Une voix au timbre un peu fêlé mais agréable et cultivée se fit alors entendre.
– Cette maison n’est pas facile à trouver. Il faut connaître... et je n’ai jamais eu l’honneur de vous rencontrer, monsieur. Qui donc vous envoie ici ?
Aldo ne douta pas un instant d’être en présence de Yuan Chang. C’était en effet un vieillard comme l’avait dit Bertram, petit et mince, presque frêle, mais il se dégageait de sa personne vêtue d’une longue robe de satin noir, sans autre ornement qu’un mince liséré d’or, une impression étonnante de vigueur. Un peu comme si l’on venait de planter dans le sol une lame d’épée et non un homme âgé au visage strié de rides multiples. Cela tenait peut-être à l’expression impérieuse des yeux noirs et brillants qui ne cillaient point. Aucun ornement annonçant un rang quelconque ne distinguait le bonnet de soie noire coiffant la tête blanchie. Pourtant, Morosini aurait juré que, dans son pays, Yuan Chang n’était pas un simple boutiquier. Au moins un lettré ! Peut-être un mandarin.
– La curiosité ainsi que l’amour des choses anciennes. Je suis moi-même antiquaire et je viens de Venise. Prince Morosini ! ajouta-t-il avec une légère inclination de la tête à laquelle le vieil homme répondit.
– L’honneur n’en est que plus grand mais, avec votre permission, je répéterai ma question : à qui en suis-je redevable ?
– Personne et tout le monde. Un simple propos de salon saisi au hasard d’une conversation mondaine et puis un autre entendu dans le hall d’un palace. Vous êtes, je pense, monsieur Yuan Chang ?
– J’aurais dû l’annoncer moi-même dès l’instant où vous vous présentiez, prince. Veuillez me pardonner car je viens de manquer aux usages. Puis-je maintenant demander ce que vous cherchez dans ce magasin indigne de vos regards ?
– Tout et rien. Allons, monsieur Yuan Chang, ne soyez pas trop modeste ! Vous passez pour un expert en matière d’antiquités asiatiques... et je vois ici parmi... je vous l’accorde bien des objets de valeur moyenne quelques pièces dignes d’un autre décor. Cette agrafe de bronze niellée d’or a dû voir le jour quelque part dans votre pays entre le Xe et le XIIe siècle, ajouta-t-il en se penchant sur un petit lion ailé posé sur une plaque de velours.
Yuan Chang ne songea même pas à cacher sa surprise.
– Mes sincères félicitations ! Etes-vous spécialiste en art de mon pays ?
– Pas vraiment, mais je m’intéresse aux bijoux anciens de quelque provenance qu’ils soient. C’est pourquoi je m’étonne que vous laissiez celui-ci sans autre protection ! N’importe qui pourrait le voler.
Un éclair brilla un instant sous les sourcils presque blancs.
– Personne n’oserait voler quoi que ce soit dans ma demeure. Et à propos de ce lion et au cas où il vous tenterait, j’ai le regret de vous apprendre qu’il est déjà vendu. Souhaitez-vous voir autre chose ?
– Je suis surtout attiré par les pierres. En fait, je me suis spécialisé dans les joyaux anciens... historiques de préférence. Auriez-vous quelque chose ? En jade par exemple ?
– Non. Je vous ai prévenu : en dépit de ce que l’on a pu vous dire ma maison est modeste et je...
Il n’acheva pas sa phrase. Des piaillements indignés s’élevaient de l’autre côté du rideau qu’une main énergique releva brusquement pour livrer passage au superintendant Warren en personne drapé dans son macfarlane et plus oiseau maléfique que jamais.
– Désolé d’entrer chez vous sans m’être annoncé et sans y mettre plus de formes, Yuan Chang, mais il faut que je vous parle.
Si le Chinois éprouva de la colère, le profond salut qui lui courba l’échine la dissimula. En revanche, l’entrée brutale du policier ne lui inspirait certainement aucune crainte. Ce qu’Aldo décela dans sa voix unie ressemblait beaucoup plus à de l’ironie.
– Qui suis-je pour que le célèbre superintendant Warren daigne salir ses souliers dans la poussière de ma misérable boutique ?
– L’heure n’est pas aux politesses fleuries, Yuan Chang. Vous avez raison de penser qu’il fallait un sujet grave pour que je vienne jusqu’ici. Monsieur, ajouta Warren en se tournant vers Morosini sans avoir fait mine de l’avoir reconnu, je suppose que le taxi qui stationne devant la porte est le vôtre. Puis-je vous demander d’aller m’y attendre ?
– Aurions-nous à parler ? fit Aldo avec une certaine hauteur ainsi qu’il convenait à son personnage actuel. Je ne suis qu’un simple client... éventuel.
