Quand on le voyait pour la première fois, on ne savait trop que penser mais, en fait, l’inspecteur Pinson, plus connu à la Préfecture sous le sobriquet de Beau-Merle, cachait sous son aspect formidable le courage d’un lion et l’âme candide d’une demoiselle. Doué en outre d’un heureux caractère il sifflait avec talent et une nette préférence pour le Temps des cerises. Lorsque l’on entendait la fameuse mélodie, on pouvait être certain que l’inspecteur Pinson croisait dans les parages.
Son apparition dans la chambre d’Orchidée plongea celle-ci dans un grand étonnement :
— Qui êtes-vous et pourquoi vous permettez-vous d’entrer chez moi ? Je ne vous ai jamais vu…
— Ça tient à ce qu’on ne s’est jamais rencontrés, répliqua Pinson dans la meilleure tradition de M. de La Palice. Le patron m’a chargé de garder la boutique mais il a pas dit qu’on devait vous empêcher de manger.
— Je n’ai pas faim…
— On a toujours faim à votre âge et puis les émotions, ça creuse…
— Qui a fait la cuisine ?
— Ben… les deux pèlerins qui sont là pour ça !
— Je ne mangerai plus rien qui ait été préparé par cette femme. Elle a osé m’accuser et elle serait capable de me donner du poison.
— Ça serait une fichue idée ! J’aurais plus qu’à l’embarquer. Mais je vous comprends. Vous voulez que j’aille vous chercher quelque chose ?
— Si cela ne vous ennuie pas… je voudrais du pain, du beurre et des fruits. Un peu de vin aussi.
Au prix de sa vie, l’inspecteur eût été incapable de dire pourquoi cette jolie fille sur qui pesaient de telles présomptions lui inspirait une sorte de sympathie et l’envie de l’aider. Ce n’était pas à cause de sa beauté : elle n’était pas du tout son type de femme, mais il y avait en elle quelque chose de douloureux qui le touchait.
— Je vois ! rien de dangereux ! fit-il avec un bon sourire. Je vais vous préparer ça moi-même. Après… vous devriez essayer de vous reposer un peu parce que vous n’en avez pas fini avec les questions.
— Pourquoi poser des questions si l’on ne croit pas les réponses ? Votre chef est sûr que j’ai tué mon mari…
— Il vous l’a dit ?
— Presque… Quand doit-il revenir ?
— Je ne sais pas mais si vous êtes innocente, je suis sûr qu’il s’en apercevra. Il en a pas l’air mais c’est un as.
Un moment plus tard, Orchidée s’attaquait au petit repas servi par Pinson. Depuis longtemps, en effet, elle savait qu’il convient de nourrir le corps de choses saines et simples avant de se lancer dans une bataille. Or elle venait de décider qu’elle se battrait jusqu’à son dernier souffle pour sa vie et sa liberté ; ce qui pour elle était la même chose ! À présent, elle se trouvait isolée en pays ennemi car elle ne gardait aucune illusion sur ces gens de France chez qui elle vivait depuis près de cinq années : elle n’avait rien à en attendre sinon l’injustice, l’insulte et l’oppression. Il fallait partir et vite !
Sa première idée, la plus naturelle, fut d’attendre la nuit mais il se pouvait fort bien que l’on vînt la chercher dès ce soir. Donc, il était urgent de fuir. Destination ? Marseille, bien entendu ! Marseille où elle serait attendue après-demain afin d’embarquer pour la Chine, seul endroit au monde qui lui offrît encore un avenir.
Une fois de plus, mais dans un esprit bien différent, elle relut la lettre qui lui faisait si peur la veille encore et qui, désormais, prenait les couleurs de l’espoir. Retourner là-bas ! Revoir son cher pays, ses amis d’autrefois, implorer le pardon de Ts’eu-hi et puis couler auprès de sa sagesse des jours un peu mornes, peut-être, mais sereins ! Car, bien entendu, elle n’envisageait nullement de tendre au fils du prince Kung une main qui gardait encore chaud le souvenir de celles d’Édouard. Tout ce qu’elle demandait était qu’on lui permît de vivre en paix son veuvage.
Oui, il serait doux de revoir les murs rouges de la Cité Interdite et ses magnifiques jardins dont elle savait qu’ils n’avaient pas eu à souffrir de la colère des troupes alliées victorieuses après le siège des Légations. Et puisqu’on lui refusait jusqu’au droit de rendre les derniers devoirs au corps d’un époux bien-aimé, elle était décidée à ne pas rester une heure de plus dans cette maison.
