La discussion se poursuivit pendant un moment. Aldo, cette fois, n’y participa pas, sans comprendre pourquoi cette histoire le tracassait ; peut-être parce que ni Anielka, ni la duchesse ni le secrétaire n’avait cru bon d’y faire allusion auprès de la police. Pourquoi l’auraient-ils fait d’ailleurs ? N’aimant guère les habitudes anglaises de boire tiède, surtout la bière, sir Eric s’était offert un jouet original, un gadget, et s’en servait lui-même. Ce n’était donc pas bien grave. Restait à savoir si cette machine était fiable et ne présentait pas quelque faiblesse comme il arrive souvent aux inventions quand on les met sur le marché. Après tout, la duchesse, bien qu’elle ne soit pas d’une intelligence transcendante, n’avait peut-être pas tort... Pourtant, la strychnine, c’était beaucoup !

Laissant les dames continuer leur discussion et se lancer dans des paris sur l’éventuel mariage du duc d’York[vi], Morosini présenta une vague excuse que l’on entendit à peine tant l’affaire était chaude et se mit à la recherche d’Adalbert.

Il le trouva debout derrière la chaise de sa partenaire qui n’était autre que lady Ribblesdale, assumant son rôle de « mort » en surveillant son jeu. Il le tira à part.

– Je viens d’apprendre quelque chose qui me tracasse, dit-il.

Et de raconter l’histoire de l’armoire frigorifique.

– Tu ne trouves pas étrange que personne n’en ait parlé après la mort de Ferrals ?

– Pas vraiment ! Qu’il ait préféré fabriquer lui-même sa glace plutôt que se servir des pains que les glacières londoniennes livrent chaque jour dans toutes les grandes maisons n’a rien d’extraordinaire. Il prenait grand soin de sa santé et craignait peut-être que les pains en question ne soient pas assez propres... Je ne vois pas pourquoi ça te tourmente.

– Je ne sais pas. Une impression... Si tu veux tout savoir, j’ai très envie d’aller voir à quoi ressemble ce machin.

– C’est simple : retourne voir Sutton et demande-lui de te le montrer.

– Surtout pas ! Imagine – et ne commence pas à jeter les hauts cris, c’est une simple hypothèse ! – imagine que le poison ait été déposé dans la glace ?

Les sourcils d’Adalbert remontèrent au milieu de son front, disparaissant à moitié sous sa boucle rebelle.

– Au risque de tuer n’importe qui ? Tu rêves ? Imagine que la duchesse, par exemple, ait accepté un glaçon dans son verre ? Peu probable, je veux bien l’admettre, mais tout de même ?

– Et après ? Quelqu’un qui est décidé à tuer n’y regarde pas de si près. Et si je ne veux pas m’adresser au secrétaire c’est pour le cas où j’aurais raison et où il serait l’assassin...

– Cette fois tu dérailles ! Il n’avait aucun motif pour assassiner un homme qu’il aimait et auquel il devait une situation des plus lucratives. Même en admettant que ce soit lui, il aura fait le ménage, changé l’eau par exemple. Ton élucubration ne tiendrait – et encore ! – qu’avec le Polonais comme coupable... Parce que, évidemment, comme il s’est enfui dès que Ferrals s’est écroulé, rien n’aura été nettoyé. Crois-moi, c’est une idée folle... puisque lui seul en possédait la clef.

– Pas tant que ça ! Et j’ai bien l’intention d’y aller voir. Avec ou sans ton aide. Avec ou sans clef ! Mais on reparlera de ça plus tard. Ta partenaire te réclame et elle n’a pas l’air de bonne humeur !

– Nous avons perdu, pardi ! Elle annonce comme une folle et s’étonne après que ça ne marche pas !

– Écoute, si ça ne t’ennuie pas, je vais rentrer. Tu me rejoindras à l’hôtel. Je commence à trouver le temps un peu long et...

Il n’acheva pas sa phrase. Quelque chose se passait autour de la table vers laquelle Adalbert se précipitait. La voix furieuse d’Ava Ribblesdale faisait éclater le silence qui est de règle dans un salon où l’on bridge. De toute évidence, elle contestait sa défaite. Il fut vite probant qu’elle s’en prenait aussi bien à ses adversaires – Moritz Kledermann et un jeune député conservateur – qu’à son partenaire qu’elle accusait de « lui avoir laissé un jeu impossible à défendre » et d’avoir « fait ses annonces en dépit du bon sens ».

– Je refuse de continuer à jouer dans ces conditions ! s’écria-t-elle en se levant. Mes habitudes vont à un jeu audacieux peut-être mais au moins intelligent ! Restons-en là, messieurs !

