Elle mit pied à terre et paya généreusement le bonhomme qui la remercia avec effusion et tint à porter lui-même son sac jusqu’à l’entrée du grand hall :
— Voilà !… Bon voyage, Madame ! Et prenez soin d’vous !
Elle le remercia d’un signe de tête et d’un sourire que la voilette lui cacha puis se dirigea vers les guichets pour prendre son billet.
— À quelle heure est le prochain train pour Marseille ? demanda-t-elle.
Le préposé, considérant l’élégance de cette femme et la qualité de ses vêtements, pensa qu’il avait affaire à une dame chic mais n’osa pas trop s’avancer :
— Ben !… Ça dépend !
— Et de quoi ?
— Du prix que vous voulez mettre…
— Vous expliquez ! Je ne comprends pas.
— Faites excuses ! Si vous voulez un train de luxe, y a le Méditerranée-Express qui part dans trois quarts d’heure. Seulement c’est cher. Rien que des wagons-lits mais…
— S’il y a de la place, je le prends.
Tout en payant, elle se traitait de sotte. Elle connaissait ce train pour l’avoir pris deux fois. En outre, c’était celui-là qu’elle aurait dû prendre le lendemain. Fallait-il qu’elle fût troublée et désemparée pour n’y avoir pas pensé tout de suite ? Il est vrai que pour échapper à la police elle se fût aussi bien embarquée dans un wagon à bestiaux.
Comme elle quittait le guichet, un porteur s’approcha :
— Bagages, Madame ?
— Seulement ce sac.
Elle le lui donna néanmoins en pensant qu’il trouverait étrange qu’une voyageuse riche porte autre chose que son manchon. Il prit aussi le ticket de passage et elle le suivit à travers la foule bigarrée qui encombrait la gare. Il marchait vite et sur ses hauts talons elle avait quelque peine à le suivre, courant presque pour ne pas le perdre de vue. S’il n’avait porté l’uniforme de toile bleue et le baudrier orné d’une plaque de cuivre ovale, elle eût même éprouvé quelque inquiétude mais, en fait, cette allure rapide fendait le flot des voyageurs et lui frayait un passage au milieu du double courant contraire de ceux qui allaient au-devant de quelqu’un et de ceux qui débarquaient. Un récent convoi dont la grosse locomotive noire crachait encore de la fumée emplissait la haute voûte d’un brouillard noir. Enfin on sortit de la cohue en franchissant une grille au-delà de laquelle s’alignaient les voitures de teck verni et de cuivre brillant qui composaient le Méditerranée-Express, sorte de palace sur roues grâce auquel on rejoignait Nice en quinze heures et dans le plus grand confort. À l’odeur de charbon près, le quai ressemblait assez d’ailleurs au hall de quelque grand hôtel tant il était meublé de fourrures précieuses, de chapeaux à plumes et de tissus anglais. On y parlait aussi plusieurs langues car, la saison de la Côte d’Azur battant alors son plein, une bonne partie de la haute société européenne souhaitait se réchauffer à son soleil et à la douceur de son climat.
Connaissant fort peu de monde, Orchidée ne craignait guère de fâcheuse rencontre. Elle marchait sans regarder personne, saisie d’une grande hâte de se retrouver dans son compartiment douillet – elle avait demandé à en occuper un à elle seule – et de s’y reposer jusqu’au lendemain matin.
Le porteur la guida jusqu’à un homme vêtu d’un uniforme marron sobrement galonné qui se tenait debout près du marchepied d’une des voitures centrales, un carnet et un crayon à la main : le « conducteur » chargé de veiller au bien-être, à la santé, à la vie même des voyageurs qu’on lui confiait. Pour le moment il lui tournait le dos, visiblement accaparé par une femme enveloppée jusqu’aux yeux dans un manteau de chinchilla tellement vaste qu’il avait l’air trop grand. Tout ce que l’on voyait d’elle au-dessous de la toque assortie c’était une frange de cheveux blonds un peu fous et un bout de nez rose. Jeune et jolie, sans doute, elle trépignait accrochée des deux mains au bras du fonctionnaire en jetant des coups d’œil affolés sur les voyageurs qui arrivaient.
— Vite ! Vite ! Mon numéro !… Il faut que je monte tout de suite dans mon compartiment !
La voix agréable du conducteur se fit entendre, douce et un brin ironique :
— Rassurez-vous, Madame, le train ne partira pas sans vous et il faut me laisser chercher votre place ! Ce que je ne saurais faire si vous me secouez comme vous le faites ! Ah voilà ! Mlle Lydia d’Auvray : compartiment n° 4. Puis-je vous aider ? ajouta-t-il en se penchant pour prendre le sac et la mallette qu’elle avait posés à ses pieds mais elle ne le laissa pas faire, s’empara de ses bagages d’un geste farouche et se jeta sur les marches du wagon où, gênée par son manteau, elle faillit atterrir à plat ventre. Bien sûr, le fonctionnaire s’efforça de l’aider mais en guise de remerciement elle lui jeta :
— Si quelqu’un me demande, vous ne m’avez pas vue ! Je ne suis pas là… Compris ?
