– J’ajoute qu’elle était à peu près nue. Si toutefois on peut appeler vêtement le chiffon de linon blanc qu’elle portait... Voilà pour ce que j’ai vu ! Je ne vous cache pas qu’ensuite je les ai épiés...
– Et pour ce que vous avez entendu ? émit péniblement Aldo dont la gorge venait de sécher.
– Beaucoup de choses dont je n’ai pas compris un mot parce qu’ils parlaient leur langue natale et que je n’y connais rien. Sauf une fois... Une seule
où je l’ai entendue, elle, lui dire : « Si tu veux que je t’aide, il faut d’abord que je sois libre. Aide-moi, toi, le premier... » C’était quatre jours avant la mort de sir Eric.
– Et c’est ce que vous avez raconté à la police ?
– Naturellement. Qu’elle ait eu l’audace d’introduire son amant dans cette maison, c’était déjà difficile à supporter. Cependant, j’avais choisi de ne pas parler, d’attendre que la vérité saute aux yeux de sir Eric, ce qui ne pouvait manquer d’arriver. Mais quand je l’ai vu mourir, lui, presque à mes pieds, il ne m’était plus possible de me taire. J’aurais voulu la tuer de mes propres mains !
Il y eut un silence. Morosini ne savait plus trop que penser. Cette version se rapprochait de celle de Wanda, trop dévouée à Anielka pour qu’on pût la suspecter vraiment. D’autre part, elle était tellement éloignée de celle de la jeune femme ! ... De sa propre expérience, il savait qu’Anielka pouvait manier le mensonge avec un certain talent mais, à ce point-là, c’était difficile à admettre. Il décida alors de pousser Sutton dans ses retranchements.
– Pour éprouver tant de... colère il faut que vous ayez beaucoup aimé sir Eric... ou alors que votre haine envers sa femme – car vous la haïssez, n’est-ce pas ? – vienne du fait que vous étiez amoureux d’elle et qu’elle vous aurait repoussé.
Le jeune homme eut un petit rire tandis qu’un éclair traversait ses yeux sombres profondément enfoncés sous l’arcade sourcilière :
– Aimée ? Non : elle ne m’inspirait aucune tendresse, mais désirée oui ! fit-il avec une rudesse toute britannique. J’avoue que j’avais envie d’elle et que j’en ai encore envie. Mon seul espoir est que ce désir mourra avec elle !
Il n’y avait rien à ajouter. Morosini venait d’apprendre tout ce qu’il souhaitait et même au-delà. Il se leva.
– Je vous remercie, dit-il, de m’avoir parlé avec cette franchise. Je ne suis peut-être pas aussi convaincu de la culpabilité de lady Ferrals que vous l’êtes. Quant à vous, je crois comprendre mieux vos motivations bien que la jalousie m’en paraisse le moteur principal...
Le mot fit réagir John Sutton qui semblait perdu dans une sombre rêverie. Il tressaillit, darda sur son visiteur un regard scintillant de larmes.
– La jalousie ? Oh, j’en conviens mais pas celle que vous imaginez. Je n’étais pas jaloux d’elle parce qu’elle me refusait son corps qu’elle galvaudait avec un larbin, mais pour une tout autre raison que je ne suis pas disposé à vous confier. Je vous donne le bonsoir, prince Morosini !
– Moi aussi. J’aimerais pouvoir vous souhaiter du même coup la paix de l’âme, bien que vous ne sembliez pas engagé sur le bon chemin pour y atteindre...
En dépit de la petite pluie fine qui semblait décidée à ne pas lâcher prise de sitôt, Aldo choisit de rentrer à pied. Il avait besoin de mettre un peu d’ordre dans ses idées et la marche lui était toujours apparue comme favorable à cet exercice. En outre la distance n’avait rien d’effrayant. Les mains au fond de ses poches, il partit d’un pas rapide à travers la lumière incertaine – la nuit tombait – d’où surgissait parfois la forme pyramidale d’un policeman casqué enveloppé de sa pèlerine. Quelques passants aussi, bien que, dans ce quartier aristocratique, on se déplaçât surtout en voiture.
