Soudain, sur les anciennes murailles du château, un canon tonna, lâchant dans le ciel bleu un petit panache de fumée blanche. La ville parut exploser en une bourrasque de sons et de couleurs qui partit de la préfecture où la gigantesque effigie en carton-pâte du Roi Carnaval, assis sur un tonneau, commençait sa promenade triomphale à travers sa bonne ville, escorté des Lanciers du Champagne et des Chevaliers de la Fourchette au milieu d’une énorme foule travestie et masquée qui hurlait sa joie et acclamait l’éphémère souverain.
Le Robin Hood s’était ancré à la hauteur de l’Opéra et, depuis le pont, ses passagers découvraient toute la Promenade des Anglais plantée de palmiers et de lauriers-roses, kaléidoscope de verts, de roses et de blancs avec ses hôtels neufs, ses villas, son immense plage de galets où les fils de Britannia découvraient depuis des dizaines d’années le plaisir d’une douce errance entre la mer bleue et la foisonnante végétation.
Tout à l’heure, après son passage dans les artères principales de la ville et surtout le Cours où se livrerait le plus gros des batailles de confetti, le cortège des chars représentant des scènes de contes de fées ou des animaux fantastiques traités sur le mode humoristique déboucherait finalement sur la Promenade où l’on pourrait les admirer sans même avoir besoin de jumelles.
Lord Sherwood en avait muni chacun de ses invités qui pouvaient ainsi suivre la fête sans craindre les fameux « bonbons » qui se déversaient à pleins sacs de toutes les fenêtres sur la foule colorée où le scintillement des paillettes allumait de brefs éclairs. Le bruit des fanfares emplissait l’air. Naturellement, Orchidée regardait comme les autres et s’amusait de ce tohu-bohu un peu délirant avec ses crépitements de pétards qui lui rappelaient le Nouvel An chinois :
— Ce délire ne vous paraît pas vulgaire ? fit une voix auprès d’elle, et il faut avoir le goût de la bagarre pour s’y mêler. Par contre, j’aimerais vous montrer le Corso fleuri de demain.
Le comte Alfieri venait de s’accouder à son côté. Son cœur manqua un battement : le moment était venu d’engager le fer. Sans cesser de regarder dans l’appareil optique, elle eut un petit sourire.
— On m’a déjà proposé de me montrer la bataille de fleurs. Merci de votre offre mais je n’aime pas beaucoup la foule et je suppose qu’elle sera aussi dense qu’aujourd’hui.
— Sans aucun doute mais le spectacle devrait vous plaire davantage. Il mérite d’être vu de plus près. De la terrasse de l’hôtel Westminster, par exemple, où nous pourrions prendre le thé ?
— C’est donc une invitation ?
— Formelle.
— Et pourquoi me l’adressez-vous ? Nous ne nous connaissons pas.
— Croyez-vous ? Il me semble, quant à moi, que je vous connais depuis longtemps.
Orchidée se mit à rire :
— Ah ? Voilà qui est mieux ! Tout à l’heure vous ne trouviez rien de plus original que demander où vous m’avez déjà rencontrée.
— Si vous avez envie de vous moquer de moi ne vous privez pas ! Votre rire est le plus joli qui soit.
— Ne me prêtez pas de si noires intentions et répondez d’abord à une question, s’il vous plaît !
— Laquelle ?
— Hier, lorsque vous escortiez Mlle d’Auvray, vous étiez bien loin de songer à moi. D’où vient cet intérêt soudain ? Du fait qu’on vous a préféré ce cher Grigori ?
— Vous ne pensez pas ce que vous dites ? Du moins je veux l’espérer, fit-il avec une gravité inattendue. Il faudrait être fou pour établir la moindre comparaison entre vous et cette jolie fille. Charmante, sans doute, mais incapable d’attacher sérieusement le cœur d’un homme.
— Ce n’est pas ce qu’en pense le prince Kholanchine. Et je vous rappelle que vous vous êtes battu pour elle. Un bien grand honneur, non ? Surtout s’il est immérité…
— Dois-je vous rappeler que je me suis battu contraint et forcé ? Sans ce cher lord Sherwood…
— Vous auriez sans doute vidé cette querelle à coups de poings comme des portefaix sur le quai d’un port, dit la jeune femme avec un dédain qui fit rougir la figure mate du jeune homme. J’estime que lord Sherwood vous a rendu service à l’un comme à l’autre. Le spectacle que vous offriez était sans doute amusant mais sans la moindre grandeur.
