Un peu inquiet devant cet évanouissement prolongé, Aldo alluma la petite lampe intérieure et entreprit de faire boire Mary dont les joues s’obstinaient à rester blanches. Si ça ne s’arrangeait pas, il faudrait peut-être la conduire dans un hôpital, éventualité qui ne lui souriait guère mais, grâce à Dieu, le remède s’avéra miraculeux : la jeune femme tressaillit, s’étrangla et se mit à tousser tandis que ses yeux s’emplissaient de larmes. Aldo la redressa pour lui taper dans le dos et son visage se retrouva presque au niveau de celui de Mary qui, revenue à une claire conscience, le considérait avec un ahurissement mêlé de colère qu’elle mit plusieurs secondes à exprimer :

– Comment... comment êtes-vous ici ? Et que... faites-vous près de moi ?

– Si c’est votre façon de dire merci, elle est étrange ! Je vous ai sauvée des griffes de deux malandrins et j’ai cru un instant que vous étiez gravement blessée... Je suis heureux de voir qu’il n’en est rien.

– En effet, j’ai seulement très mal à la tête... Oh, seigneur, ces brutes m’ont assommée ! ... Donnez-moi encore un peu de gin !

Tandis qu’elle buvait avec précaution, il se risqua à lui demander ce qu’elle venait faire dans un endroit pareil.

– Il aurait pu vous arriver pire... Qu’est-ce qu’une femme de votre rang peut chercher dans ce misérable quartier chinois ?

– Ça ne vous regarde pas ! déclara-t-elle sans chercher à s’encombrer de politesse superflue, mais Morosini n’eut pas le temps de lui en faire le reproche car elle s’était mise à chercher fébrilement autour d’elle et, soudain, poussa un cri :

– Mon sac ! ... Où est mon sac ?

– Ma foi, je n’en sais rien, mais il est probable qu’on vous l’a volé.

Sans l’écouter, elle se précipita sur la vitre de séparation qu’elle ouvrit pour ordonner au chauffeur de retourner d’où l’on venait. Cette fois, Aldo s’interposa :

– C’est idiot ! Qu’espérez-vous retrouver là-bas ? A moins que vous n’ayez des ennemis personnels, ce sac est certainement l’unique raison de l’attaque dont vous avez été victime.

– Je veux en avoir le cœur net ! Mais vous n’êtes pas obligé de m’accompagner. Vous pouvez descendre si vous voulez !

– Pas question ! grogna son compagnon. J’ai entrepris de vous sauver, j’irai jusqu’au bout ! Retournez, chauffeur, puisque madame y tient !

Naturellement on fit chou blanc et, au bout d’interminables recherches, lady Mary se jeta dans le taxi en sanglotant si désespérément que le bon cœur d’Aldo s’émut : il essaya de la consoler.

– Ne vous désolez pas ainsi ! Qu’y avait-il de si précieux dans ce sac ? ... Voulez-vous que nous allions à la police ? J’ai peur que cela ne serve pas à grand-chose...

Il eut l’impression d’avoir administré un révulsif. Mary cessa aussitôt de pleurer et se redressa en faisant entendre un petit rire nerveux.

– La police ? Que voulez-vous qu’elle y fasse, la police ? Je me suis fait détrousser par des voleurs, voilà tout ! J’avais... j’avais gagné ce soir... au fan-tan !

– C’est pour jouer que vous venez ici ? souffla Aldo sans chercher à cacher sa surprise. C’est de la folie !

Elle braqua sur lui l’orage de ses yeux gris traversés d’éclairs.

– Peut-être suis-je folle, en effet, mais j’aime jouer et surtout j’aime ce jeu, le fan-tan ! Voyez-vous, j’ai passé la plus grande partie de mon adolescence à Hong-Kong où mon père était en poste. C’est là que j’ai appris.

– Je croyais que les bijoux étaient votre seule passion. Ça ne va pas ensemble, la collection et le jeu, parce que l’un arrive toujours à mettre l’autre en danger.

– Mais il ne s’agit pas d’une passion ! Simplement d’un... plaisir. Je ne viens pas ici tous les soirs ! En fait c’est la troisième fois.

– Si vous voulez mon avis, c’est encore trop. Votre mari est au courant ?

– Non, bien sûr. Il s’occupe assez peu de ma façon de vivre mais je ne tiens pas à ce qu’il le sache : il y verrait une atteinte à sa respectabilité, ce qui lui serait insupportable. Surtout maintenant !

– Je m’en doute. Mais comment avez-vous découvert ce tripot ? Tout de même pas par hasard ?

