– Surtout pas ! Il est seul ici ? ajouta Morosini saisi d’une soudaine inquiétude.

– Seul ! Réfléchis un peu : si la belle Dianora était au Ritz ou même simplement à Londres, ça se saurait ! Elle n’est pas femme à laisser sa lumière sous le boisseau. Maintenant, dis-moi un peu comment s’est passée ta visite à la prison.

– Bien... Enfin, à peu près, mais j’ai vu beaucoup plus de monde que tu ne l’imagines. Après Anielka, j’ai rencontré Wanda sa femme de chambre et j’ai rendu visite à John Sutton. Et tous trois m’ont donné des récits si différents que je ne sais plus trop où j’en suis. Pour finir j’ai fait une promenade en voiture avec Simon Aronov.

– Il est ici ?

– On dirait. Il m’a enlevé dans une voiture verte conduite par un chauffeur coréen. Selon lui c’était pour mon bien et il m’a littéralement lavé la tête. Ce qu’il veut, c’est que je cesse de m’occuper de l’affaire Ferrals.

– Il n’a pas tort. Ce n’est jamais bon de courir deux lièvres à la fois. Mais viens me raconter tout ça au bar en buvant quelque chose de réconfortant ! Tu es trempé. Et tu n’as pas l’air bien.

Avec une délicatesse quasi paternelle, Adalbert aida son ami à ôter son vêtement mouillé qu’il remit à un valet, avant de l’emmener dans un coin tranquille.

– Raconte ! dit-il après avoir passé commande au barman.

Quand ce fut fini, il considéra Morosini d’un œil perplexe puis, repoussant la mèche blonde qui s’obstinait à lui retomber sur le nez :

– Qu’est-ce que tu éprouves ? demanda-t-il. Aldo, qui buvait distraitement son whisky, haussa les épaules, le regard ailleurs.

– Je n’en sais rien... sinon peut-être une grande fatigue.

– Alors, si tu veux m’en croire, suis le conseil de Simon. Pour être ainsi sorti de l’ombre, il faut que tu l’inquiètes et je ne suis pas loin de partager son souci. Tu n’as aucun moyen de voler au secours de la belle captive. En revanche, Warren n’en manque pas. Raconte-lui ton entrevue puis laisse-le chercher le Polonais. Si tu t’en mêles, tu risques d’intervenir à contretemps dans son enquête.

Tout cela était marqué au coin de la saine raison. Morosini en convint volontiers : il promit de laisser les investigations policières suivre leur cours sans intervenir.

– Bravo ! s’écria Adalbert tout sourire retrouvé en choquant son verre contre celui de son ami. Pour la peine, je vais te procurer de la distraction : cette nuit, nous allons jouer Shakespeare chez les Chinois !

– Les Chinois ? D’où sors-tu cette idée ? C’est encore Bertram ?

– Exactement ! Il croit avoir une piste mais il aimerait bien que nous allions l’explorer avec lui.

– Pourquoi ? Il a peur ?

– Mm... C’est un peu ça. Essaie de comprendre : Cootes est un garçon normalement courageux dans la plupart des circonstances mais il a des Chinois une frousse horrible. La seule idée de tomber dans leurs pattes lui donne la nausée : il se voit déjà soumis à l’un de leurs mille supplices tellement ingénieux ; livré aux rats, par exemple, ou découpé vivant en menus morceaux par un couteau savant. Alors, aller traîner seul et de nuit à Lime-house, leur quartier, ça ne lui dit rien du tout.

Aldo se mit à rire.

– Le fait est que cela n’a rien de réjouissant. On le retrouve où ?

– Dans un bistrot du Strand où il a ses habitudes. En attendant, je te propose un bon dîner pour aborder l’aventure en pleine forme. Ici de préférence où l’on n’a rien à craindre de la nourriture.

– Excellente idée ! On va aller se changer.

– Pendant que j’y pense et à propos de nourriture, nous sommes invités après-demain soir chez la duchesse de Danvers. Enfin, toi tu es invité : elle désire te présenter à une amie américaine qui veut te rencontrer et comme c’est une femme bien élevée, elle m’a convié aussi. Je te servirai de suivante ! conclut-il avec sa bonne humeur habituelle.

Morosini qui était en train d’achever son whisky fit la grimace :

– Une Américaine ? L’idée ne m’enchante guère. La plupart de ces gens-là possèdent beaucoup d’argent mais assez peu de goût. Et quand il s’agit d’antiquités, ils mélangent tout.

