– On ne « taille » pas un joyau historique ! Surtout de cette importance, madame !

– Et pourquoi pas, dès l’instant où je l’ai payé ?

– Parce que la Couronne britannique dont il a dépendu longtemps pourrait vous en demander compte. Lorsqu’il s’agit d’une telle pièce les lois du marché sont sensiblement différentes. Surtout ici et lorsqu’il s’agit d’un monument historique, fit Aldo sévèrement. De toute façon, taillé, le diamant du Téméraire perdrait non seulement son image dans la mémoire des hommes mais une bonne partie de sa valeur marchande. En vérité, je ne comprends pas pourquoi vous teniez tellement à l’acquérir.

Le teint parfait de lady Ribblesdale rougit brusquement tandis que ses magnifiques yeux noirs étincelaient d’une colère qu’elle ne songeait même pas à réprimer.

– Vous ne comprenez pas ? Je vais vous expliquer, s’écria-t-elle sans se soucier d’interrompre toutes les conversations. Je ne supporte plus de voir, à la Cour ou dans les grandes réceptions, ma cousine lady Astor[iv], cette pimbêche de Nancy qui a jugé bon de se faire élire à la Chambre des Communes, porter un diadème au milieu duquel brille le Sancy, l’un des plus beaux diamants de la couronne de France, et c’est pourquoi je voulais la Rose d’York.

– Même sur vous, madame, elle n’aurait jamais produit autant d’effet que le Sancy. C’est une des plus jolies pierres que je connaisse, dit Moritz Kledermann.

– En ce cas, je veux au moins l’équivalent... en plus gros bien sûr ! C’est la raison de notre rencontre, mon cher prince, ajouta-t-elle avec insolence. Puisque vous vendez des bijoux historiques trouvez-m’en un !

C’était si énorme que, bien loin de se fâcher, Morosini éclata de rire.

– En ce cas, lady Ava, il vous faut convaincre Sa Majesté de vous vendre l’une des pierres entreposées à la Tour de Londres, l’un des Cullinan par exemple, ou alors le duc de Westminster de se défaire du Nassak dont le poids est de quatre-vingts carats et demi alors que le Sancy n’en pèse que cinquante-trois...

– Ça ne m’intéresserait pas ! coupa la dame avec impatience. Je veux un bijou célèbre et porté par une ou plusieurs reines. C’est le cas du Sancy ! Nancy ne laisse ignorer son histoire à personne ! La fameuse Marie-Antoinette, par exemple, s’en est parée souvent.

– Alors, intervint de nouveau Kledermann mi-figue mi-raisin, il faut demander le Régent au musée du Louvre. Ses cent quarante carats rayonnaient même au bandeau de la couronne de France pour le sacre de Louis XV. Marie-Antoinette l’a porté ainsi que Napoléon...

– Ne soyez pas ridicule ! lança-t-elle sans trop s’encombrer de politesse. Il doit être possible de trouver ce que je veux ! Et puisque c’est votre métier, Morosini, arrangez-vous pour me donner satisfaction !

À cet instant du débat, la duchesse jugea bon d’intervenir. Bien qu’elle n’eût jamais été d’une grande finesse ni même intelligente, elle sentit que l’air se chargeait d’électricité et n’aima pas beaucoup la bizarre lueur verte qui s’allumait dans les yeux gris-bleu d’Aldo.

– Vous devriez vous calmer, ma chère amie ! Ce que vous demandez n’est pas très facile, mais je suis certaine que le prince fera... l’impossible pour vous êtes agréable. Il faut seulement un peu de patience.

Tout en parlant elle se levait, ce qui obligea les dames présentes à l’imiter. Les hommes restaient entre eux pour la rituelle cérémonie du porto.

– Quelle intéressante habitude ! chuchota Aldo avec un soupir de soulagement mais pour les seules oreilles de son ami Adalbert. Je ne l’ai jamais autant appréciée.

– Ce n’est qu’un répit. Tu ne t’en tireras pas si facilement. C’est une femme qui sait ce qu’elle veut ! Il est vrai qu’en l’occurrence, elle te demande la lune ou peut s’en faut !

– Pas sûr ! Il m’est venu une idée qui arrangerait peut-être les finances d’une vieille amie de ma mère. Elle possède monté en diadème un diamant un peu plus gros que le Sancy et dont je me suis toujours demandé s’il ne serait pas le Miroir du Portugal disparu depuis le vol des joyaux de la couronne de France dans le garde-meuble de la place de la Concorde en 1792. Celui-là, on ne sait absolument pas ce qu’il est devenu.

