— Comment l’avez-vous appris ?

— Par Rossetti. Il garde toujours un œil sur les salles de jeu. San Esteban est à Nice à présent, dans une belle villa que sa maîtresse a louée pour lui. Évidemment, depuis qu’il est là, elle ne se montre plus au Casino mais elle allait chez lui et la police qui le surveillait l’a su.

— Je vois…

Prise d’un soudain besoin d’air pur, Orchidée ouvrit largement une fenêtre et respira lentement, profondément, le vent frais qui venait de la mer et fit s’écrouler sa chevelure mal attachée par les deux ou trois épingles qui lui restaient.

— Vous allez prendre froid ! s’écria Mme Lecourt qui alla chercher un mantelet de fourrure pour le poser sur ses épaules.

Orchidée l’en remercia d’un sourire.

— Un dernier mot, Commissaire, puisque apparemment plus rien de cette triste histoire ne vous demeure caché : pourquoi Étienne se cachait-il sous un faux nom et pourquoi le vieux palais alors que ses parents possèdent une si grande demeure ?

— Il vous l’a dit, répondit la Générale. Pour être lui-même et se sentir chez lui. Sa mère le méprisait parce qu’aucune profession ne le tentait. Il ne s’intéressait qu’aux plantes, aux fleurs. Il essayait d’extraire des parfums, des essences, et c’est sans doute chez lui qu’Adélaïde a trouvé le poison dont elle truffait les chocolats de son confiseur. Pourtant, il se sentait étouffer là-haut Il a dû vouloir s’amuser, se créer un autre personnage. Une idée qui doit venir toute seule dans une ville où le Carnaval tient une si grande place. L’attrait du masque, si vous voyez ce que je veux dire.

— En ce cas, pourquoi M. Lartigue m’a-t-il écrit que je prenne garde à lui, qu’il y avait danger ?

Le journaliste qui commençait à s’endormir sur son canapé souleva ses paupières au bruit de son nom, puis les laissa retomber :

— J’aurais écrit n’importe quoi pour vous faire tenir tranquille, jeune dame ! grogna-t-il.

— Vous feriez mieux d’avouer que vous vous êtes trompé, lança Orchidée avec un petit rire.

Ce qui ne parut pas le troubler le moins du monde :

— « N’avouez jamais ! » a dit je ne sais plus quel condamné à mort au moment où on allait lui couper le cou. C’est un principe que je me suis juré d’appliquer en toute circonstance…

— Alors priez le dieu des menteurs de ne jamais me tomber dans les pattes ! ricana Langevin. Je vous parie que vous finirez par me confier que vous êtes le fils de Jack l’Éventreur et que vous avez tué au moins dix personnes !

Il n’obtint pas de réponse : un doux sourire aux lèvres, Robert Lartigue dormait à présent du sommeil paisible des gens fatigués et des consciences honnêtes.

— Laissons-le tranquille ! conseilla Mme Lecourt. Dans cette course qui nous a lancés les uns à la suite des autres, il a fait sa bonne part…

Orchidée n’écoutait pas. Indifférente à ce qui se passait dans le salon, elle s’avança vers le balcon pour regarder le jour se lever. C’était une aube grise, chargée de nuages, bien différente des aurores radieuses des jours précédents. On aurait dit que, las des lumières et des folies, le monde revêtait pour ce début de Carême les couleurs ternes de la pénitence. La mer, si bleue d’habitude, ressemblait, immobile et plate, à une plaque de mercure… C’était triste à pleurer, bien éloigné de la joie que la jeune veuve espérait tirer d’une vengeance satisfaite. Trop d’innocents venaient de payer les appétits d’Adélaïde Blanchard ! Ce superbe paysage devenu si neutre et si gris le ressentait peut-être. Il eût été indécent que le soleil brillât sur l’anéantissement d’une famille qui aurait dû, normalement, vivre dans la paix et les joies de la richesse.

— Qu’allez-vous faire, à présent ? murmura Langevin. Rentrer à Paris sans doute ?

— Sans doute… pour donner mes ordres au notaire. Je pense que la seule façon d’épurer cette fortune souillée est d’en faire don à qui en a besoin. Ensuite je repartirai…

— Vous nous détestez tant ? Vous avez pourtant su vous faire des amis dévoués. Il y a des gens qui vous aiment…

— Je les aime aussi et j’espère qu’ils me comprendront : j’ai encore un devoir à accomplir. Maintenant que l’esprit de mon cher époux va pouvoir reposer en paix, je dois tenter d’effacer la blessure que mon égoïsme a causée à celle qui m’a élevée. Je le dois à mes ancêtres et à moi-même.

