À présent, en dehors du linge qui était toujours en soie ou en fin linon, il fallait passer des pantalons dont l’utilité ne paraissait pas évidente puisqu’ils étaient fendus, des jupons ornés de jolies dentelles – ce qui n’avait rien de triste ! – mais surtout un corset de satin blanc qui, sous un aspect débonnaire, n’était rien d’autre qu’un outil de torture.
Craignant une réaction toujours possible, Édouard se chargea personnellement du premier essayage, conseilla à sa jeune épouse de s’arrimer solidement à l’une des colonnettes qui supportaient le plafond de leur cabine et se mit à tirer sur les longs lacets. Naturellement mince et déliée, Orchidée eut tout de même l’impression que son époux essayait de la couper en deux. Le souffle lui manqua tandis que sa taille s’étranglait et que ses seins, cependant jolis, fermes et bien placés, lui donnaient l’impression de remonter jusque sous son menton… Habituée à une entière liberté du corps elle protesta :
— Est-il vraiment indispensable que je m’affuble de la sorte ?
— Indispensable, mon cœur ! Que vous soyez princesse ou petite bourgeoise ne fait rien à la chose : si vous ne portez pas le corset vous passerez pour une créature de mauvaise vie.
Les robes faites de tissus légers et ravissants consolèrent un peu la néophyte mais les chaussures posèrent un nouveau problème. Accoutumée aux pantoufles de velours à semelles de feutre ou bien aux très hauts patins sur lesquels une femme se devait de bouger aussi peu que possible afin de s’apparenter à une idole, Orchidée commença par trouver affreux et mal commodes les bottines et les escarpins, voire les cothurnes à talons hauts qui vous obligeaient à marcher sur la pointe des pieds. Mais il était si agréable ensuite de laisser Édouard les ôter, agenouillé devant elle, puis faire glisser doucement, en une longue caresse, la soie arachnéenne du bas brodé qu’elle s’y habitua vite.
En revanche, lorsqu’il voulut lui faire passer une robe du soir largement décolletée pour assister, au moins une fois, au dîner du commandant, elle s’y refusa farouchement : les trésors de sa beauté n’étaient destinés qu’aux seuls regards de l’époux. Il n’y avait que les courtisanes qui offraient leurs épaules et leur gorge à la concupiscence générale. Et cette fois, il fut impossible de l’en faire démordre. Par la suite, les meilleurs couturiers parisiens s’ingénièrent à créer pour la jeune Mme Blanchard des robes qui accumulaient autour du cou, heureusement long et mince, des fleurs, des bijoux, des dentelles, des tulles, des bandes de fourrure ou des écharpes de mousseline qui ne laissaient paraître la peau qu’en transparence. Et encore, pas beaucoup !
D’essayages en découvertes, le voyage maritime prit fin. Par comparaison avec la campagne chinoise, la France parut étonnamment riche à la nouvelle venue. Paris l’impressionna par ses dimensions, ses hautes maisons dont elle déplora qu’elles fussent uniformément grises mais il y avait de nobles palais, des statues dorées – bien que souvent fort indécentes ! – et une rivière plantée de grands arbres. Il y avait aussi des jardins et Orchidée se réjouit d’habiter tout près d’un grand et beau parc auquel manquaient seulement la grâce colorée d’une pagode ou l’une de ces grottes tendues de soie comme il en existait dans les jardins de la Cité Interdite et à l’intérieur desquelles des sources dissimulées coulaient le long des murs et emplissaient des bassins pleins de poissons rouges. Par les fortes chaleurs de l’été, l’Impératrice et ses dames aimaient à s’y réfugier pour peindre, broder ou entendre de la musique.
Dans ce parc Monceau fermé de hautes grilles noir et or, il y avait surtout des enfants que l’on promenait sur des petits ânes et dans des voitures tirées par des chèvres. Ils portaient tous de beaux vêtements neufs et de grosses femmes coiffées de mousseline raide et tuyautée terminée par de longs rubans de soie qui volaient sur leur dos les escortaient… D’autres personnes venaient aussi s’asseoir sur des chaises de fer où l’on devait être fort mal.
Bien que la maison où Édouard installa sa jeune femme n’eût pas grand-chose à voir avec les palais fleuris de son enfance et qu’il fallût, pour l’atteindre, gravir l’un de ces escaliers de marbre couverts de tapis auxquels celle-ci s’habituait mal, elle plut tout de même beaucoup à Orchidée.