Son entrevue avec Sutton lui laissait un goût amer. Ce qu’il venait d’entendre au cours de cette journée le laissait indécis, découragé, avec l’impression qu’un filet tissé de mensonges et de demi-vérités venait de s’abattre sur lui pour paralyser ses mouvements. Les images trop précises évoquées par le secrétaire le bouleversaient d’autant plus qu’il ne niait pas avoir tenté sa chance auprès d’Anielka. Quelle femme était-elle au juste ? Qui, de Ladislas ou d’elle, manœuvrait l’autre ? Et lui, Morosini, quel crédit pouvait-il accorder aux sentiments qu’elle affirmait lui porter ? Qu’attendait-elle de lui et jusqu’à quel point essayait-elle de le manipuler ? Toutes ces questions se bousculaient dans sa tête d’autant plus irritantes qu’il était impossible d’y apporter une seule réponse... Et dire que, tout à l’heure, en sortant de Brixton Jail, il était tellement heureux, tellement décidé à rompre des lances pour les yeux dorés de sa belle, à tout tenter pour lui venir en aide ! À présent, il hésitait sur la conduite à tenir.
Il lui revint à l’esprit une phrase de Chateaubriand que son précepteur, Guy Buteau, lui avait serinée durant son adolescence lorsqu’il restait indécis sur ce qu’il voulait faire : « Avancez si toutefois vous n’avez pas peur et n’aimez mieux fermer les yeux ! ... »
Fermer les yeux ? Il en était d’autant moins question qu’il se sentait presque aveugle. Alors avancer ? Mais dans quelle direction ?
Soudain la douleur l’envahit, presque physique tant elle était aiguë : celle que ressent tout homme atteint par le doute d’avoir donné son amour à une femme indigne. Il eut mal au point qu’il aurait pu crier et qu’il lui fallut s’arrêter, s’appuyer à un réverbère. Jamais il n’avait éprouvé ce sentiment de désespoir et d’impuissance ! Même au moment de ses adieux à Dianora, quelques années plus tôt. D’un geste brusque il arracha son chapeau et, les yeux clos laissa la pluie froide tremper sa tête. Les larmes qu’il ne pouvait retenir s’en trouvèrent noyées.
Une voix de femme lui fit ouvrir les yeux.
– Puis-je vous aider, monsieur ? Vous semblez souffrant...
L’inconnue était jeune, pas vilaine, et abritait sous un vaste parapluie un visage clair surmonté d’une toque en velours. Morosini réussit à lui sourire :
– Merci, madame ! Cela va passer ! ... Une vieille blessure de guerre qui se rappelle parfois à mon souvenir.
Ni l’un ni l’autre n’eurent le temps d’en dire plus : sortant d’une limousine vert foncé qui venait de s’arrêter, un chauffeur en livrée noire s’était approché et prenait Morosini par le bras avec tant d’autorité que celui-ci, saisi à froid et dans un état de moindre résistance, ne trouva rien à objecter.
– Monsieur le prince ne devrait pas sortir par un temps pareil ! Je l’ai déjà dit à monsieur le prince mais il ne m’écoute pas. Heureusement que je l’ai aperçu... dit ce serviteur dont le type mongol parut soudain familier à Morosini. Il l’entraînait vers la voiture. Aldo eut à peine le temps de jeter un dernier remerciement à la charitable Londonienne avant de se retrouver saisi par une main venue de nulle part, assis sur des coussins de velours au fond d’une puissante automobile et au côté d’un homme dont le visage disparaissait en partie sous le bord roulé d’un élégant chapeau, une paire de lunettes teintées et le col relevé d’une pelisse doublée d’astrakan ; mais ce qui attira d’abord le regard d’Aldo fut une canne d’ébène à pommeau d’or avec laquelle jouait une main gantée. Il fut si surpris qu’il en oublia provisoirement ses tourments :
– Vous ici ? souffla-t-il. C’est inattendu !
– En effet. Sachez que je ne suis venu que pour vous, et que nous vous suivons depuis que vous avez quitté votre hôtel.
– Mais... pourquoi ?
– Parce qu’en apprenant la mort de Ferrals j’ai craint ce qui arrive : l’amour que vous portez à la fille de Solmanski a commencé de vous détruire et mènera cette tâche à bonne fin si l’on ne vous aide pas.
– N’exagérez-vous pas un peu ? protesta Morosini. Moi, détruit ?
– Pas encore, mais ça va venir. Songez qu’en bien peu d’heures vous êtes passé du bonheur à la souffrance et au doute. Car vous souffrez. C’est écrit en toutes lettres sur votre visage.
Morosini haussa les épaules et fit toute une histoire de s’éponger la tête avec son mouchoir.
– Ce sont des choses qui arrivent ! soupira-t-il. Pour l’instant, j’ai bien peur de devenir idiot. Je ne sais plus qui croire ni que penser.
– Et si vous pensiez à autre chose ?
La voix profonde aux sonorités de violoncelle de Simon Aronov n’était que douceur, pourtant Aldo ressentit un reproche voilé qui le fit rougir.
