— Je vous ai apporté ce petit souvenir… Ne le regardez qu’une fois à bord et tâchez de nous revenir un jour !
Longtemps, il resta sur le quai, regardant le Yang-Tsé s’en détacher lentement. Le mince ruban d’eau s’élargit encore et encore jusqu’à devenir un large espace tandis que le grand navire, dressé sur l’horizon, commençait à rapetisser. Orchidée, elle, n’avait pas voulu rester sur le pont pour mieux lutter contre le chagrin inattendu qu’elle éprouvait à quitter ce pays étrange et attachant. Fidèle à ce qu’il lui avait demandé, elle ouvrit le dernier présent d’Antoine et ne put retenir une exclamation de surprise : c’était l’agrafe de l’empereur Kien-Long. N’ayant pas lu le journal, elle ne réussit pas à comprendre comment Antoine s’était procuré le joyau. Elle pensa seulement qu’il était le meilleur des amis et remercia les dieux…
Pendant ce temps l’homme admirable rejoignait son fiacre. Il y grimpa et se laissa tomber auprès de Pierre Bault.
— Tu es content ? bougonna-t-il. Tu as suffisamment souffert ?… Comment as-tu pu rester là sans bouger à quelques pas d’elle ?
— Pour lui dire quoi ? Que je l’aime comme un imbécile ? Je me serais couvert de ridicule et j’aurais gâché, avec ses dernières minutes en France, le souvenir qu’elle a de moi… À présent, elle retourne vers les siens, son pays, son rang aussi. Elle redevient la princesse Dou-Wan et il n’y a plus d’Orchidée. C’est très bien ainsi…
— Pourquoi as-tu voulu venir, alors ?
— Pour l’apercevoir une dernière fois.
Antoine hocha la tête et ordonna au cocher de les ramener à l’hôtel du Louvre et de la Paix. Prudent et son automobile qui avaient amené Pierre les y attendaient pour rentrer à Château-Saint-Sauveur. Un long chemin pour une joie si brève et si amère ! La douceur d’un printemps provençal et la chaude amitié d’une vieille maison et de ses habitants, serait-ce suffisant pour apaiser ce cœur douloureux ?… Il fallait l’espérer et faire confiance au temps…
L’attelage atteignait le Vieux-Port et s’efforçait d’évoluer sans cesse au milieu des étals de fruits, de poissons et de fleurs quand Antoine le fit arrêter, ouvrit la portière et sauta à terre sans que Pierre, absorbé par son chagrin, parût seulement s’en apercevoir. Un bateau venait de doubler le fort Saint-Jean et s’avançait dans la lumière éclatante du matin. C’était une longue goélette noire profilée comme un espadon et, sur le pont, les matelots s’affairaient à affaler les voiles d’un rouge ancien… Une brutale émotion étreignit le peintre devant ce navire qu’il croyait bien reconnaître…
Se tournant vers la voiture, il dit à son ami :
— Rentre à l’hôtel sans moi ! J’ai une course à faire et je te rejoindrai plus tard.
— Bien sûr.
La voiture repartie, Antoine se mit à courir le long du port, cherchant à distinguer l’homme de barre. Le beau navire avançait très lentement et dépassait les travaux d’ancrage du futur pont transbordeur. Soudain, Antoine pensa que c’était idiot de se précipiter ainsi puisqu’il ne pouvait savoir auquel des trois quais le coureur des mers allait s’amarrer. Il s’arrêta pour mieux le détailler mais, avant même de lire les cinq lettres peintes sous le bordage, il savait déjà que c’était l’Askja.
Le bateau obliqua sur tribord et Antoine jura d’impatience : il allait accoster à Rive-Neuve ! C’était une grosse moitié du tour du port à parcourir. Il l’entreprit à toute allure sans se soucier de ceux qu’il bousculait et qui le poursuivaient de leurs imprécations. Par un miracle incroyable, la goélette du vieux Desprez-Martel, vouée d’habitude à l’Atlantique et aux brumes du septentrion, venait de faire son entrée à Marseille ! Le cœur d’Antoine trépignait de joie. Enfin, il allait pouvoir demander des nouvelles de Mélanie sans manquer à sa parole ! Les deux ans étaient révolus… ou presque !
Lorsqu’il arriva, rouge et essoufflé, on venait de placer la passerelle. Il s’y rua si impétueusement qu’il déboucha droit dans les bras du propriétaire, un vieux burgrave à barbe blanche striée de roux qu’il entraîna dans sa charge avant de s’écrouler avec lui, manquant le grand mât d’un cheveu.
— Qu’est-ce qui m’a f… u un abruti pareil ? s’indigna celui-ci en essayant de se dégager. Et d’abord, où vous croyez-vous ? À l’abordage ?