— N’exagérez pas vos obligations ! Si votre mari avait vécu, votre vie se serait écoulée auprès de lui et jamais vous n’auriez revu la Chine. Y auriez-vous seulement pensé ?

— Il est très difficile d’oublier les temps heureux de l’enfance. En outre, nous croyons, chez nous, que le Destin est écrit quelque part. C’est pour ça qu’Édouard est mort et ses assassins n’ont été que des instruments. Même si je voulais absolument rester ici, tôt ou tard il me faudrait repartir parce que toute joie me serait refusée jusqu’à ce que j’aie accompli ma tâche. Le sage dit, chez nous : « On ne peut marcher en regardant les étoiles avec une pierre dans son soulier. » Maintenant que l’amour d’Édouard ne se dresse plus entre la vérité et moi, j’ai pris conscience de ma trahison. Il faut que je parte avant que mes pieds ne puissent plus me porter. Il faut que je fasse la paix avec les miens…


Trois semaines plus tard, au quai des Messageries Maritimes à Marseille, le paquebot Yang-Tsé se préparait à appareiller pour l’Indochine. C’était, dans le port de la Joliette, l’agitation d’un départ de long-courrier. Toutes sortes de voitures s’alignaient près de la coque noire du bateau, environnées de porteurs charriant les bagages de cabine et aussi de voyageurs dont certains, s’autorisant de l’éclatant soleil, étaient déjà coiffés de casques coloniaux d’un blanc superbe tandis que les dames, bien qu’abritées sous de vastes chapeaux fleuris, jugeaient cependant utile de déployer des ombrelles.

Adossé à la caisse d’un fiacre, Antoine Laurens lisait un journal en attendant l’arrivée des voyageuses qu’il venait saluer. Il ne venait même que pour cela : débarqué à l’aurore du Méditerranée-Express, il voulait leur faire la surprise de sa présence. Aussi avait-il choisi de se rendre directement au port plutôt qu’à l’avenue du Prado afin d’être sûr de ne pas les manquer.

Orchidée, en effet, partait ce matin mais pas seule : Mme Lecourt s’embarquait avec elle, bien décidée à veiller le plus longtemps et le plus efficacement possible sur celle qu’elle considérait à présent comme sa fille… En outre, l’idée de revoir Pékin qu’elle aimait beaucoup autrefois, de refaire une longue traversée et de courir un peu les aventures lui semblait extraordinairement stimulante : durant les préparatifs du voyage, elle avait rajeuni de dix ans. Violet Price aussi, d’ailleurs : définitivement rassurée sur son avenir, elle retrouvait l’ardeur voyageuse qui sommeille en toute Britannique digne de ce nom. Elle en oubliait même d’avoir peur…

Compte tenu que l’on ignorerait jusqu’aux portes de la Cité Interdite quel accueil Ts’eu-hi réserverait à la revenante – on espérait beaucoup qu’il serait bon, la vieille impératrice entretenant à présent d’excellentes relations avec les gens d’Occident –, l’odyssée se présentait sous les auspices les plus agréables : les navires des Messageries étaient de belles unités dotées d’un excellent confort et le Yang-Tsé conduirait la petite troupe dans les meilleures conditions jusqu’à Singapour… où l’on retrouverait le yacht de lord Sherwood pour remonter jusqu’à Takou.

En effet, lorsque l’inspecteur Pinson était descendu au port pour récupérer les bagages d’Orchidée, l’Anglais tint absolument à remonter avec lui jusqu’au Riviera-Palace afin de s’assurer de visu qu’il n’était rien arrivé de fâcheux à sa passagère éventuelle. Au fond, il se trouvait déçu de ne pas courir les mers en compagnie de celle qu’il appelait « la princesse » avec un rien de snobisme. D’autant que la perspective d’approcher peut-être la désormais légendaire Ts’eu-hi lui souriait vivement. D’où l’incroyable manquement qu’il venait d’opérer à un programme traditionnellement immuable : ne pas appareiller au jour et à l’heure choisis. Ce qui lui valut de faire la connaissance de la pétulante Générale qui ne put mieux faire que l’inviter à déjeuner quelques heures plus tard… Et c’est entre les truites à la Parisienne et le pâté de foie gras que tout se décida : le départ d’Orchidée trois semaines plus tard par le prochain paquebot – il n’en partait que tous les mois – et celui de Mme Lecourt. Quant à lord Sherwood, la seule pensée de laisser des dames aussi distinguées s’embarquer, en bout de ligne, sur un quelconque rafiot de navigateurs souvent proches des pirates lui glaçait le sang : étant donné qu’il devait impérativement se rendre à Singapour afin d’y traiter quelques affaires, il partirait de Nice le lendemain puis attendrait là-bas l’arrivée des voyageuses.