Passé une lourde porte de chêne verni aux cuivres étincelants, on pénétrait dans un univers d’épais tapis et de grandes tentures, rouges ou verts, un monde feutré, ouaté, moelleux, douillet, suprêmement confortable où capitons, poufs et coussins recommandaient le silence et semblaient placés là pour composer un écrin aux meubles satinés garnis de bronzes dorés, à une multitude d’objets précieux ainsi qu’aux vases et jardinières d’où jaillissaient fleurs fraîches et majestueuses plantes vertes. La pénombre convenable à tout intérieur élégant y régnait et, rassurée sur les goûts de son époux, Orchidée s’y enfonça voluptueusement comme une chatte dans un nid de velours. Seul point noir : il n’y avait pas d’esclaves. Rien qu’une femme déjà âgée toute vêtue de noir et blanc et un homme au regard terne – la jeune femme eut peine à croire qu’il ne s’agissait pas d’un eunuque ! – aux gestes compassés qui avait une curieuse façon de s’incliner devant elle en l’appelant « Mâdâme ! ». À vrai dire, ni l’un ni l’autre ne semblaient très heureux de son arrivée mais leur mine pincée amusa tellement Édouard qu’Orchidée ne se soucia bientôt plus de Gertrude et de Lucien. C’était tellement merveilleux de vivre jour après jour, heure après heure auprès d’Édouard, tout contre Édouard quand ce n’était pas dans les bras d’Édouard ! Lui seul comptait et, ainsi, Orchidée refusa qu’on lui trouve une femme de chambre parce que c’était trop délicieux d’être habillée – et surtout déshabillée par un mari qui ne la quittait jamais.
Cette présence incessante lui parut d’abord tout à fait naturelle car en Chine un homme de haute naissance ne sort guère de son palais sinon pour visiter ses domaines et se réjouir avec ses amis. À moins qu’il n’eût un poste à la Cour. Et il n’y avait pas de souverain en France.
Il lui fallut donc près d’une année pour soupçonner le sacrifice qu’Édouard s’imposait par amour pour elle. Un an et la visite d’Antoine Laurens auquel Édouard demanda un jour de venir faire le portrait de sa femme. Ce jour-là, la séance de pose s’achevait. Orchidée se retirait pour changer de robe tandis que les deux hommes s’installaient dans la bibliothèque pour fumer un cigare et boire un verre de cognac. Elle se rappela tout à coup avoir oublié quelque chose, voulut les rejoindre et surprit alors leur conversation.
Antoine s’indignait du traitement infligé à son ami par le Quai d’Orsay qui réprouvait vivement son mariage avec une Mandchoue. La guerre en Chine avait causé trop de victimes et Blanchard, en dépit du plaidoyer chaleureux de Stéphen Pichon, son ancien ministre, fut mis en congé sans solde. Il affectait d’en rire, prétendant que cette sanction allait lui permettre de vivre à sa guise et qu’il possédait assez de fortune. Cependant le peintre demeurait persuadé qu’il ne disait pas la vérité : diplomate dans l’âme et promis à une belle carrière avant les événements de Pékin, il ne pouvait que regretter de se voir réduit à une vie oisive.
— Pas si oisive que cela ! Au lieu de faire l’Histoire je vais la raconter. Je pense écrire un ouvrage sur les empereurs mandchous… avec l’assistance de ma femme.
— Elle est exquise mais qu’en pensent vos parents ?
— Rien ! fit Édouard sèchement. Ils ne veulent même pas en entendre parler. Ma mère, en particulier, est intransigeante. Je l’ai déçue dans son orgueil. Elle rêvait pour moi d’une grande ambassade : Rome, Berlin, Londres ou Saint-Pétersbourg, sans oublier un mariage dans l’aristocratie qui eût permis à mes enfants d’ajouter une particule à un nom qu’elle juge un peu trop bourgeois…
— Vous avez épousé une princesse. Et impériale encore ! Elle devrait être enchantée ?
— Elle n’en croit pas un mot. Je m’attendais, je l’avoue, à une réaction peu favorable. Pourtant j’espérais un rien de compréhension. Elle m’a toujours montré beaucoup de tendresse… Mon père serait peut-être plus accommodant. Il est la bonté même. Un peu faible peut-être ? Il tient à vivre en paix. Un état toujours fragile avec ma mère… Quant à mon jeune frère, il ne s’intéresse guère qu’à ses plantes, ses essences… Une autre déception pour Maman qui l’accuse de n’être bon à rien. De toute façon, il peut vivre tranquille : je suis déshérité d’office ! La maison et même Nice me sont interdits.
— Le temps peut arranger les choses ?
