La présence du journaliste s’était révélée indispensable. Aller quelque part en taxi est une chose mais se rendre au même endroit par le fleuve et dans l’obscurité en était une autre, bien différente. Surtout pour des étrangers.
– À partir de Tower Bridge et dès que l’on atteint les Docks, les rives se ressemblent toutes. Même si tu as bien repéré la maison, on n’y arrivera jamais sans le secours d’un indigène. Déjà, de jour, ce ne serait pas facile mais aux environs de minuit...
Aldo ayant convenu que c’était la sagesse, on se disposait à téléphoner au quartier général du journaliste quand il s’était présenté de lui-même pour se mettre à la disposition de nouvelles relations aussi généreuses qu’efficaces. La pensée lui était venue que, s’il voulait poursuivre son enquête sur le diamant envolé dans les quartiers mal famés, il valait mieux profiter de la présence providentielle de ces deux hommes qui semblaient n’avoir peur de rien. Aussi était-il venu, l’oreille un peu basse mais dégoulinant de bonne volonté, proposer sa profonde connaissance de la ville en jurant ses grands dieux qu’on ne devait plus jamais « avoir peur de sa peur ».
Ainsi rentré en grâce, il avait fait preuve d’une bonne volonté touchante en dénichant une petite allège à fond plat que l’on alla prendre au Dock Sainte-Catherine, proche voisin de la Tour de Londres, où accostaient les grands navires chargés de thé, d’indigo, de parfums, de bois précieux, de houblon, d’écaille, de nacre et de marbre. C’était sans doute le dock le plus sympathique de la
Tamise et il était possible d’y louer un bateau sans risquer de se faire dévaliser. Depuis, on ramait sans trop de difficultés : la marée, étale, n’allait pas tarder à descendre et les aiderait.
– Qu’est-ce qu’on va chercher ? grogna Adalbert tout en tirant sur ses avirons. Tu as envie de visiter un tripot clandestin ou de t’assurer qu’il y a là une fumerie d’opium ?
– Je ne sais pas, mais quelque chose me dit qu’en explorant le repaire souterrain de Yuan Chang nous ne perdrons pas notre temps. C’est encore loin ? ajouta-t-il à l’adresse de Bertram.
– Pas très. Voilà les grands escaliers de Wapping. Encore un petit effort !
Quelques minutes plus tard, la barque venait s’amarrer doucement à un anneau placé à cet effet près de l’entrée ronde du tunnel qui intriguait tant Morosini. Le flot était presque au ras du seuil. Aldo et Adalbert y prirent pied et, laissant Bertram commis à la garde de leur esquif, ils s’enfoncèrent sous la maison. L’obscurité y était profonde mais grâce à la lampe de poche que l’archéologue allumait par brefs instants, ils purent s’y diriger sans risquer de s’étaler sur le sol visqueux. On devait être à la hauteur de la salle de fan-tan car on percevait le jacassement excité des joueurs.
Le tunnel n’était pas long. En pente douce, il aboutissait à quelques marches menant à une porte en bois grossier sous laquelle filtrait une lueur jaune. Elle était fermée à clef : sans rien dire, Adalbert tira quelque chose de sa poche, s’accroupit devant la serrure et se mit à fourrager dedans avec toute la délicatesse désirable pour éviter le bruit. Ce fut rapide. En quelques secondes, le battant s’écartait, découvrant un couloir faiblement éclairé par une lampe chinoise accrochée au plafond. Morosini émit un léger sifflement admiratif :
– Quel talent ! Quelle habileté ! chuchota-t-il.
– C’est l’enfance de l’art ! fit l’autre avec désinvolture. Cette serrure n’a rien de rare.
– Et un coffre-fort ? Tu saurais ?
– Ça dépend... mais chut ! On n’est pas là pour bavarder.
Une seule porte donnait sur ce couloir, opposée au mur lépreux derrière lequel se trouvait la salle de jeu. Quelqu’un parlait de l’autre côté et, sans bien comprendre ce qu’il disait, Aldo crut reconnaître Yuan Chang. Soudain, une autre voix éclata. Une voix de femme déformée, amplifiée par la colère :
– Ne vous moquez pas de moi, vieil homme ! J’ai payé pour le service rendu et aujourd’hui je n’ai rien. Or, je veux ce dont nous étions convenus.
– Vous avez montré trop de hâte, milady ! C’est une impulsion d’autant plus dangereuse qu’elle vous a amenée ici sans même attendre que je vous appelle.
– Ne pouvez-vous comprendre mon impatience ?