Sa proposition fut accueillie avec enthousiasme, surtout chez la Générale. L’idée d’avoir à ses côtés pour aborder la Chine un homme aussi solide que Sherwood, doublé en plus d’un équipage, lui souriait tout à fait… On arrosa le tout au champagne et, après un coup de téléphone aux Messageries à Marseille, on prit date pour le rendez-vous en Malaisie… Le soir même tout le monde quittait Nice : le commissaire Langevin et l’inspecteur Pinson pour Paris, Orchidée, Lartigue et Mme Lecourt pour Marseille où cette dernière désirait accueillir le journaliste afin de le remercier pour le mal qu’il s’était donné au service de sa « fille »… Elle l’y garda quatre jours, le nourrit fastueusement, l’abreuva des plus rares trésors de la cave de feu le Général et, pour finir, lui offrit, choisis dans sa collection d’œuvres d’art chinoises, une paire de « chiens de Fô » en émail cloisonné, fort beaux mais fort lourds, qu’il fallut expédier à son domicile de Paris car il eût été incapable de les transporter.

— Il va déjà falloir que je me transporte moi-même, confia-t-il à Orchidée avec un sourire épanoui, et j’ai dû prendre au moins dix kilos !

Celle-ci appréciait aussi son séjour dans la grande maison du Prado. Le jardin surtout où elle passait des heures à admirer les fleurs. Elle ne prit pas de poids mais s’attacha un peu plus chaque jour à Mme Lecourt. Elle découvrit également dans miss Price un personnage plutôt divertissant et, somme toute, se trouvait heureuse de partir en leur compagnie. Quand vint le moment de monter en voiture pour gagner le port, elle se sentait sereine. Le sort en était jeté : son chemin se trouvait tout tracé… Avec le temps, la mince silhouette d’un homme aux yeux gris pleins de douceur finirait bien par s’effacer.


Sur son quai, Antoine achevait de parcourir son journal. Les nouvelles n’étaient guère réjouissantes : la Russie était définitivement battue par le Japon, on était sans nouvelles de l’expédition dans l’Antarctique du commandant Charcot et, à Moscou, le grand-duc Serge venait d’être assassiné. Une seule lui parut amusante : le musée Cernuschi venait d’être à nouveau victime d’un cambriolage. Le journal titrait : « Y a-t-il une malédiction sur les objets provenant du Palais d’Été ? » Le rédacteur de l’article accumulait les poncifs mêlés à quelques sottises et Antoine pensa qu’il lui fallait acheter le Matin pour voir ce qu’en dirait Lartigue. Puis il regarda l’heure mais n’eut pas le temps de se demander si ses amies allaient être en retard : la voiture de Mme Lecourt arrivait au grand trot…

En reconnaissant le peintre, Orchidée eut un cri de joie et courut vers lui :

— Vous êtes venu ?… Oh, Antoine, c’est tellement gentil à vous !

— Jamais je n’aurais admis que vous partiez sans que je puisse vous dire au revoir.

— Mais j’ignorais que vous étiez rentré d’Espagne. Comment avez-vous su ?

— Lartigue, voyons ! Alors je suis venu… Mes hommages, Madame la Générale. Ainsi vous avez décidé de revoir la Chine ?… J’en suis heureux pour Orchidée…

Il n’ajouta pas qu’il craignait pour elle les humeurs toujours imprévisibles de l’Impératrice et aussi qu’il ressentait de la tristesse à la voir partir à cause des souvenirs d’amitié chaleureuse qu’elle emportait. À cause d’un autre aussi…

— Vous êtes sûre de ne rien regretter ? demanda-t-il. Rien… ni personne ?

— Je n’ai pas droit aux regrets, cher ami Antoine. Et puis les regrets sont stériles qui ne sont pas partagés…

La sirène du bateau appelant les derniers passagers mugit dans l’air bleu du matin. Mme Lecourt prit Antoine aux épaules et l’embrassa :

— Nous devons aller, à présent…, puis, plus bas, elle ajouta : Priez pour nous ! Je crois que nous en aurons besoin !

— Comptez sur moi !

Il embrassa ensuite Orchidée puis lui tendit un paquet soigneusement enveloppé :