— Absolument ! Vous n’êtes pas là ! fit-il sans parvenir à dissimuler un sourire amusé qui éclairait encore son visage lorsqu’il se tourna enfin vers Orchidée et son porteur. Celle-ci de son côté ne put retenir un « Oh ! » désappointé. Cet homme c’était Pierre Bault, l’ancien interprète de la Légation de France à Pékin. Elle savait, pour avoir déjà voyagé avec lui, qu’il officiait sur le Méditerranée-Express mais il n’était pas le seul et, ne pensant pas à lui, elle n’avait pas imaginé un instant qu’elle se trouverait juste dans sa voiture. À présent il était trop tard pour reculer : le porteur venait de lui remettre le titre de passage et il la saluait courtoisement tout en jetant un coup d’œil à son carnet :
— Madame a de la chance : il me reste juste un sleeping. Puis-je savoir votre nom ?
Orchidée ouvrait la bouche pour refuser de s’identifier mais déjà, en dépit de la voilette, il l’avait reconnue :
— Madame Blanchard ? Et vous êtes seule ?
Il fallait répondre et jouer le jeu. D’ailleurs personne ne savait encore rien du drame de l’avenue Velazquez et les journaux n’en parleraient pas avant le lendemain. Avec un peu de chance, elle pourrait s’embarquer pour la Chine sans problème.
— Je vais le rejoindre à Marseille, fit-elle paisiblement. Il est parti l’autre soir pour Nice où sa mère l’appelait… mais peut-être l’avez-vous vu ? Il a dû prendre ce train.
— Non. Le Méditerranée partant tous les soirs, je ne peux prendre part à tous les voyages. Mais je suis heureux de vous accueillir. Je regrette seulement de ne pouvoir vous conduire jusqu’à votre époux. Il y a longtemps que je ne l’ai vu et ce serait pour moi une grande joie…
— Ce sera pour une autre fois. Je lui dirai que nous avons passé un moment ensemble.
— Je vous en remercie. En attendant, permettez-moi de vous installer. Vous avez le sleeping n° 7.
Guidée par lui, Orchidée gagna l’étroite cabine d’acajou et de velours où, en dépit de l’exiguïté, rien ne manquait pour l’agrément d’un voyage paisible : ni les miroirs, ni l’agréable chauffage à la vapeur qui dispensait une douce température, ni le moelleux d’une couchette, ni l’éclairage au gaz, ni, dans l’étroit cabinet de toilette, les commodités les plus modernes.
Pierre Bault déposa le sac de la voyageuse sur la banquette qu’il transformerait plus tard en lit mais il éprouva quelque inquiétude quand, la voilette relevée, un visage pâle et creusé par la fatigue et par l’angoisse se révéla à lui.
— Allez-vous bien, Madame ? Vous me semblez très lasse ?
— Je le suis, en effet. Voyez-vous… depuis le départ de mon cher Édouard, je n’ai guère dormi. C’est… la toute première fois que nous nous séparons.
— Il fallait partir avec lui ?
— Sans doute et cela vous paraît simple mais… sa famille n’a pas encore admis notre mariage… et il n’aurait su que faire de moi. Nous avons pensé l’un et l’autre qu’il valait beaucoup mieux que je reste à la maison plutôt que l’attendre dans un quelconque hôtel.
— Veuillez me pardonner ! Puisque vous allez le rejoindre, il suffira d’une bonne nuit pour vous remettre. Souhaitez-vous que je vous fasse apporter quelque chose ? Un peu de thé peut-être ?
En dépit de la situation dramatique où elle se trouvait, Orchidée trouva un sourire pour cet homme dont les yeux clairs et le fin visage montraient tant de compréhension.
— Si vous pouviez m’offrir du thé à la chinoise, je considérerais cela comme le plus grand des bienfaits. Par malheur c’est l’accommodement anglais ou russe qui prévaut en Europe. Chez moi, j’ai dû batailler pendant des mois avant de parvenir à quelque chose d’acceptable. Encore y ai-je gagné la haine de notre cuisinière…
— La haine ? C’est un grand mot ?
— Je ne crois pas qu’il soit excessif car j’en ai eu la preuve. Néanmoins, un thé, quel qu’il soit, me fera plaisir.
— Vous aurez peut-être une surprise. Il n’est rien que la Compagnie internationale des Wagons-Lits n’ait prévu pour l’agrément de ses passagers. Nous savons faire le thé de bien des façons… Pendant que j’y pense : à quelle heure souhaitez-vous dîner au restaurant ?