Aldo qui avait suivi son ami se rendit compte trop tard qu’il était allé au-devant du danger : quittant ses compagnons dans un grand envol de satin blanc et de dentelles noires, lady Ribblesdale accourait vers lui. Elle s’empara de son bras d’un geste péremptoire et, l’obligeant au demi-tour, lui fit rebrousser chemin.

– Je n’aurais pas dû me laisser aller à ma passion pour ce jeu alors que nous avons encore tant de choses à nous dire, soupira-t-elle en lui dédiant un rayonnant sourire. Il faut que vous me pardonniez de vous avoir malmené tout à l’heure et que nous soyons amis. C’est ce que nous allons être, n’est-ce pas ? J’y tiens beaucoup.

Elle parlait soudainement d’un ton de confidence doux et persuasif comme si cette amitié qu’elle réclamait était pour elle d’une importance vitale. Et Morosini comprit alors quel pouvoir de séduction cette femme imprévisible dégageait lorsqu’elle voulait bien s’en donner la peine.

– Comment n’être pas sensible à une si charmante invitation ? Nous n’avons, en effet, aucune raison de n’être pas amis.

– N’est-ce pas ? Et vous me trouverez ce que je désire tant ? Voyez-vous, prince, en vous demandant de faire pour moi un petit miracle – je me doute bien que ce ne doit pas être facile ! – j’obéis à une impulsion profonde, presque vitale ! Bien sûr, je ne manque pas de diamants, ajouta-t-elle en soulevant d’un geste négligent la cascade scintillante qui illuminait son décolleté, mais ce sont des pierres modernes et j’en veux un, au moins un, qui ait une âme... une véritable histoire !

– Je ne suis pas certain que vous ayez raison. Les pierres venues du fond des âges portent souvent en elles le reflet du sang, des larmes, des catastrophes qu’elles ont engendrés et si...

Elle l’arrêta d’un geste de la main.

– Certains pensent que j’ai beaucoup de défauts mais personne ne m’a contesté le courage. Je n’ai peur de rien au monde et surtout pas de cette prétendue malédiction attachée aux joyaux célèbres et qui n’existe que dans l’imagination populaire. Depuis que son beau-père lui a offert le Sancy, ma cousine n’a souffert en rien. Bien au contraire... Alors ?

– Que puis-je vous dire ? Je connais un diamant ancien taillé en table et un peu plus important que celui qui vous empêche de dormir. Il aurait appartenu à la couronne anglaise avant de passer aux mains du cardinal Mazarin. Je dis bien il « aurait », car je n’ai à vous offrir aucune assurance qu’il soit ce que je crois. Si c’est lui, on ne sait ce qu’il est devenu depuis 1792.

– Marie-Antoinette l’aurait-elle porté ?

– Je le crois, oui, mais toujours si...

– Ne répétez pas tout le temps la même chose : où est-il ?

– À Venise, chez une amie.

– Alors je pars demain pour Venise avec vous... Aldo eut un sourire en considérant le visage de sa compagne transfiguré par la passion : ses yeux noirs étincelaient, ses narines frémissaient et elle humecta deux ou trois fois ses lèvres du bout de sa langue.

– C’est impossible, parce que sa propriétaire ne veut le vendre que dans le plus grand secret. Votre présence serait trop révélatrice...

– En ce cas allez le chercher ! Faites-le venir ! Je ne sais pas, moi, mais arrangez-vous pour que je le voie. Au fait : comment s’appelle...rait-il ?

– Le Miroir du Portugal... Écoutez, lady Ava, je vais essayer de le faire apporter ici par mon fondé de pouvoirs, mais je vous demanderai un peu de patience : on ne promène pas une pièce de cette importance à travers l’Europe sans y mettre quelques précautions. Et surtout, je vous demande de n’en point parler... à quiconque sinon aucun marché ne sera possible entre nous. Je ne veux pas que mon émissaire coure le moindre risque. Vous m’avez bien compris ?

Lady Ribblesdale planta son regard droit dans les yeux clairs de Morosini tout en posant sur la sienne une main dont la force le surprit.

– Vous avez ma parole ! Je ferai porter un mot au Ritz vous disant où et comment vous pourrez me joindre. En tout cas et d’avance merci d’essayer de me faire plaisir ! À présent, allons boire quelque chose de fort. Ces émotions m’en font sentir le besoin.