Son déjeuner achevé, elle fit ses préparatifs, prit un sac de voyage suffisamment grand pour contenir un peu de linge et des objets de première urgence, mais assez petit pour se dissimuler facilement sous les amples plis d’une grande cape en velours de laine rouge foncé ourlée et doublée de renard noir assortie à une robe soutachée de soie rouge et noir. Il eût été de la dernière maladresse de reprendre les vêtements utilisés pour cambrioler le musée d’en face.
Dans son bagage, elle mit aussi l’agrafe de l’Empereur, ses bijoux et l’importante somme d’argent qu’Édouard, toujours soucieux de la gâter et de lui plaire, lui avait remise avant de partir. En or et en billets, il y avait là de quoi vivre pendant un certain temps, bien au-delà même de son arrivée en Chine. Enfin, elle prit une statuette de Kwan-Yin en jade que son époux lui avait offerte et à laquelle, en dépit d’une éducation chrétienne qu’elle n’était jamais parvenue à assimiler, elle rendait un culte secret. C’était la seule chose qu’elle souhaitait vraiment emporter avec elle. Le reste – même ses objets personnels – ne lui avait jamais appartenu vraiment.
Elle ferma son sac, le posa dans la penderie avec la cape, les gants, le manchon, le chapeau et l’épaisse voilette qu’elle comptait porter, se chaussa, revêtit la robe choisie mais recouvrit le tout d’un grand peignoir de soie japonaise puis chercha des yeux autour d’elle l’instrument dont elle avait besoin pour s’ouvrir un passage. Il lui fallait un objet lourd, solide mais pas trop dur tout de même car elle ne voulait à aucun prix tuer le policier qui venait de lui montrer tant de gentillesse. Il aurait déjà bien assez d’ennuis si elle réussissait !… Aussi renonça-t-elle au tisonnier de fonte pour fixer son choix sur un champignon à chapeaux en acajou verni qu’elle garda à portée de la main.
Ceci fait, elle répandit un peu d’eau sous le radiateur du chauffage central puis elle sortit dans le couloir desservant les chambres. Les longues jambes du policier qui lisait son journal dans l’antichambre en barraient la sortie. Elle alla vers lui.
— Pourriez-vous venir voir, s’il vous plaît ? Je crois qu’il y a une fuite au radiateur de ma chambre, se plaignit-elle.
Aussitôt il mit de côté le Petit Parisien et se leva :
— À votre service, Madame !
Dans la pièce, elle lui montra le corps du délit et, naturellement, il s’accroupit afin de passer ses doigts sous les gros plis de fonte. Aussitôt Orchidée saisit son arme improvisée, demanda mentalement pardon à ce brave homme puis, d’un geste précis, lui assena un bon coup sur la tête. Comme prévu, Pinson s’écroula.
Sans perdre une seconde, elle lui attacha les mains derrière le dos avec l’un des cordons de tirage des rideaux, lui enfonça dans la bouche un mouchoir qu’elle fixa à l’aide d’une écharpe, après quoi, se débarrassant de son peignoir, elle mit son chapeau, abaissa la voilette qui lui enveloppait toute la tête, enfila ses gants, jeta la cape sur ses épaules et, enfin, saisissant son sac, elle sortit de la chambre dont elle referma la porte à clef, glissa celle-ci dans le premier vase venu et, sans faire plus de bruit qu’un chat, gagna la porte d’entrée. L’appartement était plongé dans un épais silence. Aucun son ne se faisait entendre, même venant de la cuisine.
Sans un regard pour cette maison dont l’âme s’était envolée avec celle d’Édouard, Orchidée sortit sur le palier désert et tira doucement derrière elle le lourd battant de chêne ciré dont la serrure bien entretenue joua sans le moindre cliquetis. La première barrière venait d’être franchie… Orchidée, le cœur dans la gorge s’accorda une longue, une profonde respiration avant de descendre l’unique étage couvert d’un tapis fixé par des tringles de cuivre, priant les dieux pour que le concierge ne patrouille pas au bas de l’escalier. Mais il n’y avait personne.
