– Pour l’instant, elles ne me causent d’autre souci que la disparition de la Rose d’York. Aussi vous comprendrez que je souhaite m’attarder encore un peu. Dans l’espoir, ajouta-t-il avec un sourire impertinent, de pouvoir assister à votre triomphe quand vous aurez récupéré la pierre. Ce dont je ne doute pas un instant !
– Moi non plus ! riposta l’autre du tac au tac. Cela nous donnera l’occasion de nous revoir.
La grimace qui accompagnait ce souhait pouvait passer à la rigueur pour un sourire. Pourtant, Aldo ne parvint pas à s’en convaincre. Cela ressemblait davantage à une menace.
Une lettre l’attendait à l’hôtel ; un billet plutôt, étant donné la brièveté du message, mais qui fit naître aussitôt dans son esprit un cortège de points d’interrogations.
« Lady B. a été transportée il y a quinze jours dans une maison de repos. Très discrètement, la famille ne tenant pas à donner la moindre publicité à un état mental regrettable. S.A. »
Dans ce cas, qui pouvait être la vieille dame que le malheureux Harrison avait accepté de recevoir pour qu’elle puisse contempler une gemme ancestrale ?
Chapitre 5 Les invités de la Duchesse
Quand, annoncés par un valet, Aldo et Adalbert pénétrèrent dans le salon où la duchesse de Danvers réunissait ses invités avant le dîner, le premier fut pris d’une furieuse envie de tourner les talons et de se sauver le plus vite possible. Il n’était déjà pas très chaud en venant : l’idée de rencontrer une Américaine, richissime et insupportable en proportion, ne lui souriait guère mais quand il reconnut, du seuil, la femme qui bavardait avec leur hôtesse et lady Winfield sur un canapé Regency, il se retrouva au bord de la panique. Il s’arrêta net, amorçant déjà un mouvement tournant. Vidal-Pellicorne s’en inquiéta aussitôt :
– Ça ne va pas ? Qu’est-ce que tu as ? chuchota-t-il de profil.
– Je n’aurais jamais dû venir ! Il est probable que je vais passer l’une des plus mauvaises soirées de toute ma vie d’antiquaire.
– Désolé, mais il est trop tard pour filer. En effet, les noms ayant résonné grâce à la forte voix de l’annonceur, la vieille duchesse leur envoyait, à travers son face-à-main et la largeur de la pièce, un sourire ravi. Il fallut bien s’exécuter. Un instant plus tard – qui lui parut beaucoup trop court – Aldo s’inclinait sur les doigts de son hôtesse. Celle-ci annonçait déjà :
– Voilà celui que je vous ai promis, ma chère Ava ! Quant à vous, prince, je sais de lady Ribblesdale que vous vous êtes déjà rencontrés avant la guerre en Amérique.
– Lady Ribblesdale ? murmura Aldo l’œil interrogateur en saluant la dame. Il me semble me souvenir d’un autre nom. Inoubliable d’ailleurs... comme milady elle-même !
En effet, une dizaine d’années plus tôt et au cours d’un séjour estival à Newport, la station balnéaire des milliardaires new-yorkais, Morosini avait eu l’honneur d’être présenté à celle que l’on considérait comme la plus belle femme des États-Unis bien qu’elle eût dépassé la quarantaine : Ava Lowle Willing qui, en dépit du divorce prononcé deux ans plus tôt entre elle et John Astor IV, n’en continuait pas moins à se laisser appeler Mrs. Astor. A vrai dire, l’ex-mari ne possédait plus guère de moyens de l’en empêcher, en dépit du fait qu’il se fût remarié aussitôt : revenant de son voyage de noces en Europe, il avait eu la fâcheuse idée d’embarquer sur le Titanic et d’y trouver une mort de grand seigneur après avoir contraint sa jeune femme à prendre place sur un canot de sauvetage. Ava, mère de deux enfants par ailleurs mais ignorant totalement la jeune veuve, demeura Mrs. Astor comme avant.
Ravissante, douée d’une extrême séduction, elle n’en était pas moins une mégère au cœur sec n’ayant jamais aimé son mari ni d’ailleurs ses enfants et même pas ses amants. Elle ne s’intéressait qu’à sa propre personne. En outre, et malgré son appartenance à l’une des meilleures et des plus riches familles de Philadelphie – les Lowle Willing prétendaient descendre de quelques rois anglais et d’un souverain français ! – elle avait été affreusement gâtée donc mal élevée et, par malheur, il lui en restait quelque chose. Aldo se souvenait avec horreur d’un dîner chez les Vanderbilt où Ava, voisine d’une noble dame anglaise – ce qui lui déplaisait fort parce qu’elle préférait la compagnie des hommes – s’était écriée en quittant la table : « Je me demande où j’ai entendu dire que lady X... pouvait être amusante et spirituelle ! » D’où un froid glacial. Quant à lui-même, Ava s’obstinait à penser qu’il passait sa vie en équilibre sur une gondole à gratter de la guitare en chantant O sole mio ! Et à le lui seriner comme une excellente plaisanterie, ce qui avait le don de le mettre hors de lui.