— Est-il indispensable que je m’y rende ? J’aurai sans doute faim mais n’est-il pas possible que l’on me serve ici ? Jamais encore je n’ai pris un repas dans un lieu public sans mon mari. J’ai bien peur d’être… très gênée.
— Je le conçois sans peine. Je vais dire que l’on s’occupe de votre thé et que l’on vous apporte la carte…
— Merci… merci beaucoup !
À sa grande surprise, Orchidée vit arriver, portés sur un plateau d’argent par un garçon en livrée, de l’eau bouillante, un bol et une théière qui avaient dû naître quelque part du côté de Canton, plus un paquet de thé qui, s’il n’était pas le merveilleux tsing-cha, le thé vert récolté avant les pluies dans la vallée du Fleuve-Bleu et séché au soleil, était tout de même un excellent hong-tcha ou thé rouge appelé thé noir ou « souchon » par les Occidentaux, et qui, pour être séché à la chaleur artificielle, n’en dégageait pas moins un fumet prometteur.
Avec une pensée de gratitude pour son ancien compagnon de siège, la jeune femme dégusta avec délices plusieurs tasses de sa boisson favorite. Elle ne s’aperçut même pas que le train démarrait et commençait son long voyage en direction des pays du soleil.
Ses voyageurs définitivement casés dans leurs alvéoles respectives, Pierre Bault ne résista pas à la tentation de porter lui-même le menu du wagon-restaurant à celle que, depuis leur première rencontre, il appelait en lui-même sa « princesse de jade et de perle »… en ignorant alors qu’il s’agissait réellement d’une altesse.
Il faut avouer qu’elle n’en avait guère le plumage lorsqu’il l’avait vue pour la première fois dans sa veste trop longue et ses pantalons de cotonnade bleue. Une réfugiée parmi tant d’autres occupée à tirer l’eau d’un puits mais la pureté de ce visage, l’exquise finesse de la peau et des mains, la beauté un peu grave du regard sombre lui avaient fait battre le cœur sur un rythme inhabituel. Et puis, que ce nom d’Orchidée, fleur symbolique des Mandchous, était donc joli et lui allait bien !…
Il avait vite compris, néanmoins, que ses chances de voir ses sentiments payés de retour étaient inexistantes : Orchidée ne voyait, n’admirait qu’Édouard Blanchard. Cela se lisait dans ses yeux, dans le sourire involontaire qui épanouissait son visage comme une fleur dès qu’elle l’apercevait.
Pierre enferma donc ses propres sentiments au plus profond de son âme sans permettre qu’une basse jalousie vînt en ternir la pureté. Il aima pour lui-même, pour le seul bonheur d’aimer. Il sut se réjouir quand la jeune fille, en sauvant la vie d’Alexandra Forbes, donna la preuve la plus formelle de son attachement au clan des Occidentaux et ce fut d’un cœur ferme qu’il assista, après la libération, au mariage célébré par Mgr Favier. Mais sachant bien qu’il ne guérirait jamais, il se promit de se tenir aussi éloigné que possible du ménage Blanchard, n’accepta aucune invitation, éluda toute tentative de rapprochement et regretta même de ne pouvoir se faire remplacer quand, un jour, il vit leur nom sur la liste des voyageurs de sa voiture. Pour la première fois avec un rien d’amertume : on était loin de l’aventure tragique de Pékin et de l’héroïsme quotidien qui égalisait fortunes et rangs sociaux. Il eût aimé alors apparaître à la jeune femme sous l’aspect flatteur d’un voyageur riche et élégant, non sous sa vêture d’employé des Wagons-Lits.
Le couple se montra pour lui charmant, cordial, visiblement heureux de la rencontre tandis que lui ne se départissait pas d’un comportement courtois, souriant certes mais un tout petit peu distant, et s’il veilla sur eux avec plus de soin peut-être que sur les autres, il le fit avec assez de discrétion pour qu’ils n’en eussent pas conscience. Jamais voyage ne lui sembla aussi long ni aussi lentes les heures de la nuit passées sur son siège, au bout du couloir, les yeux fixés sur la porte d’acajou marqueté derrière laquelle reposait celle dont il n’avait jamais réussi à chasser l’image. Elle était plus belle que jamais alors, fort élégante en dépit de cette mode européenne qu’il n’aimait pas et trouvait même franchement absurde. Il eût cent fois préféré la revoir telle qu’elle lui était apparue au jour de son mariage, princesse de légende vêtue de satin couleur d’aurore et coiffée du charmant diadème de fleurs et de bijoux des Mandchoues de haute naissance. Cependant sa grâce était telle qu’Orchidée réussissait à paraître charmante et tout à fait à son aise sous le corset stupide, les rubans, les soutaches, les dentelles, les pampilles, les plumes et les fanfreluches de toutes sortes dont les couturiers affublaient leurs clientes : une vraie Parisienne ! Qu’il eût de loin préférée sous la blanche simplicité d’un drapé antique.
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