– Sans doute, mais moi je suis un homme extrêmement curieux et aucun des clients de l’honorable Yuan Chang ne saurait me laisser indifférent. S’il vous plaît !
Il ouvrait le passage que Morosini fut bien obligé d’emprunter en dépit du fait qu’il grillait de curiosité. Il trouva dans la rue une puissante voiture noire et une autre plus petite, ainsi que de nouveaux attroupements de gamins, cette fois tenus à distance par deux policiers en civil dont l’un était l’inévitable inspecteur Pointer. Sans se presser, Aldo remonta en voiture.
– Où allons-nous ? demanda Harry Finch.
– On ne va nulle part, mon ami. On reste là. Le fonctionnaire de police qui vient d’entrer dans le magasin m’a demandé un petit entretien.
– C’est loin d’être n’importe qui : superintendant Warren, le meilleur « nez » de Scotland Yard ! Un dur à cuire s’il en est !
– J’ignorais ce détail. On dirait que ce Yuan Chang est quelqu’un d’important.
– Le roi de Chinatown, rien de moins. Son âme doit être aussi noire que sa robe mais personne n’a encore réussi à le prendre la main dans le sac. Il est plus malin qu’une portée de singes !
– On vient peut-être l’arrêter ? Ce déploiement de police...
– Faut rien exagérer ! Ils ne sont qu’une demi-douzaine. Et puis quand le Super se dérange, il ne vient jamais tout seul ni à bicyclette. Question de prestige ! Et ça compte, à Limehouse, le prestige !
L’attente se prolongea un grand quart d’heure, à la suite de quoi Warren reparut, dit quelques mots à l’oreille de son fidèle second, s’engouffra dans le taxi, ordonna à Finch de le ramener à Scotland Yard, ferma la vitre de séparation et, finalement, se carra confortablement dans un coin de la voiture.
– Causons à présent ! soupira-t-il. J’espère que vous serez plus bavard que ce rat de Pékin aux yeux obliques...
– Vous espériez vraiment le faire parler ? Et de quoi ?
– Je pourrais vous répondre qu’ici c’est moi qui pose les questions, mais comme je ne vois pas d’inconvénient à vous renseigner, je dirais que je n’espérais pas grand-chose. Je voulais voir comment il allait réagir à mes dernières nouvelles : ce matin à l’aube, la brigade fluviale de Wapping qui cherchait le bateau d’un trafiquant d’opium a repêché près de l’Ile aux Chiens les cadavres de deux Jaunes étranglés et ligotés. Ils ont été identifiés comme étant les frères Wu, et certainement les assassins du bijoutier Harrison.
La nouvelle était de taille et Morosini mit quelques secondes à en apprécier la saveur pendant que son compagnon tirait une pipe et une blague à tabac de ses poches, bourrait soigneusement la première et l’allumait avant de cracher un véritable torrent de fumée âcre. Aldo se mit à tousser :
– Par tous les saints du Paradis ! Qu’est-ce que vous mettez là-dedans ? De la bouse de vache ?
Le ptérodactyle se mit à rire.
– Quel délicat vous faites ! C’est du tabac français ! Celui que, dans les tranchées, les soldats appelaient le « gros cul ». J’en ai pris le goût sur la Somme. Il vous réveille les idées d’un homme presque aussi bien qu’un bon whisky.
– Bon ! Mettons que j’exagère ! ... Mais si je comprends bien, voilà votre enquête terminée puisque les meurtriers sont morts ?
– Elle ne fait que commencer. C’est bien la preuve – mais nous n’en avons jamais douté ! -qu’ils étaient seulement des exécutants travaillant sur commande.
– Et vous pensez que Yuan Chang serait...
– Je ne pense rien du tout ! aboya soudain Warren. Je ne suis pas ici pour vous rendre des comptes. En revanche, j’ai pas mal de questions à vous poser : et d’abord que faisiez-vous chez Yuan Chang ?
– C’est tout simple : il est usurier mais aussi antiquaire comme moi. Dans ce métier on est toujours en chasse... fit Morosini avec désinvolture.
– Réellement ? Vous n’espériez pas, par hasard, apprendre quelque chose sur un certain diamant disparu ? ... Allons, prince, ne vous payez pas ma tête ! Et d’abord comment avez-vous découvert Yuan Chang ?
Morosini hésita un instant, juste le temps de se choisir un mensonge convenable.
– Les bruits courent, vous savez, depuis la mort de Harrison. Le Ritz est plein de gens venus à Londres pour la vente. Il y a aussi des journalistes et l’on a parlé des assassins, des Asiatiques à ce qu’il paraît. Quelqu’un a lancé alors le nom de Yuan Chang... Il était naturel de vouloir faire sa connaissance.