— J’espère… que je ne vous ai… pas fait de mal ? hoqueta Antoine tellement secoué par le fou rire qu’il n’arrivait pas à retrouver son souffle. Je ne suis qu’un ami, Monsieur Desprez-Martel… un vieil ami…
Il se relevait vivement pour aider sa victime à reprendre sa dignité avec son équilibre. Cette dernière d’ailleurs venait de le reconnaître :
— Sacrebleu ! Antoine Laurens !... Mais qu’est-ce que vous faites ici ?
— C’est à vous qu’il faudrait poser la question. Vous n’avez guère l’habitude de sillonner les eaux bleues de notre Méditerranée…
— Non sans raison ! aboya l’autre. Cette espèce de lac est aussi trompeur qu’une femme ! Bourré de caprices, de hauts-fonds perfides, de récifs sournois et de mauvaises intentions ! Seulement Mélanie voulait connaître la Sicile et la Corse. Comme si elle ne pouvait pas attendre que vous l’emmeniez ? Résultat : une avarie trois heures après avoir doublé les Sanguinaires ! Et nous voilà !
De tout ce discours, Antoine n’avait retenu qu’un nom : Mélanie ! Il le soupira d’une voix émue puis ajouta :
— Elle… elle est donc ici ?
— Si elle n’y était pas, je n’y serais pas non plus ! ragea le vieux Timothée avant d’ajouter : Ça vous arrive souvent de bêler comme ça ?
— J’en suis le premier surpris, reconnut Antoine. Veuillez m’excuser : c’est la première fois que je suis amoureux… À ce point-là tout au moins… Je m’en étonne moi-même.
— Faut pas ! Vous allez pouvoir bêler en duo ! Voilà des mois et des mois que je trimballe ma petite-fille sur toutes les mers du monde sans parvenir à la satisfaire.
— Elle n’aime plus naviguer ? Elle adorait cela.
— Du diable si je le sais ! Devant les lieux les plus enchanteurs, elle réussit tout juste à établir des comparaisons avec un bled nommé Château-Saint-Sauveur. Et Château-Saint-Sauveur par-ci, et Château-Saint-Sauveur par-là !… J’en ai les oreilles rebattues !
— Vous devriez venir vous rendre compte par vous-même ! fit Antoine aux anges. Ce n’est pas bien loin…
À cet instant la porte du roof s’ouvrit libérant une puissante odeur de sardine grillée et un mousse en tricot marin, un bonnet de laine rouge enfoncé jusqu’aux yeux. Enveloppé d’un vaste tablier blanc et armé d’une longue fourchette à deux dents, il annonça :
— Je crois que c’est prêt, Grand-père !…
Le dernier mot s’acheva dans un cri d’horreur mais déjà Antoine bondissait, attrapait le mousse par son tricot et, arrachant le bonnet, libérait une somptueuse chevelure châtain doré qui s’écroula le long d’un petit visage brun comme une châtaigne. Puis, enfermant le tout dans ses bras, y compris la fourchette, il distribua des baisers un peu au hasard sans tenir compte des protestations de sa capture qui, à vrai dire, se débattait faiblement :
— Lâchez-moi, Antoine, par pitié !… Je suis affreuse !…
— Je ne vous ai jamais vue plus belle ! Le soleil vous a tellement dorée qu’on ne voit plus vos taches de rousseur. C’est Madame votre mère qui serait contente !
— Quel homme impossible vous êtes ! On n’a pas idée de tomber comme ça sur les gens sans prévenir…
— On vient quand on peut ! Quel imbécile j’ai été de vous laisser partir, il y a deux ans ! Mais maintenant c’est fini ! Je vous tiens, je ne vous lâche plus… J’ai été trop malheureux !
— Voyons, Antoine !…
— Mélanie, Mélanie, mon amour, dites-moi que vous m’aimez ! Moi, je vous adore, je suis fou de vous… Voulez-vous m’épouser ?
Mélanie fronça son petit nez tandis que ses yeux se mettaient à pétiller de malice :
— Et si je ne voulais plus ?
— Répétez-le et je me jette à l’eau avec vous ! Si on ne vit pas ensemble, au moins on mourra ensemble !
