Il s’interrompit et se leva : Agathe Lecourt venait de reparaître, visiblement bouleversée et les yeux rougis. En entrant dans le salon, elle se moucha vigoureusement avec le mouchoir qu’elle tenait à la main puis se dirigea vers les policiers qui attendaient son retour :
— Il veut vous voir, messieurs, mais auparavant il vous demande de lui accorder un instant d’entretien avec elle, fit-elle avec un léger mouvement de tête en direction de sa cousine.
— Comment est-il ? demanda Rossetti.
— Je crois que la fin n’est pas loin mais son esprit demeure intact et son âme d’une grande fermeté. Essayez tout de même de le ménager… Il n’a pas mérité un tel calvaire.
Incapable de se contenir plus longtemps, elle eut un sanglot et alla s’abattre, en larmes, dans les bras d’Orchidée tandis que les deux policiers faisaient lever Adélaïde et l’emmenaient en la tenant chacun par un bras, sans qu’elle opposât la moindre résistance. Au contraire, elle leur souriait…
Le coup de feu retentit au bout de quelques minutes seulement.
Une heure plus tard, réunis dans le salon de la Générale au Riviera-Palace, Orchidée, Lartigue et le commissaire Langevin buvaient du thé, du café et du cognac en écoutant leur hôtesse raconter son entretien avec Henri Blanchard. L’inspecteur Pinson, porteur d’une lettre d’excuses de la jeune femme, était parti pour récupérer les bagages à bord du Robin Hood et mettre ainsi un terme à la perplexité de lord Sherwood qui devait se demander s’il allait pouvoir lever l’ancre à l’heure prévue.
Il n’y avait pas bien longtemps que les larmes de Mme Lecourt ne coulaient plus. Cependant elles étaient encore présentes dans sa voix quand elle dit :
— Henri savait depuis longtemps qu’Édouard n’était pas son fils. Sa ressemblance avec son véritable père qu’il avait bien connu lui fit soupçonner assez tôt la vérité. Il contraignit d’ailleurs Adélaïde à en faire l’aveu, mais c’était bien après la venue au monde d’Étienne et il préféra laisser les choses en l’état afin de ne pas perturber les deux garçons. En outre, il les aimait tous les deux sans faire vraiment de différence et il en était fier. Cela compensait l’amour qu’il ne réussit jamais à éprouver pour sa femme… Je crois… je crois qu’il en vint même à la détester lorsqu’il s’aperçut d’un fait étrange : Adélaïde portait plus d’affection à Édouard qu’à son propre fils qu’elle couvrait de dédain et de sarcasmes. Ce qui fut cause de plusieurs scènes pénibles entre elle et son mari, surtout quand, l’enfant étant devenu homme, Adélaïde se mit à éprouver les sentiments de Phèdre envers Hippolyte.
— Cela veut dire qu’elle est tombée amoureuse de lui, traduisit Lartigue à l’intention d’Orchidée qui n’avait jamais lu Racine.
— Oh ! fit celle-ci choquée. Une chose pareille peut-elle arriver ?
— Cela peut se produire d’autant plus qu’Édouard n’était rien pour elle par le sang sinon un petit-cousin, reprit la Générale. Aussi, pour le mettre à l’abri, Henri poussa-t-il vivement la carrière de son fils aîné dans la diplomatie. Il souffrit, bien sûr, lorsque celui-ci partit pour la Chine, mais il estimait qu’une aussi longue distance était une excellente chose.
« Évidemment, l’annonce de votre mariage fit l’effet d’une bombe. Adélaïde, déçue dans ses sentiments intimes comme dans les espoirs qu’elle fondait sur une future gloire des ambassades, jeta feux et flammes et décréta la mise à l’index du coupable. Le tort d’Henri, déjà malade à cette époque, fut de lui laisser le champ libre. Il était las de cette longue bataille qui durait depuis plus de trente ans mais il donna, paraît-il, des ordres secrets à son notaire afin qu’Édouard ne fût pas lésé.
— En effet, approuva Orchidée. Maître Dubois-Longuet me l’a dit. J’ai refusé de toucher à cet argent.
— Pourquoi donc ? demanda Langevin. Cela vous revient de droit, selon nos lois… comme d’ailleurs tout le reste de la fortune des Blanchard dont vous êtes à présent la seule héritière.
Orchidée eut un joli geste qui traduisait refus et dégoût tout à la fois :
— Ne trouvez-vous pas, Monsieur le Commissaire, qu’il y a vraiment beaucoup de sang sur tout cet argent ? Jusqu’à cette pauvre vieille femme qui est morte aujourd’hui.