– Bof ! Tu ne risques pas grand-chose. Une femme ? Elle veut sûrement te parler bijoux. Ça m’étonnerait qu’elle te demande une commode Louis-XV. Et puis, je serai assez content de passer une soirée dans la haute aristocratie anglaise. C’est un milieu que je connais peu... ou pas du tout !

– Toi, tu serais snob ?

– Pas vraiment, mais je t’avoue que le voisinage d’un palais royal, d’une cour, d’un apparat que nous ne connaissons plus m’émoustille. Ça change agréablement de nos ministres qui ont toujours l’air de porter le deuil. Sans compter que les réceptions à l’Elysée sont accablantes...

– Je ne vais pas te refuser ce plaisir. On ira !


  Chapitre 4 Chinatown


– ... alors ce gosse m’a dit : « Si vous me donnez dix livres, je vous dirai où vous pourrez trouver les assassins du bijoutier. » Dix livres ! Où voulait-il que je les trouve ? Alors j’ai pensé à sir Vidal – le reste du nom ne devait pas passer facilement et fut avalé – et je suis venu le demander à votre hôtel. Par chance il était là : ces gens de la réception ont une façon de vous regarder comme si vous étiez une épluchure oubliée par la femme de ménage ! Mais le gosse a eu ses dix livres et moi mon renseignement.

Assis en lapin au fond du taxi entre Adalbert et Aldo, Bertram Cootes donnait ses sources.

– Dix livres c’est déjà une somme, observa Morosini. Qu’est-ce qui vous faisait croire que le gamin ne vous menait pas en bateau ?

Le journaliste haussa ses épaules dodues :

– J’en sais rien ! Ses yeux, je crois, quand il m’a dit que je pouvais lui faire confiance. D’ailleurs, il a tout lâché tout de suite : les meurtriers sont les frères Wu, Han et Yen. Ils travaillent de temps en temps aux West India Docks et fréquenteraient le Chrysanthème rouge, une maison de thé crasseuse située au bout de Limehouse Causeway.

– C’est déjà difficile à croire. Les hommes qui sont entrés chez Harrison étaient, d’après votre propre récit, élégants, bien habillés et dans une Daimler avec chauffeur.

– Vous ne pensez tout de même pas qu’ils travaillent pour leur propre compte ! s’insurgea Bertram qui enchaîna aussitôt sur le ton de la déclamation : « L’ornement c’est l’apparence de vérité que revêt un siècle perfide pour duper les plus sages... »

– C’est quoi, ça ? grogna Morosini agacé.

– Euh... Le Marchand de Venise, rôle de Bassanio, scène... je veux dire par là que seule l’apparence compte. Si celui qui les a envoyés le souhaitait, ils auraient mené train de prince, tout dockers qu’ils soient. Un homme riche qui règne sur les maisons de jeu et les fumeries d’opium clandestines. Autant dire sur tout le peuple coloré de l’East End. Des légendes courent même sur lui...

– Encore un homme invisible ? fit Aldo qui pensait à Simon Aronov avec une vague rancune.

– Pas du tout. Il s’appelle Yuan Chang et il tient une boutique de prêt sur gages et de brocante dans Pennyfields. Pour ce que j’en sais, il serait un vieillard sage, prudent, paisible, qui ne parle pas beaucoup. On dit qu’il est puissant, que sa fortune est grande et que la police le ménage parce qu’il lui arrive de rendre quelques services.

– Si c’est lui qui a commandité le meurtre de Harrison et volé le joyau, la police aurait tort de continuer à le protéger.

– J’ai dit la police, pas Scotland Yard. Ainsi je crois savoir que Warren donnerait cher pour le pincer en flagrant délit, mais faut pas rêver : ce n’est pas près d’arriver.

– Et si nous parvenons à capturer les frères Wu ?

– Ils ne parleront pas. Ils aimeront mieux se laisser passer la corde au cou plutôt que dénoncer leur patron parce qu’ils savent que ce serait le Paradis à côté du genre de mort que les gens de Yuan Ghang leur réserveraient s’ils avaient la langue trop longue.

Aldo chercha une cigarette, l’alluma et grogna :

– Dans ces conditions, qu’allons-nous faire à Limehouse ?

– C’est pourtant limpide, marmotta Adalbert. Essayer d’apprendre quelque chose sur la Rose d’York.

– C’est bien ce que je dis : c’est du temps perdu. Si comme nous le pensons elle est entre les mains de ce Chinois, il a dû la faire disparaître sans espoir de retour.

