Dans la matinée, une nouvelle chute de neige avait poudré les arbres et atténué, au long des allées, les souillures laissées par les pieds des promeneurs de la veille. Le paysage blanc était d’une grande beauté et le silence enveloppait le jardin où peu de monde s’aventurait par ce temps. Cependant Orchidée eût préféré qu’il y eût encore moins afin de mieux profiter de ce moment de solitude où elle allait rassembler ses forces.

Près de la Naumachie, elle reconnut la nurse et le petit garçon de son voisin, le banquier écossais Conrad Jameson mais elle résista à l’envie de s’approcher de l’enfant. Il lui plaisait beaucoup à cause des épaisses boucles noires qui frisaient autour de son bonnet de marin et de ses grands yeux sombres. Elle ne pouvait le voir sans évoquer l’enfant qu’elle souhaitait tellement donner à son époux. Malheureusement les dieux ne semblaient guère pressés de faire fleurir son mariage et, pensant qu’ils la punissaient ainsi d’avoir accepté le Christ, elle en éprouvait souvent de la tristesse en dépit des consolations que lui dispensait Édouard.

— Les enfants viennent parfois après plusieurs années. Il ne faut pas désespérer. Moi, en tout cas, je pourrais difficilement être plus heureux…

Cette fois, il était préférable que « Jamie » ne vînt pas vers elle comme il aimait à le faire en dépit des mines courroucées de sa gouvernante et elle s’éloigna. L’heure approchait où elle allait accomplir son devoir. Tournant les talons elle se dirigea sans hâter le pas mais avec décision vers l’ancienne demeure de M. Cernuschi, franchit le porche formé par deux colonnes doriques étayant un balcon à balustre de part et d’autre duquel, presque à hauteur du second étage, brillaient comme des yeux jaunes deux médaillons en mosaïque dorée habités respectivement par Léonard de Vinci et Aristote.

Deux ans plus tôt elle avait obligé Édouard à lui faire visiter le musée dans l’espoir de retrouver un peu l’ambiance de son pays natal. Une bien désagréable expérience ! Les beaux objets de l’antique Empire chinois ainsi alignés dans des vitrines sombres lui firent l’effet de ces prisonniers que l’on mettait en cage pour les offrir aux insultes et aux quolibets de la populace. Même ceux qui venaient de ce pays ennemi qu’on appelait le Japon lui inspirèrent de la pitié. Cependant, possédant une sûre mémoire visuelle, Orchidée savait encore exactement où se trouvait ce qu’elle cherchait.

En dépit de sa détermination, le cœur lui battait lourdement tandis qu’après avoir pris un billet d’entrée, elle gravissait le grand escalier de pierre montant aux salons du premier dont la pièce principale était une immense salle prise sur deux étages, éclairée par une longue verrière. Là régnait l’œuvre maîtresse de la collection : le Grand Bouddha du Hanriûjy rapporté en 1868 par Cernuschi d’un quartier de Tokyo. Le plus honnêtement du monde, d’ailleurs : à cette époque, les temples détachés de l’Empire par décret vendaient leurs œuvres pour survivre. Lors de sa première visite Édouard avait bien expliqué ce détail à une Orchidée profondément blessée de voir Bouddha, même coulé dans un bronze japonais, installé sur un socle devant lequel ne brûlaient ni chandelle ni bâtonnets d’encens. Aucune pénombre propice à la prière dans cette grande salle froide : rien que des vitrines ! Elle était sortie en pleurant.

Cette fois il fallait y retourner. La vie d’Édouard, la sienne propre allaient se jouer sur son courage et ce fut du pas paisible d’une simple visiteuse qu’elle entra dans le jour blême dispensé par la verrière et alla s’asseoir sur une banquette de velours disposée face à l’immense statue pour ceux qui souhaitaient méditer. Les Blancs faisaient parfois preuve de curieuses et dérisoires délicatesses.

Un long moment, Orchidée resta immobile sur son siège, regardant le Bouddha qui semblait lui sourire et attendant l’instant propice. En effet, un gardien en uniforme bleu se tenait adossé au chambranle de la porte. De sa place, il lui suffisait de tourner légèrement son regard pour apercevoir l’agrafe de turquoises et d’or reposant parmi d’autres objets de bien moindre valeur arrangés sans goût, comme si l’homme chargé de ce musée avait sorti de sa poche un paquet de bijoux et les avait jetés au hasard sur une plaque de feutre rouge.

