alors qu’il n’était plus l’heure de tergiverser et que le danger pressait, elle courut à la recherche d’Édouard dont elle savait qu’il serait cette nuit à la redoute installée sur les ruines de la Légation de France. Or, il n’y était pas mais elle trouva deux hommes dont elle savait qu’ils étaient ses meilleurs amis : un des jeunes traducteurs du ministre français nommé Pierre Bault et un peintre, Antoine Laurens, arrivé à l’ambassade de France juste avant le début des hostilités.

Désespérée, elle essayait de leur expliquer ce qui se passait quand Édouard arriva armé d’un fusil et d’une tranche de pastèque destinée à être partagée. Dès lors, tout alla très vite : guidés par elle, les trois hommes trouvèrent sans peine le passage ouvert par Pivoine et s’enfoncèrent dans les entrailles de la terre après avoir ordonné à Orchidée de rester où elle était et de ne les suivre en aucun cas. Le mieux serait même qu’elle rentre chez elle car d’autres soldats allaient arriver pour garder le passage, mais elle s’y refusa. Cachée derrière un pan de mur elle attendit le résultat de l’expédition en s’efforçant de calmer les battements de son cœur qui résonnaient dans ses oreilles. Pendant un instant, ce fut le seul bruit qu’elle entendit et le silence lui parut plus angoissant que l’écho d’une bataille ; puis des marins arrivèrent pour prendre position à l’entrée des caves.

Seule dans son coin, Orchidée luttait contre les plus terribles suppositions : les trois hommes ne parvenaient pas à délivrer la jeune fille… ils se faisaient tuer. Pis encore, ils tombaient vivants aux mains des Boxers ! En ce cas, la jeune Mandchoue savait qu’elle ne survivrait pas à celui qu’elle aimait : si elle ne parvenait pas à le libérer, une ceinture attachée à la branche d’un arbre lui permettrait de le rejoindre.

Quand ils reparurent enfin au bout d’un temps interminable, la joie qu’elle éprouva fut si forte qu’elle trouva juste assez de force pour se jeter au cou d’Édouard sans se soucier des convenances. Qui donc y songeait d’ailleurs ? La victoire était totale. Non seulement la petite expédition rentrait intacte mais elle ramenait, plus morte que vive sans doute bien qu’en bon état, cette miss Alexandra au secours de qui elle avait couru.

— Malheureusement, dit Antoine Laurens, cette misérable femme nous a échappé.

— C’est aussi bien, soupira Édouard. Je n’aurais pas aimé devoir exécuter la sœur d’Orchidée.

— Elle n’est pas ma sœur, murmura la jeune fille qui avait compris le sens de ces paroles.

En ayant déjà trop dit, Orchidée raconta tout, avouant sans hésiter, avec un beau courage, qui elle était. Ce qui pouvait lui valoir la prison ou pis dans un quartier assiégé et si près de sa fin. Au lieu de cela, les trois hommes, après s’être concertés du regard, décidèrent d’un commun accord de confier la jeune fille à Mme Pichon. Risquant sa propre vie – la rancune de ses frères de race et surtout de l’Impératrice ne manqueraient pas de s’abattre sur elle –, la jeune princesse venait de sauver une fille de la libre Amérique. Et comme elle l’avait fait par amour, elle eut droit dès cet instant à beaucoup de sollicitude et de gentillesse. Il ne fut plus question pour elle de retourner dans son pavillon ruiné. Pivoine avait disparu et sa vengeance était encore à craindre.

Sûre, désormais, de mourir avec Édouard, Orchidée connut quelques jours d’un bonheur que tous deux étaient sans doute seuls à éprouver. Tout le monde attendait la catastrophe, eux vivaient sur un petit nuage bleu. Pour un peu, Orchidée eût souhaité que le siège durât encore de longs mois.

Il allait cependant vers sa fin. Le 14 août 1900, la colonne de secours tant espérée sans trop y croire s’enfonçait comme un coin de fer et de feu dans les bandes Boxers auxquelles Ts’eu-hi avait pris le risque d’adjoindre l’armée chinoise, atteignait Pékin et faisait son entrée dans la ville. Les cavaliers sikhs franchirent les premiers la vieille muraille tartare suivis des Américains, des Anglais, des Russes et des Japonais. Seuls les Français du général Frey manquaient encore à l’appel mais ils étaient occupés dans la plaine à nettoyer une poche de résistance. On ne les vit que le lendemain.

Une joie délirante, celle que l’on ressent dès lors qu’il est donné de remonter des enfers, envahit les rescapés de ce siège qui avait duré cinquante-cinq jours, mais cette allégresse Orchidée ne la partageait pas. Qu’allait-elle devenir à présent ? La Chine était vaincue. Sa puissance appartenait au domaine du passé. En outre, elle allait devoir payer de lourds dommages de guerre. Certes, les Boxers avaient disparu comme le vent de sable qui aveugle et empêche de respirer mais l’armée s’était écroulée avec eux. Il n’y avait plus de gouvernement chinois et l’on disait que Ts’eu-hi fuyait vers le nord sous la cotonnade bleue d’une paysanne. La Cité Interdite, si bien close depuis des siècles, s’ouvrait largement pour accueillir les chefs barbares. Le monde qui avait été celui de la princesse Dou-Wan s’éteignait. Il n’était pas certain qu’il y eût place dans le nouveau pour Orchidée.