– Non. Gela s’est fait avec une bande d’amis à la fin d’une soirée assez gaie. L’un d’eux connaissait le Chrysanthème et nous a emmenés. Les clients appartenant à la gentry sont moins rares que vous le pensez parce qu’il y coule beaucoup d’argent, mais ce soir il n’y avait que moi.

– Et vous avez gagné... peut-être une somme ? ... Il s’interrompit. Le chauffeur venait de tirer la vitre pour demander où l’on allait en définitive. Lady Mary ne laissa pas à Morosini le temps de répondre. Elle indiqua Piccadilly Circus.

– C’est là que vous habitez ? fit Aldo mi-figue mi-raisin.

– Ne soyez pas stupide ! fit-elle en haussant les épaules. Je ne tiens pas à ce que l’on sache mon adresse.

Aldo n’insista pas. Le reste du trajet se passa dans un profond silence.

Arrivés à destination, Aldo pria son taxi de l’attendre, aida sa compagne à descendre, l’embarqua dans une autre voiture qu’il héla au passage, lui baisa la main, referma la portière et rejoignit son propre véhicule.

– Une autre promenade dans les bas-fonds, sir ? demanda le conducteur une lueur de malice dans l’œil.

– Pas pour le moment ; je rentre au Ritz mais je voudrais savoir comment vous atteindre en vue d’autres expéditions analogues : le chauffeur qui m’a conduit tout à l’heure à Limehouse ne m’a pas paru très courageux.

– C’est facile ! fit l’homme flatté et d’ailleurs encouragé par le billet qui s’agitait au bout des doigts de son client. Téléphonez au White Horse, sur le Strand, et demandez Harry Finch : j’y passe matin, midi et soir. Voilà le numéro... Vous savez, après dix ans dans la Navy, dont la guerre, il n’y a plus grand-chose qui me fasse peur ! Dites-moi seulement votre nom... ou celui qui vous conviendra.

Il était un peu plus de deux heures du matin quand Harry Finch déposa son client. Vidal-Pellicorne n’étant pas encore rentré, Morosini pensa qu’il s’attardait peut-être dans un bistrot quelconque afin de remonter le moral de Bertram, décida de ne pas l’attendre et d’aller se coucher. La journée avait été longue, plutôt rude, et le besoin de repos se faisait sentir. L’aventure qu’il venait de vivre le tracassait plus qu’il ne l’aurait voulu peut-être parce qu’il y avait quelque chose qui sonnait bizarrement dans l’histoire racontée par Mary. Décidément, cette jolie femme lui inspirait plus de méfiance que de sympathie ! Une vague rancune s’y mêlait qui n’eût pas existé si elle était toujours Mary Saint Albans, mais elle portait à présent le nom d’un homme qu’il avait toujours aimé et respecté. Que ce nom se trouve à la merci d’une descente de police dans un tripot louche lui était désagréable. Le vieux lord Killrenan, cet amoureux passionné de la mer et des voyages, s’était toujours laissé attirer par la magie des terres orientales, mais celle-ci n’avait rien de commun avec le penchant de son héritière pour une couleur locale frisant la dépravation.

– Ce pauvre sir Andrew n’aimait pas sa famille, déclara-t-il à sa brosse à dents. Qu’est-ce que cela aurait été s’il avait su à quoi s’en tenir ! Il doit se retourner dans sa tombe...

Une fois couché, il découvrit que la fatigue n’apportait pas toujours le sommeil. Trop d’émotions contradictoires s’étaient agitées dans sa tête pour qu’il soit possible de les balayer et, lorsqu’il réussit enfin à s’endormir, ce fut pour tomber dans un cauchemar où Anielka, lady Mary, Aronov, les Chinois et un étudiant polonais se livraient à une sarabande épuisante. Aussi accueillit-il le jour et la table roulante du breakfast avec un vif soulagement et une soudaine détermination. Le Boiteux avait raison ! A s’occuper de trop de gens à la fois, on y perd le sens commun. Ce qu’il fallait, c’était écarter provisoirement Anielka et Mary afin de se consacrer au Diamant et, à ce propos, quelque chose lui disait qu’une expédition fluviale au Chrysanthème rouge serait peut-être plus payante que de fastidieuses recherches d’archives. Tout à l’heure, avec Adalbert, ils mettraient au point leur plan de bataille et songeraient à se procurer une embarcation... Et puis pourquoi ne pas aller visiter dans Pennyfields la boutique de prêt sur gages et de brocante appartenant à ce Yuan Chang qu’on lui avait dépeint comme si puissant et si dangereux ? Après tout, l’usure mise à part, c’était en quelque sorte un confrère et il pouvait être intéressant de bavarder avec lui. Surtout si, comme Aldo ne cessait de l’imaginer, la Rose d’York y avait abouti : il fallait bien que quelqu’un eût envoyé les tueurs !