– Vous me laissez entendre que je ne suis pas venu ici pour m’occuper des affaires de lady Ferrals et je ne peux pas vous donner tort, mais il y a du nouveau. Vous devez le savoir... et admettre que la mort de Harrison a changé bien des choses. Dans la situation où nous nous trouvons, Vidal-Pellicorne et moi, il m’a semblé qu’Adalbert suffisait pour tenter d’en savoir plus et que je pouvais me consacrer à celle...
– Qui vous a ensorcelé et pour qui, déjà, vous avez risqué votre vie. Vous êtes prêt à recommencer et je ne peux pas vous en blâmer : c’est une réaction humaine. En outre elle vous ressemble. Moi je vous demande de ne pas vous en mêler davantage... au moins pendant quelque temps. C’est trop dangereux !
– Dangereux ? Allons donc. J’ai agi jusqu’ici en accord avec le superintendant Warren à qui, d’ailleurs, je dois rendre compte de ce que j’ai pu apprendre. Où est le péril ?
– Au Claridge ! Solmanski vient de rentrer d’Amérique.
– Je le sais : je l’ai vu arriver hier chez son gendre et en ressortir furieux...
– Admettez qu’il y a de quoi : il revenait tranquillement afin d’assister à la vente du diamant, ravi sans doute d’avoir appris la mort de son gendre, ce qui allait lui permettre de récupérer à la fois le saphir, ou ce qu’il croit être l’original, et une belle fortune. Or c’est sa fille que l’on arrête et, quant à la Rose d’York, elle a disparu. Cet homme-là déteste les contrariétés !
– Je n’en doute pas, mais cela ne me dit pas en quoi je courrais un péril quelconque en essayant de découvrir le véritable meurtrier.
– Souvenez-vous de ce que je vous ai dit à Venise : dès l’instant où Solmanski vous retrouvera sur son chemin vous ne serez plus en sûreté. Comprenez donc que sa fille est son meilleur instrument et qu’il ne permettra à personne de s’interposer entre elle et lui !
– Je veux seulement m’interposer entre elle et la pendaison. Ne savez-vous pas qu’elle est perdue si l’on ne vient pas à son aide, qu’elle doit faire face à un accusateur acharné à sa perte et dont aucun avocat ne réussira à faire changer la déposition d’une virgule !
– Nous sommes d’accord mais... si vous laissiez Scotland Yard faire son métier ? Ils sont habiles ces gens-là et capables de mettre la main au collet du Polonais envolé. Ajoutez-y que Solmanski ne permettra jamais que l’on exécute, ni même que l’on condamne cette belle enfant. N’allez pas vous fourrer au milieu de tout ça. D’ailleurs ne m’avez-vous pas dit, il y a un instant, que vous ne saviez plus qui croire ?
– C’est vrai, je l’ai dit, mais vous ne pouvez pas comprendre !
– Alors expliquez-moi ! soupira Simon Aronov. En ce qui me concerne je ne suis pas pressé et Wong peut faire encore deux ou trois fois le tour de Hyde Park ! Vous avez vu trois personnes aujourd’hui. Peut-être pourrais-je vous aider à y voir plus clair si vous consentiez à me confier ce qu’elles vous ont raconté.
– Après tout... pourquoi pas ?
Aldo savait raconter sans se noyer dans les détails. Il réussit à relater ses trois entretiens sans se laisser envahir à nouveau par l’angoisse de tout à l’heure.
– Eh bien, dit-il enfin, qu’en pensez-vous ? Quelle version est la bonne ? Qui dit la vérité ?
– Personne et tout le monde. Chacun s’accroche à « sa » vérité et la déguise selon son tempérament. Le secrétaire se complaît dans son rôle de vengeur au point de ne pas nier sa frustration sexuelle, mais il est difficile de croire qu’un simple patron puisse inspirer un sentiment justifiant un tel acharnement ; la fidèle servante vit dans la nostalgie des amours adolescentes de sa jeune maîtresse. Quant à lady Ferrals, votre visite inattendue a dû lui faire l’effet de l’apparition miraculeuse du Chevalier au Cygne. Elle a compris que vous l’aimiez toujours, et sans doute son récit s’en est-il ressenti. Peut-être même de façon inconsciente : elle est encore très jeune.
– Vous ne voulez pas croire qu’elle m’aime ?
– Si. Pourquoi pas ? Je suppose qu’elle vous aime... aussi ! Mais ne vous cramponnez pas à cette seule idée ! Vous y perdriez votre âme... et peut-être la vie. Croyez-moi ! Achevez ce que vous avez commencé en rendant compte au superintendant de votre visite à la prison puis retirez-vous de cette affaire-là ! Au moins pour un temps. C’est la piste du diamant qu’il faut suivre tant qu’elle est encore chaude !
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