Ne voulant pas être une charge ou une gêne pour celui qu’elle aimait, celle-ci décida qu’il lui fallait à présent retourner vers ce qui restait des siens. Plus personne n’avait besoin d’elle : Édouard était accaparé par mille tâches. Quant à miss Alexandra dont le père avait trouvé la mort, elle venait de quitter Pékin avec sa mère sans même un mot de remerciement pour celle qui l’avait sauvée. Au fond, c’était sans importance…

Un soir, tandis qu’Orchidée s’occupait mélancoliquement à rassembler dans un morceau de toile ses maigres biens, elle vit Édouard entrer dans sa chambre, portant avec précautions sur ses bras étendus une robe de satin couleur fleur de pêcher.

S’il s’aperçut des préparatifs de la jeune fille il n’en montra rien, déposa son fardeau sur la couchette puis, se retournant il s’inclina légèrement et sourit :

— Je suis venu te demander si tu veux m’épouser, Orchidée ?

— T’épouser ? balbutia-t-elle saisie. Tu veux dire…

— Je veux dire devenir ma femme. Est-ce que le mot ne serait pas clair pour toi ? M. Pichon me renvoie en France et je voudrais que tu m’accompagnes. Si tu veux, nous serons mariés demain.

— Comment est-ce possible ? Tu adores le dieu Christ et moi je n’en sais que ce que tu m’as appris.

— Cela suffira si tu l’acceptes. Mgr Favier pourrait te baptiser ce soir.

Pour toute réponse, Orchidée se jeta en pleurant dans les bras de son ami. Les portes de la vie, si cruellement closes l’instant précédent, venaient de s’ouvrir d’un seul coup pour laisser entrer une éclatante et joyeuse lumière. Que pouvait espérer de mieux cette jeune Mandchoue déracinée que partir avec celui qu’elle aimait et couler auprès de lui tout ce qu’il lui restait de jours à vivre ?

Le mariage qui eut lieu le lendemain en présence d’Antoine Laurens, de Pierre Bault, de l’ambassadeur Pichon, de sa femme et de quelques personnes fut très surprenant pour la nouvelle convertie. La grande cathédrale du Pé-Tang était certes un monument imposant mais elle avait beaucoup souffert des attaques subies. Ses murs, ses vitraux, ses voûtes étaient éventrés, troués comme des passoires et le soleil entrait plus qu’il ne l’aurait dû. Les grandes orgues elles-mêmes en avaient eu leur part et émettaient au moins autant de couacs et de ronflements bizarres que de sons harmonieux mais la mariée était ravissante et le marié rayonnait de bonheur.

Ensuite, il y eut le long voyage vers l’Europe : la mer qui n’en finissait pas plus que la félicité du couple. Follement amoureux de sa jeune épouse, Édouard Blanchard ne savait que faire pour la combler et, surtout, lui éviter toute impression désagréable car il était pleinement conscient de lui imposer un changement d’existence qui pouvait être difficile.

Tant qu’ils furent sur le bateau, Édouard évita de mettre Orchidée en contact trop étroit avec les autres passagers dont les indiscrétions auraient pu la choquer. Ils ne quittaient guère leur cabine que pour de longues promenades sur le pont. On les servait chez eux et, le reste du temps – le peu d’heures qu’ils ne passaient pas au lit à s’aimer – Édouard poursuivait l’éducation européenne de sa jeune femme. Tous deux bénéficiaient d’ailleurs de cette brillante aura qui nimbe les grandes amours. On se chuchotait autour des tables à thé ou des cocktails du bar l’histoire romantique autant qu’invraisemblable d’une fille naturelle de la fabuleuse Ts’eu-hi venue combattre aux côtés de son amant dans les atrocités du siège. On murmurait qu’elle possédait des charmes magiques et même – cela c’était la trouvaille d’une sentimentale baronne allemande qui avait trop lu Tristan et Yseult – qu’elle lui avait fait boire un philtre d’amour dans les souterrains d’un temple secret voué, pour on ne sait quelle obscure raison, à Kâli. Apparemment, la baronne mélangeait quelque peu les panthéons asiatiques.

Donc, on causait mais, en général, on laissait le jeune couple savourer en paix sa lune de miel. Ce n’était pourtant pas faute de le déplorer : les femmes grillaient d’aborder l’énigmatique princesse pour apprendre d’elle des secrets de beauté, les hommes rêvaient volontiers à elle, tous s’efforçant de percer les transparences des voiles dont elle s’enveloppait la tête pour sortir au bras de son époux.

En réalité, si Orchidée ne s’était sentie soutenue par l’amour passionné de son mari, elle eût trouvé que changer à ce point de civilisation constituait une rude épreuve. Tout était si nouveau, si étrange !

Il y eut d’abord l’utilisation de vêtements européens. Bien sûr durant les jours passés à la Légation britannique, l’œil d’Orchidée avait fini par s’accoutumer à la mode occidentale. Ce fut une autre affaire quand il fut question de l’y introduire.

Lorsqu’elle appartenait à l’entourage de l’Impératrice, la toilette de la jeune princesse obéissait à un rituel immuable : en sortant du bain, une suivante la revêtait de linge en soie parfumé puis d’une longue robe de satin, doublée ou non de fourrure suivant la saison, et d’une tunique de mousseline brodée. On lui passait des bas de soie blanche et enfin des chaussures mandchoues, en soie brodée et très hautes, dont les talons doubles se situaient au milieu de la semelle.