Il parlait assez bas, ne souhaitant pas être entendu de Kledermann qui d’ailleurs causait avec un colonel de l’armée des Indes, son voisin immédiat.

– Elle ne vaut rien ton idée. Cette dame n’a certainement pas envie de le vendre.

– Oh que si ! Je t’explique en deux mots. Elle est venue me voir quelques jours avant mon départ pour l’Ecosse et me demanda s’il n’y aurait pas moyen de la débarrasser discrètement d’un « objet » – c’est son terme ! – qu’elle n’a jamais apprécié parce qu’elle le juge responsable de toutes les catastrophes qui se sont abattues sur elle depuis le jour de son mariage où elle l’arborait pour la première fois dans sa coiffure : elle s’est brisé un genou en sortant de l’église et depuis elle boite. Mais ce n’est pas tout : elle a perdu successivement un mari qu’elle aimait et ses deux fils dans des circonstances dramatiques sur lesquelles je ne m’étendrai pas ce soir. Il lui restait une fille mariée par amour à un autre Vénitien noble, très beau garçon mais plutôt fauché, bigot et avare comme il n’est pas permis. La fille n’est pas belle mais elle était follement amoureuse de ce personnage qui entendait bien monnayer son physique avantageux. Pour que ce mariage ait lieu, ma vieille amie s’est dépouillée, à l’exception de la malencontreuse parure parce qu’elle ne voulait pas que les maléfices auxquels elle croit retombent sur cette tête innocente. Seulement, maintenant elle est en mauvais état de santé et aimerait pouvoir se soigner tout en se débarrassant du diamant.

– Merveille ! Elle n’a qu’à le vendre !

– Ce n’est pas si facile que ça. Le gendre ne cesse de la cajoler pour qu’elle en fasse cadeau à sa fille. Et, naturellement, il la surveille. Qu’elle mette le joyau en vente et ce sera le drame.

– Il irait jusqu’à... ?

– La tuer, non, c’est un trop bon chrétien, mais il serait capable de la séquestrer. D’où la visite fort discrète qu’elle m’a rendue, un matin de bonne heure tandis que le gendre était à la messe. Je lui ai promis de faire de mon mieux pour trouver un acheteur intéressant, peut-être en profitant de la réunion provoquée ici par la Rose d’York et j’ai un peu honte d’avouer que je l’avais oubliée jusqu’à ce soir.

– Eh bien la voilà ton occasion ! Saute dessus !

– Il y a un petit problème : je suis presque sûr qu’il s’agit du Miroir du Portugal mais je n’ai aucune preuve... à part évidemment le fait que c’est un porte-guigne...

– Ah ! lui aussi !

– C’est souvent le cas avec ces pierres quasi légendaires. Le Sancy, par exemple, ne fait pas exception à la règle et lady Ribblesdale ne devrait pas tant envier sa cousine. Quant au Miroir, il est passé par les mains de Philippe II d’Espagne quand sa première femme Marie de Portugal l’a épousé. Elle est morte après deux ans de mariage. Par la suite, il a fait partie du trésor anglais jusqu’à Charles Ier, le roi décapité. Sa femme, fille d’Henri IV, fuyant en France avec ses joyaux et réduite à la misère, a dû l’abandonner à Mazarin. Enfin il a été, lui aussi, porté par Marie-Antoinette et je t’accorde qu’il y a de quoi faire sauter de joie cette Américaine mais, méfiante comme ses pareilles, elle ne l’acceptera peut-être pas si elle ne peut proclamer toute l’histoire du diamant. Or cette histoire, depuis 1792, même ma vieille amie ne la connaît pas. Son mari n’a jamais voulu lui dire comment il est entré en sa possession. J’aimerais mieux qu’elle s’adresse à un collectionneur qui saurait se taire comme Kledermann. D’abord, il possède l’un des dix-huit Mazarins parmi lesquels ont figuré le Miroir et le Sancy...

Il s’interrompit. Le porto ayant suffisamment circulé aux yeux de lady Danvers, elle venait d’envoyer son maître d’hôtel réclamer la présence de ses invités mâles.

– La récréation est finie, susurra Vidal-Pellicorne. Mais si j’étais toi, j’étudierais soigneusement la question : cette demi-folle est capable de payer une fortune.

– J’ai envie d’en toucher un mot à Kledermann. Après tout la concurrence ne peut pas faire de mal et, s’il s’y intéresse, cela pourrait la décider à surenchérir.