– Hum ! ... Il va bien falloir que je me contente de cette réponse même si elle ne me convainc pas. Laissez-moi vous dire ceci : j’ignore quel jeu vous jouez au juste mais je subodore que vous ne seriez pas fâché de mettre la main sur la Rose d’York. Alors – et je vous prie d’en prendre bonne note ! -je ne veux à aucun prix que vous vous mêliez d’une enquête qui est notre travail à nous ! Compris ?
– Je n’aurais garde ! fit Morosini qui commençait à se sentir excédé.
Entre Aronov qui voulait l’empêcher de s’occuper d’Anielka et ce flic acariâtre qui lui défendait de rechercher le diamant, la vie ne serait pas facile. Il allait falloir jouer aussi serré que possible...
– Vous devez tout de même prendre en considération ma position actuelle : je suis venu à Londres, en mission avec l’intention d’acheter la Rose pour un... très noble client dont je ne peux révéler le nom.
– Je ne vous le demande pas.
– C’est encore heureux que vous respectiez mon secret professionnel ! Comprenez cependant que je trouve désagréable de rester ici les bras croisés sans rien faire pour tenter de retrouver cette pierre chargée d’histoire !
– Si vous vous entêtez, vous risquez de vous retrouver dans la Tamise, un lacet au cou comme les frères Wu ou un couteau entre les épaules. À présent, si ça vous amuse... Mais changeons de sujet ! J’espérais votre visite hier soir après celle que vous avez rendue à Brixton. N’avez-vous rien à me dire ?
– Si, et je comptais bien vous en faire part aujourd’hui.
– Après votre balade dans Chinatown ? fit Warren narquois. Alors, que dit notre jolie veuve ?
Morosini restitua, en gros, le récit d’Anielka. Ce qui lui valut la satisfaction de voir s’arrondir davantage encore, s’il était possible, les yeux jaunes du ptérodactyle qui émit un léger sifflement :
– Ainsi, elle considérerait la prison comme un refuge contre des espèces de terroristes décidés à protéger l’un des leurs à tout prix ? C’est nouveau ça, et pas complètement idiot ! À condition, bien sûr, que ce soit vrai.
Ça, le prince-antiquaire en était moins sûr ! C’était même son tourment secret le plus aigu, mais comme il ne voulait à aucun prix évoquer ses conversations avec Wanda et John Sutton, il se garda bien d’y faire la moindre allusion et laissa passer les secondes. Warren, tirant furieusement sur sa pipe, semblait plongé dans un abîme de réflexions dont il émergea pour grommeler :
– Si vous voulez mon avis, je me demande si cette histoire rocambolesque n’a pas été forgée pour vos seules oreilles, mon cher prince. La vérité est peut-être plus simple et plus féminine : lady Ferrals a retrouvé son ancien amoureux et le feu mal éteint s’est réveillé. Je ne sais pas ce qui s’est passé entre eux à Grosvenor Square mais je pencherais vers une aventure et maintenant, la belle Anielka aimerait bien parvenir à sauver elle-même et son amant.
– Elle n’hésite pourtant pas à le charger et à l’accuser du meurtre, fit sèchement Morosini.
– Alors pourquoi ne pas nous dire tout cela à nous ? Par crainte de vagues anarchistes polonais ? Un : je n’ai pas eu connaissance d’une cellule polonaise. S’il s’agissait de Russes il en irait autrement. Deux : nous possédons tous les moyens de protéger efficacement lady Ferrals jusqu’à la mise à l’ombre définitive de ce Ladislas et de sa bande. Enfin trois : elle aurait tort de croire que le comte Solmanski, son père, pourrait la tirer, sans une aide sérieuse, du mauvais pas dans lequel elle s’est mise.
– L’aide sérieuse elle l’aura : je lui ai conseillé de faire appel à sir Desmond Saint Albans.
– Espérons pour elle que vous serez écouté ! Ce dont je ne suis pas certain pour peu qu’elle entende parler des qualités de sir Desmond : elle aura du mal à lui cacher la vérité car, s’il s’entend si bien à cuisiner les témoins c’est d’abord parce qu’il commence par passer son client à un crible plein de pièges. Qu’elle le veuille ou non, il faudra qu’elle avoue ! Me voici arrivé ! ajouta Warren comme le taxi s’arrêtait devant le factionnaire de Scotland Yard. Merci de ce que vous m’avez appris. Comptez-vous rester à Londres quelque temps ? Si vous souhaitez attendre le procès, vos affaires risquent de péricliter.
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