Langevin fit alors bénéficier l’assistance d’un de ses deux ou trois sourires annuels :
— Elle se porte comme vous et moi… Annoncer qu’elle venait d’être empoisonnée était l’unique moyen de faire craquer son petit-fils. Comme tous les Corses, Orso considère la fidélité au chef – même s’il s’agit d’une femme ! – comme une manière de sacerdoce. Il se serait fait découper en lanières plutôt que trahir Mme Blanchard.
Lartigue sifflota entre ses dents tout en se servant une nouvelle tasse de café :
— Je ne sais pas si vous êtes croyant, Commissaire, mais je vous conseille de prier pour que Leca soit rapidement condamné et encore plus rapidement exécuté. Sinon vous devriez songer à porter une cotte de mailles…
— Si je devais compter les fois où la cour d’Assises a retenti de menaces de mort lancées contre moi, je devrais vivre terré ou seul au milieu d’un désert. Ce qui compte c’est la Justice. La seule chose que je peux faire c’est laisser la vieille Renata Leca en dehors de cette histoire… bien qu’elle ait porté elle-même à Gertrude Mouret les chocolats qui l’ont empoisonnée…
— Elle est à l’hôpital où je l’ai vue moi-même, dit Orchidée. Je veux bien qu’elle ne soit pas au fond d’un lit, mais comment aurait-elle pu aller à Paris et se rendre au chevet de ma cuisinière ?
— Le plus simplement du monde. Mme Blanchard, sous prétexte de la faire examiner par un professeur parisien, l’a emmenée avec elle et lui a demandé ensuite comme un service d’aller porter la boîte de chocolats à Gertrude qu’elle connaissait, d’ailleurs, car les Mouret ont été longtemps au service des Blanchard lorsque votre beau-père occupait encore des postes consulaires. Tous deux portaient à Étienne une espèce de vénération. Ne me demandez pas pourquoi… Par contre, ils n’aimaient guère Édouard et ont été d’accord pour aider leur maîtresse à se débarrasser de lui… et de vous par la même occasion. Ils croyaient agir pour le bonheur et la richesse d’Étienne… C’est la raison pour laquelle ils ont accepté d’entrer à votre service : ils attendaient leur heure.
— Quatre ans ! Ils l’ont attendue quatre ans ? Pourquoi si longtemps ?
— La hâte eût été dangereuse mais quand Gustave a appris de votre concierge, un soir après boire, que des Chinois s’intéressaient à vous, il a prévenu Adélaïde Blanchard et le piège a été tendu : elle était enfin là, l’occasion rêvée…
— Dire que je me suis ruiné en rhum de qualité pour tirer de ce fichu Fromentin des confidences qu’il vous a données gratis, gémit Lartigue…
— Surtout, ne regrettez rien ! C’est vous qui m’avez appris les affres du pipelet. Lui faire dire ensuite qu’il s’était confié à Gustave a été un jeu d’enfant. Je suis donc votre obligé… tout comme je suis celui de Mme Lecourt. C’est elle qui m’a mis sur la piste des frères Leca, ajouta-t-il en adressant à la vieille dame un salut malicieux. Si, un beau matin, elle ne m’était tombée dessus comme la foudre en réclamant sa protégée…
— Vous me cherchiez ? fit Orchidée contente. Je croyais que vous m’aviez oubliée.
— Moi, vous oublier ?… Mon appareil de téléphone avait tout simplement rendu l’âme dans l’incendie et quand j’ai enfin pu vous appeler je n’ai reçu aucune réponse. Dieu sait pourtant que j’ai essayé !
— Rien d’étonnant ! fit Orchidée en souriant. Louisette, ma petite bonne, a une peur bleue de ce que j’appelais jadis le fil qui parle.
— C’est ce que nous avons compris lorsque nous sommes allés chez vous, Mme Lecourt et moi, après la… franche explication que nous avions eue tous les deux…
— Le commissaire m’a parlé alors des chocolats empoisonnés et de ces deux hommes qui vous ont attaquée près de la gare d’Orléans. Et je me suis souvenue de Renata, la camériste corse de ma cousine Adélaïde qui lui était tellement dévouée parce qu’elle l’avait sauvée de la misère avec son enfant de deux ans qui a dû devenir le père d’Orso et d’Angelo. J’ajoute que Renata était avec nous en Suisse… Donc nous sommes allés chez vous…
— … où nous avons enfin trouvé votre petite bonne mais tout ce qu’elle a su nous dire est que vous étiez partie pour Nice, sans autre adresse.