– Elle est toujours mauvaise conseillère. À présent, ne venez pas vous plaindre à moi si vous avez été attaquée en sortant d’ici.
– Vous êtes bien certain de n’y être pour rien ? Il y eut un silence qui parut à Morosini plus inquiétant que des cris. Le doute n’était pas possible : la femme était Mary Saint Albans et il se sentait confondu par son audace. L’affaire qu’elle traitait devait être d’importance pour qu’elle ose s’attaquer ainsi à ce Chinois plus dangereux qu’un serpent à sonnette. Machinalement, il tâta dans sa poche l’arme qu’il avait pris soin d’emporter et dont il n’hésiterait pas à se servir s’il fallait courir au secours de cette folle.
Soudain, il y eut un raclement de siège déplacé suivi d’un craquement de parquet. Sans doute Yuan Chang s’approchait-il de sa visiteuse, car sa voix arriva plus aisément.
– Puis-je demander comment vous l’entendez ? fit-il.
– Oh c’est simple et j’aurais dû me douter que vous me joueriez un tour. Je n’ai pas payé assez cher, n’est-ce pas ?
– C’est moi qui l’ai demandé. Un prix raisonnable...
– Allons donc ! Il n’était si raisonnable que parce vous comptiez bien gagner sur toute la ligne. C’était si facile, n’est-ce pas ? Je suis venue vous apporter l’argent, vous m’avez donné ce que je venais chercher et ensuite vous avez envoyé vos hommes à mes trousses afin de récupérer le diamant.
Les deux hommes à l’écoute eurent peine à retenir une exclamation de stupeur mais ce n’était ni le lieu ni l’heure de se communiquer leurs impressions. Yuan Ghang s’était mis à rire.
– Vous êtes intelligente pour une femme. Surtout pour une femme aussi avide, dit-il avec un dédain amusé, mais il n’y a pas lieu d’en tirer vanité car en fait vous avez joué exactement le jeu que j’attendais.
– Vous avouez ?
– Pourquoi me donnerais-je la peine de nier ? Comment n’avez-vous pas compris plus tôt que la somme demandée par moi était nettement insuffisante pour payer la vie d’un homme ?
– Il n’a jamais été question de tuer. Dans mon esprit...
– Votre esprit perd toute clarté dès qu’il s’agit de joyaux. Vous ne deviez pas vous soucier des moyens mais, à présent, ce sont trois hommes et non plus le seul bijoutier qui sont tombés. J’ai dû, en effet, faire exécuter les frères Wu, mes si fidèles serviteurs, parce que, après vous avoir repris la pierre, ils ont négligé de me la rapporter. L’appât du gain, que voulez-vous ! Heureusement, ils étaient surveillés et mes gens s’en sont emparés au moment où ils allaient rejoindre un navire pour gagner le continent. Une idée stupide qui leur a coûté cher : la police fluviale les a retrouvés dans la Tamise.
– J’ai lu les journaux et j’aurais dû me douter que c’était vous, mais votre organisation ne m’intéresse pas. Je veux le diamant.
– Vous avez envie de subir une nouvelle attaque nocturne ? Je tiens à garder cette pierre pendant quelque temps encore et je suis même disposé à vous rendre votre argent.
– Cela veut-il dire que vous voulez autre chose ? Quoi ?
– Ah ! Voilà que vous devenez compréhensive. En effet, vous me connaissez assez pour savoir que je ne tiens pas à conserver indéfiniment ce diamant qui vous fait si fort envie. Ces... colifichets occidentaux ne représentent pas grand-chose pour moi.
– Peste ! souffla Adalbert. Comme il y va !
– En revanche, poursuivait le Chinois, retrouver les trésors de nos grands ancêtres impériaux est le but de ma misérable vie. Une partie s’en trouve chez vous et vous aurez votre babiole lorsque j’aurai, moi, la collection de jades de votre époux vénéré.
Le coup devait être aussi dur qu’inattendu. Un silence le souligna, puis lady Mary balbutia, et sa voix, pour la première fois, reflétait la crainte.
– Vous voulez que je vole mon mari ? Mais c’est impossible !
– Enlever le diamant sous le nez de Scotland Yard l’était tout autant.
– Je l’admets. Cependant, vous n’y seriez jamais parvenu sans mon aide.
– Personne ne dit le contraire. Vous avez joué fort convenablement votre rôle, aussi n’entre-t-il pas dans mes intentions de vous demander d’agir vous-même. Vous n’aurez qu’à nous faciliter la tâche en me disant d’abord où se trouve la collection.