S’il espérait qu’une décennie l’aurait calmée, il se trompait. Elle l’accueillit d’un claironnant :
– Mais c’est mon petit prince-gondolier ! Je suis ravie de vous revoir, mon cher !
– Moi aussi, lady... Ribblesdale ? C’est bien ça ?
fit-il, décidé à tenir sa partie dans le duo et à rendre insolence pour insolence, dût sa réputation de galant homme en souffrir.
– C’est bien ça ! approuva-t-elle avec un rayonnant sourire. Un mari très décoratif et très riche mais que je n’aurai pas la joie de vous présenter. Avant notre mariage il était le plus joyeux compagnon qui soit et donnait des fêtes étourdissantes, mais depuis on ne peut plus l’arracher à cet affreux manoir Tudor qu’il possède dans le Sussex et où il a remplacé les violons du bal par la lecture à haute voix des grands classiques. Ce qui est assommant même avec une voix aussi belle que la sienne ! Alors, de temps en temps, je viens me distraire à Londres. Beaucoup trop rarement à mon goût, mais il ne peut se passer de moi...
– Comme je le comprends ! Il ne devrait même jamais vous permettre de le quitter fût-ce un instant ! Puis-je vous présenter mon ami Adalbert Vidal-Pellicorne, égyptologue français de grande réputation ?
– Bonjour, monsieur, bonjour ! Un égyptologue c’est toujours amusant, encore que les Anglais soient bien supérieurs aux Français dans cet art...
– Disons qu’ils ont plus de moyens, lady Ribblesdale ! flûta Adalbert. Pour le reste, je crois me souvenir que Champollion, le décrypteur des hiéroglyphes, était français...
– Oui, mais c’est tellement vieux ! D’ailleurs, sa pierre de Rosette est ici, au British Museum...
Mais puisque c’est votre métier, que faites-vous ici dans ce salon ? Ma fille Alice, elle, se trouve en Egypte avec notre très cher ami lord Carnarvon et elle suit de près ses fouilles dans la Vallée des Rois.
– Mademoiselle votre fille est archéologue ?
– Mon Dieu non ! Quelle horreur ! La voyez-vous gratter le sable ? Elle est seulement passionnée par ce pays parce qu’elle est persuadée d’y avoir vécu dans une vie antérieure où, fille d’un grand prêtre d’Amon elle n’en suivait pas moins la doctrine solaire d’Akhenaton. Elle a même à ce sujet des cauchemars très amusants.
Le flot de paroles aurait pu continuer encore longtemps si la duchesse n’était intervenue avec une ferme douceur en se levant et en exprimant le souhait de présenter les nouveaux venus à ses autres amis.
– Vous serez voisins de table, dit-elle en manière d’apaisement. Vous aurez donc tout le temps de parler...
Elle prit, pour faire le tour du salon, le bras d’un Aldo accablé à la pensée du repas-calvaire qui l’attendait. Aussi salua-t-il sans beaucoup s’en rendre compte une dizaine de personnes, la conscience ne lui revenant que lorsqu’il se trouva en train de serrer la main de Moritz Kledermann...
– Heureux de vous rencontrer ! fit le banquier suisse sans la moindre chaleur. C’est une surprise inattendue que j’apprécie à sa valeur. Il semble que nous ayons des amis communs.
– En effet, répondit Morosini se rappelant à temps qu’au mariage d’Anielka et d’Eric Ferrals, la duchesse de Danvers et Dianora Kledermann occupaient des positions privilégiées. Je suppose que vous déplorez comme moi le sort tragique de sir Eric Ferrals... et de sa jeune épouse ?
Une lueur de curiosité teintée de surprise s’alluma dans le regard gris du Zurichois.
– La croiriez-vous innocente ?
– J’en suis persuadé, dit Aldo avec fermeté. Elle n’a pas vingt ans, monsieur, et en cette affaire, je la crois surtout victime...
La lueur persista, s’accompagnant d’un lent sourire qui mit une touche d’humour sur ce visage un peu sévère.