— Evidemment, elle ne pouvait pas non plus savoir que vous aviez changé de nom. Cependant Mme Lecourt a décidé de s’y rendre sur-le-champ…
— Le temps de passer chez moi et d’y récupérer Romuald dont je pensais qu’il pourrait m’être utile.
Lartigue interrompit alors sans vergogne l’espèce de duo dans lequel le commissaire et la Générale se lançaient depuis un instant :
— Qu’aviez-vous à faire d’un maître d’hôtel ? Ce n’est pas le genre de bagages qu’on apporte en voyage. Passe encore pour une femme de chambre.
Mme Lecourt tira son face-à-main afin d’examiner sévèrement le visage angélique du journaliste :
— Vous ne savez pas de quoi vous parlez, mon jeune ami ! Romuald est spécial. J’entends par là qu’il n’a pas toujours eu le rang social important qui est le sien aujourd’hui et qu’il honore de sa dignité toute britannique. Lorsque nous avons fait sa connaissance sur le port de Shanghai, mon mari et moi, il courait comme un lapin devant un gros marchand chinois et un policier assorti qui prétendaient lui faire restituer le contenu du tiroir-caisse du premier et l’envoyer pourrir dans une geôle infecte après lui avoir mis la cangue au cou. Il s’est jeté dans le fourgon de nos malles où nous l’avons gardé après l’avoir obligé à restituer les sapèques du marchand. Nous n’avons jamais regretté cette acquisition : chez nous, il a lu les bons auteurs, pris du ventre et, à présent, c’est une vraie perle…
— Vous avez une curieuse façon de recruter votre personnel, remarqua le commissaire, narquois. Votre dame de compagnie est une ancienne missionnaire, votre maître d’hôtel un truand repenti. Nous confierez-vous d’où viennent votre cuisinière et vos caméristes ?
— Ne prenez pas votre mine de matou qui flaire un bol de crème ! Si vous espérez m’entendre dire qu’elles sortent d’un bordel du Caire ou de Tanger, vous allez être déçu : ce sont d’honnêtes et respectables Marseillaises. En tout cas, mon Romuald nous a été fort utile : c’est bien lui qui a découvert Angelo Leca dans ce bistrot du port où il ingurgitait pastis sur pastis en pleurant comme un ciel londonien.
— Pourquoi pleurait-il ? demanda le journaliste. Ce n’était pas sur sa grand-mère puisqu’elle est en bon état ?
— Sur Étienne, tout simplement ! Il l’aimait bien et ne supportait pas l’idée de participer à son assassinat. Alors il a laissé Orso faire la sale besogne et pendant ce temps, il est allé s’enivrer. Or, il se trouve qu’il a l’alcool bavard et que l’illustre Romuald, sous prétexte de le reconduire chez lui, nous l’a amené ici où je m’entretenais avec Mme Lecourt, expliqua Langevin. Il faut dire qu’elle et moi nous étions rencontrés à la gare de Nice la veille du Carnaval. Mes soupçons, grâce aux rapports de Pinson, se portaient de plus en plus sur les gens de la villa Ségurane.
Orchidée quitta son siège et alla vers les fenêtres derrière lesquelles le ciel commençait à pâlir, enveloppant les jardins d’une grisaille uniforme.
— Ce que je n’arrive pas à comprendre c’est pourquoi il fallait tuer aussi Étienne ? Pour que je sois encore une fois accusée du meurtre ?
— Il n’y a aucun doute là-dessus. En venant ici, vous avez offert à Mme Blanchard une occasion inespérée de se débarrasser d’un fils dont, depuis longtemps certainement, elle voulait la perte, dit doucement le commissaire en rejoignant la jeune femme.
— Et vous pouvez me donner une raison valable à cette monstruosité ?
— Il n’y a jamais de raison valable pour supprimer une vie humaine. Celle de Mme Blanchard est malheureusement la plus courante : l’argent. Il fallait que les deux garçons meurent avant leur père pour que la mère hérite de la totalité des biens. Le temps commençait à presser car Henri Blanchard est mourant. Il lui a fallu une énergie surhumaine pour soulever le pistolet et abattre sa femme mais il ne l’a pas manquée…
— Elle n’est plus jeune. Qu’avait-elle besoin d’une si grande fortune ?
— Même quand le visage se fane, le cœur demeure jeune et les passions prennent plus d’ampleur lorsqu’elles viennent sur le tard. C’est ce qui est arrivé à cette femme. L’an dernier, au casino de Monte-Carlo, elle a rencontré un certain José San Esteban, joueur professionnel de vingt ans plus jeune qu’elle. Il lui promettait de l’épouser dès qu’elle serait libre… Tout cela est d’une affreuse banalité.
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