Pour toute réponse, la jeune fille glissa ses bras autour du cou d’Antoine et posa sur ses lèvres une bouche douce et fraîche parfumée au romarin et à l’huile d’olive qu’il savoura comme un fruit. Leur baiser se fût peut-être prolongé indéfiniment si Grand-père, après avoir toussoté poliment, ne s’était décidé à taper sur l’épaule d’Antoine :
— Hum !… Excusez-moi, tous les deux, mais le septième ciel ne nourrit pas son homme. Alors, je propose d’aller casser une petite croûte dans un bistrot du port parce que tes sardines, ma fille, elles sont en train de brûler…
Ce même jour, à Paris, des mariniers découvraient dans les herbes près de l’île de la Grande Jatte, le corps défiguré d’une femme qui avait dû séjourner longtemps dans l’eau. On l’y avait jetée avec un poids aux pieds : un morceau de la corde qui l’attachait était resté autour de ses chevilles. Après examen, le médecin légiste déclara qu’il s’agissait d’une Asiatique et sans doute d’une Chinoise, mais le commissaire Langevin tira d’autres conclusions. Le cadavre était celui d’une Mandchoue nommée Pivoine. Quant à ceux qui l’avaient assassinée, il était fermement décidé à ne pas leur courir après. Regrettant seulement de ne pouvoir prévenir Orchidée, il classa le dossier assez rapidement.
ÉPILOGUE
CHATEAU-SAINT-SAUVEUR : NOËL 1918
La route bordée de platanes plongea vers le petit pont romain, son ruisseau chuchotant autour de rochers clairs et son fouillis de plantes argentées. La grosse Delahaye-Belleville ralentit pour franchir le passage au-dessus de l’eau puis s’engagea dans le chemin qui montait au château. Le soleil était en train de disparaître derrière les collines et n’atteignait plus le fond du vallon où se confondaient les tons assourdis des pierres, des romarins, des lavandes, des sauges et des marjolaines. Antoine, qui conduisait, jeta un vif coup d’œil à Pierre Bault, emmitouflé dans un plaid écossais d’où sortait sa tête habillée d’une casquette et de grosses lunettes semblables à celles du conducteur :
— Pas trop fatigué ?
— Même pas ! C’est tellement merveilleux de se retrouver ici !
Les deux hommes étaient partis de Lyon dans la matinée. Pierre Bault y achevait sa convalescence dans un hôpital militaire, et Antoine obtint sans peine la permission de l’emmener passer les fêtes de Noël dans son domaine provençal et même de le garder aussi longtemps qu’il le voudrait. Les papiers de démobilisation lui seraient envoyés.
Durant le voyage, Antoine et Pierre n’avaient guère parlé. Ni l’un ni l’autre n’appartenait au genre bavard. De plus Pierre savait que la conduite d’une automobile requiert toute l’attention du chauffeur. Enfin, deux précédentes visites d’Antoine à l’hôpital leur avaient permis de se raconter « leurs guerres », puisque durant ces quatre années ils ne s’étaient jamais rencontrés. L’ancien conducteur de wagons-lits aurait pu rester dans les chemins de fer, pourtant il avait préféré se battre au plus dur : dans l’infanterie, cette « reine des batailles » qui venait de payer un lourd tribut au dieu des combats. Le peintre, en dépit de la cinquantaine dépassée, n’en servit pas moins brillamment sur le front d’Orient – un terrain qu’il connaissait bien ! – et en ressortit sans une égratignure avec, en plus, quelques décorations et le grade de colonel. Ce qui l’amusa prodigieusement mais sans lui inspirer une excessive vanité. Sans doute devait-il cela aux nombreuses années passées dans les services secrets, à certaines actions d’éclat peut-être, mais plus sûrement au fait qu’il était le petit-fils par alliance du vieux Desprez-Martel, l’une des puissances occultes de la République.
Lorsqu’il apprit sa promotion, il s’accorda une crise de fou rire comme il n’en avait pas eu depuis longtemps. Les gens du haut commandement n’imaginaient pas, les pauvres, qu’ils venaient de faire un officier supérieur d’un gibier de potence qui aurait dû normalement purger quelques années de prison. Dans le passé tout au moins ! Le cambriolage du musée Cernuschi – limité d’ailleurs à une seule pièce ! – avait été son dernier exploit. Cependant, il n’éprouvait aucun regret de ses anciennes performances : elles lui avaient toujours permis de venir en aide à quelqu’un. En outre, les fortunes qu’il amputait d’une ou deux belles pièces ne s’en portaient pas plus mal…
Pourtant, lorsqu’il regardait son ami Pierre, Antoine éprouvait le sentiment que la vie était mal faite : alors qu’elle le comblait depuis l’enfance, elle s’était montrée d’une sordide avarice envers cet homme, exceptionnel en bien des choses. Un chevalier sans sou ni maille égaré dans un siècle où l’argent comptait en priorité, voilà ce qu’il était ! Et rien ne manquait au portrait de ce héros ! Pas même l’impossible amour pour une princesse lointaine et encore moins la folle bravoure dépensée au service d’une patrie qui ne lui en était pas vraiment reconnaissante. Des médailles, un grade, des blessures… un bras en moins et la joyeuse perspective, à quarante-cinq ans, de végéter jusqu’à l’âge de la retraite dans des locaux mal aérés. Et cependant il ne se plaignait pas :
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