— Vous êtes impitoyable ! murmura-t-il sans songer à dissimuler sa colère. Au prix d’un effort qui fit saillir les veines de ses tempes, il parvint néanmoins à se maîtriser. Sa voix ne fut plus que douceur lorsqu’il remarqua :
« Nous voilà bien loin de notre point de départ, il me semble ! S’il m’en souvient, ce fut, de ma part, une innocente invitation à une tasse de thé en regardant le Corso…
— Seule avec vous ? Serait-ce bien convenable ? Je ne sais rien de vous à l’exception de quatre choses : vous êtes italien, jeune, comte et… plutôt séduisant.
— Enfin une parole aimable ! Ah, Madame, quelle joie vous me donnez !
Il semblait soudain tellement heureux que la jeune femme se demanda s’il était en possession de tout son bon sens. Ses yeux noirs irradiaient une joie semblable à celle d’un enfant que l’on vient de récompenser. Elle eut un sourire dédaigneux :
— Vous m’en voyez ravie mais vous ne répondez pas à ma question : qui êtes-vous ?
L’attitude du jeune homme changea complètement et se fit provocante :
— Acceptez mon invitation et je vous dirai tout…
Sa soudaine assurance déplut à la jeune femme. Elle eut un sourire narquois et, haussant les épaules :
— Qu’est-ce qui peut bien vous faire supposer que cela m’intéresse ?… Veuillez m’excuser : j’ai très envie d’une seconde tasse de café.
Elle le planta là et rejoignit lady Queenborough que le serviteur sikh était justement en train de resservir. Elle prit une tasse et s’assit auprès d’elle.
— J’avais envie d’aller vers vous, dit celle-ci, mais ce beau ténébreux vous assiégeait et j’ai craint d’être importune.
— C’était une erreur. Il semble appartenir à ces hommes qui se croient tout permis… Mais il s’agit peut-être d’un de vos amis et il se peut que je vous choque ?
— Moi ? Pas du tout ! C’est la première fois que je le vois. Il n’est pas d’ici, je pense ?
— Lord Sherwood dit qu’il y possède une maison et qu’il assiste toujours au Carnaval.
— C’est bizarre car nous venons chaque année, mon mari et moi, et je ne l’ai jamais rencontré. Il a pourtant un physique assez remarquable. Il est vrai qu’en cette période, on rencontre plus de masques que de visages découverts. Allez-vous, ce soir, au bal des Kotchoubey ?
— Non. Je connais peu de monde. Je suis seulement venue me reposer. L’invitation de lord Sherwood me semblait un bon moyen de voir la fête sans m’y mêler. Mais je n’ai guère envie de sortir.
— Ce n’est pas bon pour une aussi jeune femme de rester isolée pendant que les autres s’amusent. À la limite, ce n’est pas normal. Je parie que le beau comte souhaitait vous inviter et que vous l’avez envoyé promener ?
Apparemment lady Queenborough pariait beaucoup mais c’était plutôt amusant.
— Cette fois vous avez gagné tout à fait, dit Orchidée. Il voulait que j’aille voir le Corso fleuri demain, en prenant le thé avec lui sur la terrasse de l’hôtel Westminster…
— Alors, il faut accepter !
— Comment ? Vous voulez que je…
— Mais oui. L’idée est excellente et l’endroit fort agréable, bien choisi et tout ce que vous voulez. L’important est de ne pas y aller seule. Je vous propose de vous chaperonner : nous irons ensemble. Ce qui me permettra de vous présenter un tas de gens qui seront ravis de vous inviter à leur tour. Vous serez de toutes les fêtes pendant un mois si vous le désirez.
— Dans ces conditions, ce serait tentant…
Voyant qu’Alfieri revenait dans sa direction, l’air un peu penaud, elle lui sourit :
— Allons, ne faites pas cette tête ! Si je vous ai un peu malmené, vous l’avez cherché. Faisons la paix ! Pour vous prouver ma bonne volonté, j’accepte d’aller prendre le thé avec vous demain.
— D’ailleurs nous irons tous ! renchérit lady Queenborough sans paraître remarquer la mine déconfite du jeune homme. La terrasse du Westminster est l’endroit favori des Anglais pour les cortèges. Pendant le Carnaval il faut être en groupe sinon on ne s’amuse pas.
Il approuva courtoisement mais lorsque les yeux d’Orchidée croisèrent son regard celui-ci se chargea d’un reproche douloureux qui la surprit. Était-il susceptible au point de prendre au tragique le tour bien anodin qu’elle venait de lui jouer ?