– Dans notre château du Kent. À Exton Manor.
– Bien, mais c’est encore insuffisant. Il me faut toutes les indications, tous les plans dont j’ai besoin pour mener à bien cette entreprise de... récupération de trésors volés chez nous jadis. Lorsque j’aurai les jades impériaux, vous aurez votre caillou.
– Pourquoi ne l’avoir pas dit plus tôt ?
– Je suis un adepte de la pêche : pour attraper certains poissons, il faut un appât de qualité, puis, avant de le sortir de l’eau, il faut se donner du mal, le fatiguer. C’est ce que j’ai fait parce que je vous connais bien, lady Mary, et cela depuis de longues années et que, de prime abord, vous n’auriez peut-être pas accepté le marché. C’eût été même dangereux pour moi. Il fallait que vous mûrissiez comme le fruit qui résiste à la main quand il est encore vert mais lui tombe tout naturellement dans la paume lorsqu’il est à point. Vous devrez donc nous faciliter l’accès de votre demeure... mais... vous voilà bien songeuse. Mon idée commencerait-elle à vous séduire ?
– Me séduire ? Alors que vous me demandez de dépouiller l’homme que je...
– Que vous n’avez jamais aimé. Le seul qui ait réussi à toucher votre petit cœur si dur n’était-il pas ce jeune officier de marine rencontré dans un bal chez le gouverneur à Hong Kong ? Vous en étiez folle mais votre père ne voulait pas en entendre parler et vous a empêchée, de justesse, de partir avec lui. Sa carrière en aurait été brisée mais peut-être eussiez-vous été heureuse. D’autant qu’il n’aurait sans doute pas été tué pendant la guerre...
– Où avez-vous appris tout cela ? murmura la jeune femme atterrée.
– Ce n’est pas sorcier et Hong Kong est une petite île où l’on sait tout des gens importants pour peu que l’on s’en donne la peine. Or, vous aviez déjà pris goût au jeu et vous m’intéressiez. Plus tard, vous avez accepté Saint Albans pour sa fortune : au moins vous pourriez, grâce à elle, assouvir votre passion des pierres. À présent, vous êtes pairesse d’Angleterre et vous vous retrouvez l’épouse d’un des hommes les plus riches du pays. Vous pouvez obtenir tout ce que vous voulez.
– Ne croyez pas ça ! Je ne suis même pas certaine que Desmond m’aime. Il est fier de moi parce que je suis belle. Quant à ma passion, comme vous dites, elle l’amuserait plutôt mais il dépense beaucoup plus pour sa collection à lui. Je crois qu’il tient à ses jades plus qu’à tout au monde.
– Tant pis pour lui ! Êtes-vous décidée à m’aider ?
Cette fois, il n’y eut pas le moindre temps de réflexion et la voix de Mary s’était raffermie quand elle dit :
– Oui. À condition d’en être capable.
– Quand on veut quelque chose on peut accomplir des exploits. Les chrétiens ne disent-ils pas que la foi soulèverait des montagnes si l’on savait l’employer ? Alors, je vais poser ma question d’une autre façon : voulez-vous toujours le diamant ?
La réponse vint, immédiate, précise, affirmée :
– Oui. Je le veux plus que tout et vous le savez fort bien. Cependant, laissez-moi un peu de temps pour mettre mes idées en place, penser à tout cela et me préparer à vous satisfaire. Que voulez-vous au juste ?
– Un plan minutieux de la maison, le nombre des domestiques et leurs attributions. Vos habitudes et celles de vos invités lorsque vous en avez. La description des alentours et tout ce qui concerne la garde de la propriété. Dans ce genre d’entreprise, il faut une extrême précision. Je compte sur vous pour y parvenir.
– Vous savez que je ferai de mon mieux. Malheureusement je ne pourrai pas vous en apprendre davantage : j’ignore la combinaison qui ouvre la chambre forte.
– Une chambre forte ?
– C’est le terme qui convient. Mon époux l’a aménagée dans un caveau dont les murs, datant du XIIIe siècle, ont plusieurs pieds d’épaisseur. Une véritable porte de coffre fabriquée par un spécialiste la ferme. Sans le chiffre on ne peut l’ouvrir.
– C’est fâcheux mais pas insurmontable. Si je ne peux l’obtenir j’essaierai de m’en arranger... d’une façon ou d’une autre. L’homme le plus discret peut devenir bavard dès l’instant où l’on s’adresse à lui sur le ton qui convient.
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