– C’est pas obligé ! s’écria Bertram. Le fameux diamant est sans intérêt pour Yuan Chang. On dit qu’il possède des trésors cachés mais qu’il ne s’occupe jamais que de pièces chinoises, mongoles, mandchoues, tout ce que vous voudrez ! Le Téméraire et même les rois d’Angleterre, ça ne représente rien du tout pour lui sinon des étrangers peu recommandables ! Il en a rien à faire de la Rose d’York ! Quant à travailler pour quelqu’un d’autre, européen ou américain, il faudrait vraiment qu’il y ait une raison exceptionnelle : même les joyaux de la Couronne ne le décideraient pas ! Evidemment, les frères Wu ont peut-être décidé, eux, de s’offrir un extra !

– Et voilà pourquoi votre fille est muette ! conclut Adalbert entre ses dents, avant d’ajouter : De toute façon, ça ne nous fera jamais qu’une soirée un peu pittoresque ! Demain on passera à un autre genre d’exercice...

En dînant, les deux amis s’étaient tracé une nouvelle ligne de conduite : se partager de fastidieuses recherches d’archives, en particulier à Somerset House où l’administration britannique de l’Enregistrement conserve les testaments, avec un soin particulier pour ceux de Nelson, de Newton et de William Shakespeare. Ou encore au Public Record Office, dans l’espoir insensé de trouver une trace de la vraie pierre mais sans se faire d’illusions : autant chercher une aiguille dans une meule de foin !

À la hauteur de Stepney, on quitta Commercial Road pour plonger vers le sud. Le taxi cahotait à présent sur les pavés disjoints d’une rue étroite et sombre qui en rejoignait une autre, un peu plus large, nommée Narrow Street. À cet instant, le chauffeur du taxi saisit le tube acoustique permettant de converser avec l’intérieur de la voiture et déclara :

– J’ n’aime pas beaucoup c’ quartier, gentlemen ! Vous pensez en avoir pour longtemps ? C’est pas un endroit sain.

– On n’en sait rien ! répondit Bertram qui, assuré d’une escorte vigoureuse, devait se sentir l’âme d’un paladin. Est-ce que vous auriez peur ?

Le ton dédaigneux n’eut d’autre effet que de renforcer l’accent cockney du chauffeur qui devait avoir le cuir épais.

– Je n’ai aucune envie de rester seul dans ce coin pourri. On n’est plus en Angleterre ici, on est en Chine et un couteau entre les deux épaules ça ne me tente guère... Et puis vous êtes presque arrivés.

– On vous paiera triple course s’il le faut mais vous attendrez, dit sèchement Morosini. Quand nous serons à destination, vous rangerez votre voiture dans un endroit où elle n’attirera pas l’attention et vous patienterez. Vous ne serez pas longtemps seul ! ajouta-t-il avec un coup d’œil à Bertram qui soufflait dans ses mains en remontant les épaules comme si l’on était en plein hiver. Lui non plus ne devait pas se sentir très à son aise.

– Bon, d’accord ! fit l’autre de mauvaise grâce, mais vous êtes trois et j’aimerais bien qu’il y en ait un qui reste !

– Eh bien, dites donc ! grogna Adalbert. Si tous les Anglais étaient comme vous on n’aurait pas gagné la guerre !

Après avoir franchi le pont enjambant Regent’s Canal, le taxi s’arrêta un instant près de la Tamise tandis que Bertram descendait pour inspecter les alentours. La pluie ne tombait plus mais une brume en formation sur le fleuve menaçait de se changer en brouillard. À cause de l’humidité pénétrante, il faisait presque froid. L’air sentait le charbon, la tourbe, la vase surtout dont l’odeur épaisse envahissait tout. La marée approchait de l’étalé et le fleuve apparaissait comme une vaste étendue d’eau plate, où se reflétaient à peine les fanaux des bateaux à l’ancre. Les formes massives d’un train de péniches à l’arrêt, de quelques bateaux de commerce et de barges plus ou moins chargées surgissaient des écharpes d’un gris blanchâtre. La sirène d’un remorqueur trouait la nuit quand le journaliste revint dire qu’il y avait une petite impasse un peu avant le Chrysanthème rouge. Il s’offrit de guider le taxi tandis que ses deux compagnons mettaient pied à terre pour s’engager dans une ruelle où il n’y avait plus de pavés mais de la boue. Des constructions basses, lépreuses, la bordaient. L’une d’elles arborait une esquisse de toit retroussé à la mode asiatique, d’autres des panneaux portant des inscriptions chinoises dont l’élégance ne parvenait pas à ennoblir cette artère misérable.