– Eh bien, vous ne seriez pas d’accord avec ma femme. Elle ne cesse de vouer à la potence l’épouse de son vieil ami... mais vous la connaissez, je crois ?
– J’ai cet honneur doublé de ce plaisir. Puis-je vous demander de ses nouvelles puisqu’elle ne semble pas vous avoir accompagné ? fit Aldo avec la plus sereine douceur.
– Elle va très bien, du moins je le crois. Elle souhaitait venir mais lorsqu’il s’agit d’une affaire importante, je préfère être seul. En l’occurrence, j’ai eu raison. Elle n’avait rien à faire dans l’atmosphère de crime crapuleux qui entoure la mort de ce pauvre Harrison.
– C’est le diamant du Téméraire qui vous a conduit ici ?
– Naturellement. Comme d’autres... et comme vous-même je suppose. J’ai l’intention de prolonger mon séjour quelque temps dans l’espoir de le voir réapparaître.
– Il en sera de même pour moi : j’ai grande confiance dans les talents de Scotland Yard.
L’annonce du dîner mit fin à la conversation. D’ailleurs le tour du salon était achevé et Morosini, résigné, alla offrir son bras à la redoutable lady Ribblesdale pour la conduire à table.
Ce fut pis encore qu’il ne l’avait imaginé. A peine assise devant le long plateau d’acajou dont le bois magnifiquement brillant s’ornait d’un archipel d’exquises porcelaines anglaises, de cristaux scintillants et d’un énorme surtout de vermeil d’où jaillissaient des fleurs, sa compagne, avec un sans-gêne remarquable, l’accabla de questions touchant son « petit commerce » et même sa vie intime. En outre, coincé entre elle et leur hôtesse, il fut obligé de faire honneur à ce qu’on lui servait : un potage clair et parcimonieux où nageaient des choses indéfinissables, un rôti de mouton trop cuit flanqué de pommes de terre qui ne l’étaient pas assez et de l’affreuse sauce à la menthe qu’il détestait, un excellent et tout petit morceau de fromage de Stilton, dont il aurait bien mangé une pleine assiette et, après un assortiment de « jellies » tremblotantes mais parées de fleurs en sucre, les élégantes « savouries », un raffinement destiné à effacer le sucre du dessert et qui consistait ce soir-là en toasts à la moelle épicés au point que, le palais en feu, il faillit se mettre à pleurer. Mais avant que l’on en vînt à cette extrémité, l’ex-Mrs. Astor lui avait fait entendre la raison pour laquelle sa présence avait été requise et qui tournait autour de la Rose d’York. Lady Ribblesdale voulait l’acheter et considérait comme une offense personnelle le manque de considération dont le pauvre Harrison avait fait preuve en se laissant assassiner et dépouiller.
– Il n’est pas du tout sûr que vous auriez pu l’acheter, remarqua Morosini. La concurrence était forte, lady Ava. Les Rothschild, anglais ou français, étaient sur les rangs... et vous avez en face de vous l’un des plus grands collectionneurs européens. Le plus grand de Suisse en tout cas.
– Pfft ! ... Qu’est-ce que tout cela ? fit la dame, balayant de sa petite main chargée de bagues ces quantités négligeables. Moi, je l’aurais eu parce que j’ai toujours ce que je veux et, ce soir, vous le verriez briller sur moi.
La voix lente mais précise de Moritz Kledermann se fit alors entendre de l’autre côté de la table :
– Ce n’est pas une pièce que l’on peut porter. Elle est très belle sans doute mais moins brillante que vous ne l’imaginez. Vous n’avez pas pu la voir ?
– Non, mais c’est sans importance !
– Croyez-vous ? Elle vous aurait peut-être déçue. D’abord c’est un cabochon, ce qui veut dire une surface arrondie, sans angles et simplement polie parce que c’est un très vieux diamant né au temps où la taille était inconnue.
– Certes ! approuva Aldo. La Rose d’York ne reflète pas la lumière autant que votre parure de ce soir.
L’Américaine enguirlandée de rivières, de girandoles, d’un diadème et de quelques bracelets brillait en effet de mille feux, dignes d’un arbre de Noël. De belles pièces d’ailleurs pour la plupart mais qui, trop nombreuses, s’atténuaient mutuellement. Un autre geste balaya l’objection.
– Quelle importance ? Je l’aurais fait tailler, voilà tout ! fit la dame avec insouciance.
Par-dessus le sombre miroir d’acajou, l’expert et le collectionneur échangèrent un regard horrifié que Morosini se hâta de traduire :
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