— Puissiez-vous dire vrai ! C’est d’autant plus stupide que je suis certain qu’Orchidée les séduirait. En attendant, je suis heureux et bien décidé à ne laisser personne gâcher mon bonheur égoïste.
— Vous sortez tout de même un peu, j’espère ?
— On ne nous invite guère mais nous nous suffisons à nous-mêmes. Nous allons au théâtre, au concert, au restaurant. Partout sa beauté éclate et vous avez remarqué qu’elle parle à présent notre langue presque parfaitement. Je suis très fier d’elle et je pense la faire voyager…
Orchidée s’était retirée sur la pointe des pieds et jamais Édouard ne sut qu’elle avait entendu la condamnation de leur couple. Cela lui était égal d’ailleurs : ensemble et soudés ils pouvaient se passer du reste du monde puisqu’ils s’aimaient.
Dans la cheminée, le feu réduit à quelques braises roses dans un amas de cendres grises ne parvenait plus à maintenir la tiédeur de la grande pièce. Orchidée sentit que le froid, toujours plus vif vers la fin de la nuit, commençait à pénétrer. Élevée dans le rude climat de Pékin, étouffant en été, glacial en hiver, elle n’était pas frileuse ; néanmoins un frisson courut le long de son dos et elle se hâta de regagner son lit.
Curieusement, surtout après une nuit sans sommeil, la grande fatigue qu’elle éprouvait depuis qu’elle avait décacheté la lettre venait de la quitter. Il fallait à présent prendre une décision et la prendre vite. Au lieu de se lamenter sur l’absence d’Édouard appelé à Nice au chevet de sa mère malade, le mieux était de la mettre à profit.
Pas question, bien sûr, de repartir pour la Chine mais l’idée de causer une vraie joie à la chère Impératrice dont elle n’oubliait pas les bienfaits lui souriait d’autant plus qu’elle ne voyait rien de répréhensible dans le fait d’aller récupérer un objet sacré dans la maison d’en face, ce Musée Cernuschi qui n’était après tout rien d’autre que la maison d’un voleur, mort sans doute à cette heure mais qui n’en demeurait pas moins un voleur.
Orchidée pensa que le plus tôt serait le mieux. Elle disposait seulement de quatre jours pour accomplir son geste, gagner Marseille, où, en gare, elle remettrait l’objet à la personne qui l’y attendrait. Après quoi elle se hâterait de rentrer par le premier train. En la quittant l’avant-veille, Édouard avait annoncé une absence d’une semaine environ, ce qui donnait à sa jeune femme tout juste le temps d’offrir cet apaisement au cœur irrité de Ts’eu-hi qui, ensuite, accepterait peut-être de les laisser en vie, elle et son cher époux. Si le Ciel était avec elle, il serait même possible d’ajouter un ou deux objets à l’agrafe de Kien-Long. Ce qui réjouirait encore plus la vieille souveraine.
L’idée qu’en pillant un musée elle risquait d’être prise en flagrant délit et arrêtée par la police, voire conduite en prison, n’effleurait même pas son esprit. D’abord elle se souvenait parfaitement des leçons « d’agilité manuelle » reçues chez les « Lanternes rouges », ensuite elle agirait pour une juste cause : rendre à son pays une partie du butin d’un affreux pillard… Une tâche exaltante !
Forte de sa résolution, Orchidée réussit enfin à s’endormir.
Dans l’après-midi, elle s’habilla chaudement d’une robe en lainage écossais dans les tons bleu sombre assortie d’une pelisse doublée de martre, mit des bottines fourrées, se coiffa d’un chapeau de velours bleu aux bords étroits qu’elle enveloppa d’une épaisse voilette destinée autant à la protéger du vent qu’à dissimuler son visage, prit un grand manchon de fourrure roulant autour d’une chaîne d’argent qu’elle passa à son cou, y fourra ses mains gantées de suède fin et annonça qu’elle allait faire un tour de promenade dans le parc.
— Mâdâme ne craint pas de prendre froid ? déclama Lucien de cette voix pompeuse qui semblait mettre des accents circonflexes sur toutes les voyelles.
— Non, non… Je viens d’un pays où l’hiver est plus rude qu’ici et j’ai besoin de prendre l’air.
Elle pensait que le parc s’imposait. Il eût été du dernier maladroit de se borner à traverser l’avenue pour s’engouffrer tout droit dans le musée. Elle y passerait dans une petite heure mais ne rentrerait pas directement chez elle et ferait quelques pas boulevard Malesherbes avant de regagner sa demeure.
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