Cependant, il dut remettre à plus tard l’entretien qu’il prévoyait. Pendant le dîner qui réunissait un nombre restreint de personnes, l’un des salons s’était garni de tables de bridge et de nouveaux invités avaient fait leur apparition. Les parties s’organisaient et Aldo vit avec un peu de contrariété que le Zurichois était déjà installé. Lui-même n’aimait guère ce jeu qu’il jugeait trop lent et trop absorbant, lui préférant les joies plus fortes et plus nerveuses du poker. Il lui arrivait de faire le quatrième en cas de nécessité mais cette fois, constatant avec soulagement que sa persécutrice se préparait à jouer, il choisit de gagner l’autre salon où l’on se contenterait de converser de tout et de rien autour de la maîtresse de maison en buvant café et liqueurs.

Nanti d’une tasse et un peu désœuvré – Adalbert adorait le bridge — Morosini entreprit le tour du salon, plutôt écrasé par les dorures victoriennes mais où les murs montraient quelques belles toiles, paysages ou portraits. L’un de ceux-ci attira particulièrement son attention par sa facture et le type du personnage qu’il représentait. Un homme de haut rang et même de sang royal si l’on s’en tenait à l’apparat du tableau. Le modèle possédait le type Bourbon et ressemblait assez au roi Charles III, mais la masse de cheveux roux et frisés encadrant le visage et une certaine vulgarité dans le sourire et l’expression en étaient d’autant plus déroutantes. Aldo se pencha pour tenter de déchiffrer la signature de l’artiste lorsque, derrière lui, quelqu’un le renseigna :

– Kellner pinxit ! ... C’était comme vous le savez peut-être le peintre favori du roi George Ier. Un Allemand comme lui, bien entendu2. Une figure pittoresque à tous les sens du terme, n’est-ce pas ? Il est vrai que ses origines ne l’étaient pas moins...

– Par sa mère, Henriette de France, il était le petit-fils d’Henri IV.

– Le jeu des successions a placé George de Hanovre sur le trône anglais.

Armé lui aussi d’une tasse de café, un homme en qui Morosini reconnut le nouveau lord Killrenan se tenait auprès de lui, un sourire en coin animant son visage lourd et peu expressif.

– La rencontre est inattendue, lord Desmond. Comment se fait-il que je ne vous aie pas remarqué au dîner ?

– Simplement parce que je n’y étais pas. J’aurais dû mais j’ai été retenu à Old Bailey par une affaire importante. Ce portrait vous intéresse ?

– Il faut bien s’intéresser à quelque chose dans un salon. J’avoue qu’il m’intrigue un peu. Mais vous parliez d’origines... pittoresques ?

– Pour le moins. Sa mère a été marchande d’oranges puis comédienne avant de devenir la favorite de notre roi Charles, deuxième du nom. Il est le fils de la fameuse Nell Gwyn, mais son père l’a fait duc de Saint Albans.

Morosini releva un sourcil ironique :

– Comme vous ? Serait-ce l’un de vos ancêtres ?

– À Dieu ne plaise ! Même pour un titre ducal je n’aimerais pas compter la trop fameuse Nellie au nombre de mes aïeules. Je descends d’un autre Saint Albans qui fut médecin d’un roi de France au XIIe siècle avant de s’installer en Angleterre. Si nous nous asseyions ? Ce serait plus commode pour parler. Et puis ce café est froid...

Tandis qu’ils allaient se choisir deux fauteuils, Aldo jeta un dernier regard au bâtard royal. Les paroles de Simon Aronov quand, dans la voiture, ils parlaient de la Rose d’York lui revenaient en mémoire. « Un bruit de cour prétend que Buckingham la perdit en jouant aux cartes contre l’actrice Nell Gwyn, alors favorite du roi Charles et enceinte d’un fils... » Ce personnage à la mine un peu canaille dont le Boiteux n’avait pas mentionné le nom avait sans doute possédé le diamant. Tout à coup, Morosini pensa que les recherches d’Adalbert à Somerset House pouvaient n’être pas dépourvues d’enseignements...

En attendant, il pouvait être utile de cuisiner un peu le Saint Albans qu’il avait sous la main, descendant ou pas du fils de Charles II

– Puis-je vous demander des nouvelles de lady Mary puisqu’elle ne vous accompagne pas ? Elle n’est pas souffrante, au moins ?

– Non, mais elle n’aime pas beaucoup ce genre de réunion et encore moins lady Danvers avec qui j’entretiens, moi, des relations quasi familiales. C’est la première fois que je m’en félicite, d’ailleurs : je crains qu’elle ne vous porte pas dans son cœur. Une histoire de bracelet que vous auriez refusé de lui vendre...