Elle en fut persuadée quand, un peu plus tard, il réussit à l’isoler une nouvelle fois.
— Pourquoi vous moquez-vous de moi ?
— Mais je ne me moque pas de vous…
— Allons donc ! Vous savez très bien que je voulais être seul avec vous.
— Au milieu d’une foule d’Anglais ? Mon cher comte, vous me semblez bien peu au fait des usages du monde lorsqu’il s’agit des femmes. Avant d’oser en exiger des privilèges, il convient de s’assurer qu’on leur plaît.
Il devint aussitôt très pâle :
— C’est donc cela ? Je ne vous plais pas…
— Laissez-moi le temps de vous connaître un peu ! Je vous dirai ensuite ce que j’en pense.
— Soit ! Je saurai donc attendre.
— Étant donné qu’il ne s’est pas encore écoulé vingt-quatre heures depuis notre première rencontre, vous n’aurez sûrement pas de grandes difficultés. D’autant que nous nous verrons demain…
— Permettez-moi au moins de vous raccompagner chez vous ?
— J’ai le choix entre deux voitures : celle que lord Sherwood m’avait envoyée et celle des Queenborough. Ce sera sûrement celle-là puisque nous habitons le même hôtel.
— Alors, dînons ensemble ce soir ! Je vous emmènerai…
Il ressemblait de plus en plus à un enfant, gâté et impatient, qui ne se résigne pas à un refus :
— Vous venez de me dire, il y a un instant, que vous sauriez attendre… N’insistez pas, je vous en prie. Je n’ai aucune envie de sortir encore et, ce soir, je désire rester chez moi.
— Comme vous voudrez… soupira-t-il avec mauvaise grâce. Puis il salua et s’éloigna vers l’avant du navire où Gordon Bennett et lord Sherwood discutaient mécanique. Restée seule, Orchidée se félicita mentalement : ce premier engagement lui donnait entière satisfaction. Certes, il eût été facile d’accepter un dîner en tête à tête mais elle n’y voyait guère d’opportunité pour accomplir son projet. Où qu’ils aillent, il y aurait foule. En outre le plan de la jeune femme était arrêté à présent. Elle tuerait l’assassin d’Édouard dans la nuit de Mardi gras, sans doute à la faveur du grand feu d’artifice qui clôturait les fêtes du Carnaval. Les fêtes officielles tout au moins, car les rigueurs ecclésiastiques du Carême ne souciaient guère la société cosmopolite de Nice qui, jusqu’à la Semaine Sainte au moins, irait de bals en redoutes, de thés dansants en comédies de salon, en concerts, en joyeux pique-niques, etc. Cette nuit-là, Orchidée était décidée à attirer sa victime dans un endroit écarté, même sous le vil prétexte de se laisser courtiser. Aucune difficulté à redouter puisque cet homme ne songeait qu’à se ménager des tête-à-tête avec elle. Là, elle agirait, puis, effaçant au mieux les traces de son passage, elle se hâterait de rallier le Robin Hood où ses bagages la précéderaient. Pour éviter les curiosités, il serait peut-être sage de les faire déposer d’abord à la consigne de la gare, comme si elle comptait prendre un train. Après quoi un quelconque commissionnaire bien payé se chargerait de les porter au port. Un seul détail restait encore incertain : l’arme dont Orchidée comptait se servir. Un poignard, évidemment, offrait l’avantage du silence mais il obligeait à une proximité gênante et faisait courir le risque des taches de sang. Le revolver permettait de ne pas se salir. Par contre il était bruyant… Il est vrai qu’au milieu des détonations d’un feu d’artifice, il serait peut-être facile d’en dissimuler une de plus.
Ainsi songeait Orchidée, gracieusement étendue sur une chaise longue tandis que ses yeux de velours regardaient la mer se mordorer sous les rayons déclinants du soleil. Auprès d’elle, lord Queenborough, devenu lyrique en face de ce magnifique spectacle, lui vantait le pinceau visionnaire de Turner, son peintre chéri, évoquant tour à tour La Dogana à Venise, certaines toiles de l’Odyssée, l’Incendie du Parlement de Londres et, surtout, son tableau préféré le Téméraire halé vers son dernier mouillage dans les fulgurances d’un coucher de soleil où se devinait déjà la nuit. Orchidée ne l’écoutait pas mais il ne s’en rendait pas compte, appréciant surtout un auditoire silencieux et à cent lieues d’imaginer les pensées meurtrières qui s’agitaient derrière le ravissant visage de cette longue et charmante jeune femme tandis que le yacht les ramenait au port.
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