La chance servait la jeune femme : elle se trouvait seule dans la salle. Il suffisait d’attendre que le gardien s’éloigne un peu… Les nerfs tendus elle concentrait sa pensée sur ce vieil homme comme si elle possédait le pouvoir de le chasser. Et, soudain, il bougea, fit quelques pas les mains nouées derrière le dos, alla se poster devant une fenêtre pour regarder distraitement le parc enneigé et enfin se dirigea vers la pièce voisine où une voix se faisait entendre.

Dès qu’il eut le dos tourné, Orchidée fut debout, glissa sans bruit jusqu’à la vitrine. De son manchon, elle tira une longue épingle à cheveux qu’elle introduisit avec décision dans la serrure de cuivre. Ce n’était pas la première fois qu’elle usait de ce genre d’outil et le pêne céda rapidement. Dès lors, ouvrir la vitre, glisser la main à l’intérieur, saisir le bijou, le fourrer dans le rouleau de martre doublé de satin et refermer sans bruit fut l’affaire d’un instant. Revenir à sa place et y reprendre sa pose contemplative, celle de deux ou trois secondes.

Sous sa voilette et ses fourrures, Orchidée avait très chaud. L’émotion, bien sûr. Mais aussi une joie étrange à sentir sous ses doigts gantés le bosselage de pierres fines qui ornait jadis le manteau du grand Kien-Long après en avoir décoré beaucoup d’autres. On disait en effet que, si l’Empereur tenait tellement à ce bijou c’était à cause de son ancienneté et du fait que, bien des lunes avant lui, il fermait la robe de l’empereur-poète Taizu, fondateur de la dynastie Song. Lorsqu’il appartenait à l’époux de Ts’eu-hi, celle-ci brûlait de se le faire offrir mais sans jamais y parvenir car Hien-Fong lui attribuait une puissance magique. Ce qui n’avait pas empêché les Diables blancs de le voler à leur aise dans le Palais d’Été mis à sac.

Quand le gardien revint prendre son poste, Orchidée se leva puis, très tranquillement, fit le tour de la salle, admirant les objets exposés, se penchant parfois pour mieux voir car ils n’étaient éclairés que par la verrière et le jour d’hiver commençait à baisser… Toujours du même pas nonchalant, elle poursuivit sa visite, regagna le rez-de-chaussée, s’y attarda un moment devant l’autre trésor du musée : le « kien » ou miroir, grand bassin de bronze ainsi nommé parce que l’eau qu’il contenait devait refléter les torches des cérémonies nocturnes. Finalement elle quitta le musée, rentra dans le parc et, marchant cette fois à vive allure, rejoignit d’abord la rue de Monceau puis le boulevard Malesherbes. À sa grande satisfaction, il faisait presque nuit lorsqu’elle rentra chez elle. Le bleu sourd de son costume devait se fondre à merveille dans le crépuscule et si ses bottines étaient trempées elle n’en était que plus satisfaite.

— Mâdâme n’aurait pas dû marcher si longtemps ! reprocha Lucien en constatant les traces un rien boueuses qu’elle laissait sur les tapis, Mâdâme aura pris froid et Monsieur Édouard ne sera pas content…

— Je vais me changer. Dites à Gertrude qu’elle me porte ensuite le nécessaire pour le thé dans le cabinet à écrire de Monsieur !

Le valet s’éloigna en pinçant les lèvres. Cette affaire de thé avait la vertu de mettre sa cuisinière de femme en fureur. Gertrude se vantait en effet de savoir préparer ce breuvage selon les meilleures méthodes anglaises mais Orchidée détestait le « tea » ainsi accommodé. C’était le seul point sur quoi elle ne transigeait jamais : elle entendait le boire à la mode de son pays. Le matin elle prenait du café très noir et très parfumé comme Édouard lui avait appris à l’aimer.

— Je veux bien qu’elle soit princesse, glapissait quotidiennement la cuisinière, mais elle ne m’apprendra pas mon métier. Encore heureux qu’elle ait renoncé à exiger les « jeunes feuilles » cueillies sous je ne sais quelle lune ! Je me demande ce qu’en penserait Mme Blanchard mère ? Elle est bien avisée de ne pas vouloir la rencontrer. Jolie belle-fille qu’elle a là !

Elle n’en disposa pas moins sur un plateau d’argent ce que la jeune femme demandait.

Lorsque le thé fut prêt, Orchidée entoura de ses deux mains le bol de fine porcelaine verte et huma, les yeux clos, ce parfum qui possédait le pouvoir de la ramener aux temps insouciants d’autrefois puis elle y trempa ses lèvres avec une sorte de respect. Édouard à ses côtés, la première tasse eût été pour lui : elle la lui aurait présentée dans un geste d’offrande rituelle qui le faisait sourire.