Leur conversation les avait conduits dans un jardin d’hiver qui prolongeait le salon où se tenait la duchesse. Ils le quittèrent en causant de futilités, et c’est seulement quand il les eut vus éloignés que Moritz Kledermann sortit de derrière le bosquet de hautes plantes vertes où il avait trouvé refuge. Il alla s’asseoir dans un fauteuil de rotin habillé de chintz fleuri, prit un cigare dans une poche intérieure de son smoking, l’alluma et, se renversant dans son fauteuil, se mit à fumer avec volupté. Il souriait.

Pendant ce temps, dans la voiture qui les ramenait à l’hôtel, Adalbert et Aldo reprenaient leur conversation là où ils l’avaient laissée.

– Dis-moi un peu, toi qui es franc comme l’or ! Qu’est-ce que tu entendais tout à l’heure quand tu m’as déclaré que tu entrerais chez Ferrals avec ou sans mon aide ?

– Je ne vois pas en quoi ma phrase demanderait une explication. Elle est claire, il me semble, bougonna Morosini. J’ajoute cependant que j’aimerais mieux ton aide. Je ne possède pas, hélas, tes talents de serrurier.

– C’est bien ce à quoi je m’attendais. Tu ne manques pas d’audace, tu sais ? Pourquoi ne t’adresses-tu pas à ton amie Wanda ?

– Ça m’ennuierait de lui causer le moindre tort. Et puis son dévouement échevelé ne m’inspire qu’une confiance limitée. Avec ce genre de femmes on ne sait jamais ce qui peut arriver. Si l’on trouve quelque chose, elle est capable de se jeter à genoux pour clamer ses remerciements au Ciel et elle ameutera la maison. J’ai pensé aussi à Sally, la petite femme de chambre amie de Bertram Cootes, mais ça nous obligerait à le mettre dans la confidence et je n’y tiens pas. Alors, tu vois, il ne reste plus que toi, conclut Aldo avec sérénité.

– C’est du délire, non ? Tu me vois aller fracturer une porte sûrement barricadée, et en plein Grosvenor Square ?

– Comme si tu ignorais que les portes des cuisines sont beaucoup moins bien défendues et qu’elles se trouvent en sous-sol ?

Pour toute réponse, Vidal-Pellicorne marmonna quelque chose d’inintelligible et de peu aimable, et tournant la tête de l’autre côté s’absorba dans la contemplation des rues de Londres plongées à la fois dans la nuit et dans le brouillard. Morosini n’insista pas et fit de même, préférant laisser son idée trotter dans la tête de son ami mais à peu près certain d’avoir partie gagnée : Adal résistait difficilement à l’attrait d’une aventure un peu risquée...

Comme on allait arriver, l’archéologue sortit de sa méditation pour suggérer, dans l’espoir de détourner les idées d’Aldo :

– Je croyais que nous devions aller faire un tour sur la Tamise afin de pénétrer par le fleuve les secrets du Chrysanthème rouge ?

– L’un n’empêche pas l’autre et chaque chose en son temps ! Nous n’allons pas nous jeter sans préparation sur l’hôtel Ferrals : il faut au moins aller reconnaître les alentours. En attendant, on va se procurer un bateau pour demain soir. Tu es satisfait ?

– Ben voyons ! Voilà qu’au lieu d’une nous aurons deux superbes occasions de nous faire harponner par la police ! Le rêve ! J’exulte !

Avant de se coucher, Morosini prit le temps d’écrire une longue lettre à son ancien précepteur mais toujours ami Guy Buteau qui, à Venise, l’aidait à gérer sa maison d’antiquités. Parfait connaisseur en pierres anciennes et d’un dévouement à toute épreuve, Guy était l’homme idéal pour aller traiter discrètement avec la vieille marquise Soranzo et mener ensuite à bonne fin le transport jusqu’en Angleterre du bijou proposé. De plus, il adorait les voyages.



  Chapitre 6 Sur le sentier de la guerre..


Débarrassée du brouillard par un vent qui devait venir du pôle, la nuit était glaciale mais d’une inhabituelle pureté, et si quelques écharpes brumeuses traînaient au ras de l’eau elles étaient le fait de l’ambiance humide comme si, par instant, la Tamise se mettait à fumer. Pour une fois, en levant la tête on pouvait voir les étoiles étendre sur Londres leur scintillement, si rare à cette époque de l’année, mais aucun des trois hommes de la barque ne songeait à les contempler. Morosini et Vidal-Pellicorne, attelés aux avirons, ramaient avec l’énergie de gens qui éprouvent le besoin de se réchauffer. Quant à Bertram Cootes, assis à l’avant du bateau, il scrutait les rives noires piquées, de temps à autre, d’un lumignon blafard signalant un réverbère.