Ce qui lui restait à faire n’était pas le plus facile. Elle savait que le commissaire faisait garder la maison par un agent. Elle pensa qu’il serait plus sage de passer par le jardin de l’arrière, mais franchir le mur qui le séparait du logis voisin ne serait guère aisé habillée comme elle l’était. Puis elle songea qu’il n’y avait aucune raison qu’en la voyant sortir on l’interpelle, les habitants des deux autres étages n’ayant pas mérité d’être consignés chez eux. Néanmoins, comme elle n’apercevait aucun uniforme derrière les vitres défendues par des entrelacs de bronze éclairant la partie supérieure du portail, elle se décida à ouvrir, jeta un coup d’œil dans l’avenue et aperçut enfin celui qu’elle craignait : un sergent de ville en tenue bleu sombre, pèlerine et képi enfoncé jusqu’aux oreilles. En fait il y en avait même deux mais ils battaient la semelle en arpentant le sol tout au long des hautes grilles noir et or qui séparaient la rue du boulevard Malesherbes et ils ne regardaient pas de son côté.
Prenant alors son courage à deux mains, Orchidée sortit tout à fait et se dirigea rapidement vers le parc où elle se dissimula derrière une haie dès que ce fut possible. Aucun appel, aucun bruit ne l’arrêta et elle resta là quelques instants, parfaitement immobile, pour laisser s’apaiser le gong qui sonnait dans sa poitrine…
Le jour d’hiver était si gris, si bas qu’il ne semblait pas s’être vraiment levé. Le ciel jaunâtre était lourd de neige et s’assombrissait d’instant en instant. Dans une heure sans doute il ferait nuit. Aussi les jardins étaient-ils déserts à l’exception d’une vieille dame courageuse venue donner à manger aux pigeons et aux moineaux.
Se sachant hors de vue, Orchidée s’enfonça sous les arbres, contourna la Naumachie et rejoignit la Rotonde de Ledoux, dont les grilles ouvraient sur le boulevard de Courcelles, où elle se mit à la recherche d’une voiture. Mais elle dut marcher jusqu’à la place des Ternes pour en trouver une.
— À la gare de Lyon ! indiqua-t-elle au cocher avant de se laisser choir dans les coussins de drap, neufs d’ailleurs mais qui dégageaient déjà une odeur regrettable de tabac refroidi.
— J’espère que vot’train part pas dans dix minutes, fit le cocher, parc’qu’avec cette neige, j’peux pas d’mander à Bichette de galoper.
— Non, non… Vous avez du temps !
Elle savait que la course serait longue car elle connaissait bien la gare pour y avoir débarqué avec son cher époux lorsque tous deux étaient arrivés de Marseille et aussi à cause de deux séjours, l’un à Hyères et l’autre à Cannes, qu’ils avaient faits durant les deux derniers hivers. Tout était merveilleux alors et les paysages de mer bleue et de fleurs semblaient peints aux couleurs mêmes de l’amour. Pour ces deux déplacements, il avait fallu, outre la voiture particulière des Blanchard, un grand fourgon tiré par quatre chevaux pour emporter les malles du jeune couple… À présent, Orchidée s’embarquait avec ce qu’elle portait sur elle et un simple sac, encore heureuse d’avoir tout de même les moyens de s’enfuir. En arrivant à destination, elle aurait peut-être le temps d’acheter une ou deux robes pour la traversée.
Tandis que le fiacre roulait le long des Boulevards, la jeune femme se demandait si l’on avait déjà découvert sa victime. Sinon, combien de temps lui restait-il avant que l’on ne se rendît compte de ce qu’elle avait fait ?
La question n’ayant aucune réponse possible, Orchidée choisit de se laisser aller au balancement paisible de la voiture obligée par le gel et la chaussée glissante à une allure pleine de circonspection. Elle s’endormit tout simplement, ce qui était encore la meilleure manière d’oublier qu’elle se trouvait dans une situation impossible.
Lorsque la voiture s’arrêta dans la cour de la gare, elle ne s’en aperçut même pas. Il fallut que le cocher descendît de son siège et vînt la secouer doucement pour qu’elle refît surface :
— Eh, Madame ! fit l’homme, on est arrivés. C’est bien ici que vous m’avez dit de vous conduire ?
Elle sursauta, jeta un regard un peu vague à ce qui l’entourait, offrit un sourire incertain à son automédon :
— Nous sommes à la gare de Lyon ?
— Tout juste !
Elle fouilla, alors, dans la bourse qu’elle abritait au fond de son manchon pour solder le prix de la course :
— Merci beaucoup. Et pardonnez-moi ! Je crois que je me suis un peu assoupie…
— Bof !… On est tous un peu comme les marmottes par ce temps ! Moi qui vous cause, c’est fou c’ que j’ peux avoir envie d’ roupiller quand y a d’la neige ! Permettez que j’ vous aide à descendre.
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