L’absence de son mari l’oppressait d’autant plus qu’en dépit de sa promesse il n’envoyait pas de nouvelles. Et puis il y avait cette mission, ce voyage qu’elle allait accomplir seule et qui l’inquiétait dans la mesure où, l’automne précédent, une lettre d’Antoine Laurens trouvée à leur retour d’Amérique leur avait appris la présence de Pivoine en France. La police était alors à sa recherche pour l’assassinat d’un vieil homme et rien ne disait qu’elle eût été capturée. Toutes incidences peu propices à dissiper les idées déprimantes.

La nuit venue, couchée dans le lit où son corps semblait se perdre dans une immensité grandissante, Orchidée, incapable d’apaiser le tournoiement de ses pensées, chercha en vain le sommeil. Un poème de Kouan Han-k’ing, vieux cependant de sept siècles, hantait sa mémoire avec une fraîcheur d’actualité :


Lumière éteinte de la lampe d’argent, spirales d’encens envolées…

Je me glisse sous la soie des courtines, les yeux noyés de pleurs, seule !

Quelle langueur quand je m’étends sur ma couche, si seule maintenant !

La mince couverture me semble encore plus mince

À demi tiède, à demi froide…

Bien souvent Ts’eu-hi chantait ces vers qu’elle avait mis en musique et toujours des larmes involontaires montaient à ses yeux. Orchidée ne pleurait pas mais à chaque instant, l’absence de son époux lui semblait plus lourde à porter… Pourtant, elle avait besoin de tout son courage.

Se souvenant soudain de la tisane déposée par Gertrude sur sa table de chevet, elle vida la tasse d’un seul coup et se sentit mieux. Tellement même qu’elle plongea bientôt dans un profond sommeil.

Un hurlement la réveilla et la jeta, le cœur fou et les jambes flageolantes, à bas de son lit. La tête encore embrumée, elle tâtonna à la recherche d’un peignoir dont elle se vêtit à la hâte et courut en direction du bruit. Des gémissements succédaient au cri et guidaient ses pas…

À son tour, elle cria :

— Que se passe-t-il ? Qu’y a-t-il ?

Personne ne répondit mais quand elle franchit la porte du cabinet de travail, elle dut se cramponner au chambranle, le cœur arrêté : un corps était étendu sur le tapis, face contre terre, un corps qu’un poignard planté entre les épaules clouait au sol, un corps enfin qui était celui d’Édouard.

CHAPITRE II

EN PLEIN CAUCHEMAR…

Assis au bord d’un fauteuil, les coudes aux genoux et les mains pendant entre ses jambes écartées, le commissaire Langevin contemplait, perplexe, la jeune femme qui lui faisait face. Croire à sa culpabilité lui paraissait invraisemblable en dépit des accusations quasi hystériques de la cuisinière et de celles, plus calmes mais aussi venimeuses, du valet. Le spectacle qu’elle offrait était à la fois plein de dignité et de désolation. Elle se tenait très droite sur la « chauffeuse » placée de l’autre côté de la cheminée, ses petites mains parfaites posées sagement sur ses genoux, mais son regard était fixe et des larmes incessantes glissaient le long de ses joues lisses jusque sur le satin couleur prune de la robe chinoise qu’elle avait revêtue instinctivement comme si ce vêtement de son pays pouvait la protéger des maléfices occidentaux.

Par son ami Antoine Laurens, le policier avait entendu vanter la beauté de la jeune Mme Blanchard mais, ne l’ayant jamais rencontrée, il en faisait la découverte. Ravissante, en vérité ! Sans le léger étirement de ses longs yeux noirs, elle eût pu passer pour une Italienne ou une Espagnole mais ce faible signe de race lui conférait un charme exotique et captivant. Langevin comprenait que le diplomate limogé, dont le roman d’amour avait défrayé un temps la chronique parisienne, eût perdu la tête pour une telle femme. Seulement les potins disaient aussi que la « princesse mandchoue » était plus éprise de son époux qu’il ne l’était d’elle. Alors comment expliquer ce meurtre brutal en faisant abstraction des ragots de cuisine ? L’arme du crime était un élégant poignard chinois rapporté de Pékin dont Blanchard se servait comme coupe-papier. Un objet familier pour sa jeune femme mais il avait fallu de la force et surtout une implacable détermination pour l’enfoncer jusqu’à la garde dans le torse bien musclé d’un homme sportif et en pleine force. D’autre part, la pièce d’où le cadavre venait d’être enlevé était dans un ordre parfait et ne présentait aucun signe de lutte. À moins que les domestiques n’eussent tout remis en place avant l’arrivée de la police ?