Consulté, Adalbert ne montra aucun enthousiasme pour cette nouvelle expédition en terre chinoise. Il était possible que Yuan Chang possédât la pierre mais si c’était le cas, il n’allait pas confier cela à un parfait inconnu.

– Et puis, de toute façon, la pierre est fausse et s’il l’a fait voler pour quelqu’un, hypothèse la plus vraisemblable, il n’a rien à gagner à l’aventure. Surtout si ce quelqu’un s’aperçoit qu’il s’agit d’un magnifique bouchon de carafe ! Je préfère aller nager dans la poussière de Somerset House afin de voir si le testament de Nell Gwyn ne s’y trouverait pas.

– Tu vas perdre ton temps ! Simon Aronov a bien dû y penser avant toi.

– Je ne le vois pas passer des jours et des jours à fouiller des archives officielles. Et puis, les coups de chance, ça arrive !

– Sancta simplicitas ! J’irai donc seul...

Vers trois heures, le taxi de Harry Finch, prévenu à midi, déposait Morosini devant la plus grosse maison de Pennyfields, une bâtisse trapue à deux étages dont les briques se décoloraient jusqu’à un gris rosâtre. Une boutique occupait la moitié du rez-de-chaussée, mais les vitres en étaient si sales qu’il était impossible de voir à l’intérieur. Une grande activité régnait à présent dans ce quartier si lugubre et désert quelques heures plus tôt. Un peuple qui s’y affairait : petits vendeurs ambulants, marchands de soupe ou de denrées variées installés à même le sol, magasins ouverts comme ceux des souks arabes dont les marchandises dégringolaient parfois jusqu’au ruisseau mais au seuil desquels trônait, les mains au fond de ses manches, une statue aux yeux bridés vêtue de cotonnade bleue ou noire. Tout cela composait un ensemble fleurant l’Extrême-Orient qui ne manquait pas de pittoresque. On se serait cru dans une rue pékinoise ou cantonaise.

Tout de suite, la voiture fut entourée d’une troupe de gamins qui l’environnèrent autour mais sans la toucher : les taxis étaient rares dans ce coin ; celui-là offrait un spectacle comme un autre. L’air charriait des odeurs de nourriture mêlées à celle de l’encens qui étouffaient assez bien l’éternelle puanteur de vase et de charbon.

Dans la boutique du prêteur, l’espace réservé aux clients était réduit par des comptoirs surmontés d’un grillage à travers lequel on pouvait voir des objets de toute sorte. Il y faisait si sombre qu’un bec de gaz était allumé bien qu’il fît jour, et sur tout cela régnait un Chinois entre deux âges à la mine maussade que le tintement des clochettes de la porte ne fit même pas tressaillir. Cependant, la vue de l’homme élégant qui venait d’entrer le convainquit de se mettre en mouvement. Il s’avança vers lui pour demander dans un anglais sifflant et après une série de courbettes en quoi une si misérable maison pouvait obliger l’honorable visiteur. Morosini laissa planer sur le décor poussiéreux un regard perplexe.

– On m’a dit que je pourrais trouver ici des antiquités intéressantes, mais je ne vois qu’une officine de prêt sur gages...

– Pour admirer les objets, par ici s’il vous plaît ! émit l’employé en relevant l’abattant qui unissait deux comptoirs et en relevant de l’autre main le rideau pendu dans un coin.

Ce que le visiteur découvrit au-delà du velours passé ne fut pas sans le surprendre : il s’agissait en effet d’un véritable magasin d’antiquités, sans aucun rapport avec le sien propre ou celui de son ami Gilles Vauxbrun à Paris, mais quelque chose d’assez honorable tout de même. Tout le fantastique panthéon hindou et extrême-oriental était là sous forme de multiples statues, quelques jolis bouddhas venus de Chine ou du Japon voisina avec des porcelaines translucides, des brûle-parfum où s’attardait l’odeur de l’encens, des candélabres de bronze, un gong de grande taille, des monstres grimaçants, gardiens habituels des portes du temple, des soieries, des éventails et une multitude de petits objets d’ivoire ou de pierre dure. Tout cela n’était pas très ancien, comme le découvrit l’œil exercé du prince-antiquaire, et la proximité de West et East India Docks devait y être pour quel que chose, mais l’ensemble était bien choisi et le procédés de vieillissement, destinés à conférer de siècles à la patine, point trop apparents. En outre quelques pièces semblaient authentiques.