– De toute façon, fit Adalbert, il aurait bien fallu en venir là...
Cette fois, la relation fut complète et alla sans autre coupure jusqu’à son terme. Tout en parlant Aldo s’efforçait de lire les impressions sur le visage de son vis-à-vis mais c’était impossible : la figure du superintendant ne bougeait pas plus que si elle avait été taillée dans le granit.
– Bien ! conclut enfin celui-ci avec un soupir. Je ne sais qui je dois remercier le plus de vous ou de la chance, mais il est certain que vous venez d’apporter à l’enquête des éléments essentiels. Maintenant, dites-moi pourquoi vous hésitiez à m’informer de tout cela.
– Par crainte de voir lady Ferrals perdre un défenseur dont elle a grand besoin. Ce qui ne manquerait pas de se produire si les agissements de Mary Saint Albans font sombrer son époux dans le scandale.
– Il y aurait scandale si je m’assurais dès maintenant de la personne de notre entreprenante comtesse, mais je n’en ai pas l’intention et pas davantage le droit.
– Comment ça, pas le droit ? Je viens de vous dire qu’elle est complice d’un meurtre, qu’elle s’apprête peut-être à en commettre un autre et ça ne vous suffit pas ? s’écria Morosini indigné.
– Non, ça ne me suffit pas ! Pour l’instant je ne peux m’appuyer que sur votre parole à tous deux : vous avez entendu une conversation, un point c’est tout. Devant n’importe quel tribunal ce serait insuffisant. D’autant plus que vous êtes étrangers. Or il me faut du solide et ce solide je ne l’obtiendrai qu’en laissant lady Killrenan poursuivre son entreprise. Si elle doit être arrêtée, elle le sera à Exton et la main dans le sac.
– Si elle doit être arrêtée ? s’étrangla Aldo qui n’avait pas apprécié l’allusion au poids des étrangers devant un tribunal britannique. On dirait que vous n’en êtes pas sûr. Vous n’envisageriez pas, par hasard, de l’épargner alors que vous n’avez pas hésité à envoyer lady Ferrals en prison sur une simple dénonciation... anglaise il est vrai ?
La main de Warren s’abattit sur sa table avec
tant d’énergie que les dossiers placés dessus sursautèrent.
– Personne ne m’a jamais dicté mon devoir, monsieur Morosini. Un coupable est un coupable quel que soit son rang, mais jusqu’à ce que je sois sûr de mon fait et de mes arrières, je ne porterai pas la main sur l’épouse d’un pair d’Angleterre et j’agirai avec la prudence qui s’impose quand on approche l’entourage royal. N’oubliez pas que les Saint Albans sont des amis du prince de Galles.
– Ah ! Voilà le grand mot lâché ! Les gens de Buckingham Palace ! Alors écoutez, superintendant Warren ! Nous vous avons tout dit et moi, j’en ai assez de vous servir de cobaye... et de cobaye maltraité. Avec votre permission je vais me coucher ! Débrouillez-vous avec vos Saint Albans, vos Chinois, vos diamants et votre famille royale ! Merci pour le grog ! Tu viens, Adal ?
Et, sans laisser à son adversaire le temps de respirer, Morosini quitta le bureau dont Vidal-Pellicorne retient la porte juste avant qu’elle ne s’abatte sur son nez. Prudent, il articula quelques vagues paroles d’excuses à l’adresse du ptérodactyle, qui semblait avoir reçu les soins d’un taxidermiste. Puis il se lança à la poursuite d’Aldo, mais l’indignation emportait celui-ci à une allure si vive qu’il le rejoignit seulement une fois franchi le poste de garde.
Morosini était tellement furieux que son ami jugea plus prudent d’appeler un taxi avant d’entreprendre de le calmer. Ce qui ne fut pas facile : Aldo mâchonnait son indignation en bouts de phrases dans la grande tradition italienne, imagées et colorées, visant les origines douteuses des Anglais en général et du superintendant Warren en particulier.
Quand, enfin, il s’arrêta pour reprendre souffle, Adalbert qui avait attendu patiemment la fin de l’orage demanda doucement :
– Tu as fini ?
– Même pas ! Je pourrais vitupérer ainsi la nuit entière ! C’est indigne, c’est scandaleux, c’est...
Il allait repartir. Vidal-Pellicorne le fit taire d’un vigoureux :
– C’est normal, sacrée fichue mule italienne ! Cet homme est un policier, de haut rang par-dessus le marché ! Il est au service de son pays et doit en respecter les lois !
– C’est ça que tu appelles respecter les lois : laisser les mains libres à une criminelle britannique et enfermer une malheureuse innocente dont le seul tort est d’être polonaise comme tu es français et moi italien ! Même si on s’époumone à clamer la vérité, on ne nous écoutera jamais ! C’est ça les Anglais !
– Quand il s’agit d’une enquête de police, c’est la même chose à Paris, à Rome, à Venise et tu devrais le savoir. Alors cesse de t’agiter !
– Je ne m’agite pas mais ce qui m’exaspère c’est de voir le peu de cas que l’on fait de ce que nous disons. Et tu aurais voulu que je lui parle de l’armoire frigorifique de Ferrals ? Il m’aurait pris pour un fou.
– Je n’ai jamais voulu que tu lui en parles. Tu sais ce que je pense de cette histoire abracadabrante !
– Pas si abracadabrante que ça ! Et je le prouverai !
– Seigneur, ayez pitié !
Il ne fut pas possible, cette nuit-là, de lui arracher un mot de plus. Pour la première fois de sa vie, peut-être, Aldo Morosini boudait... mais comme il était près de trois heures du matin, Adalbert ne s’en formalisa pas outre mesure, ayant beaucoup trop sommeil pour s’attarder sur un moment d’humeur. Il s’étonnait seulement, et il le regrettait, qu’Aldo fût si vite revenu sur ses belles résolutions concernant lady Ferrals. Décidément, quand ils se laissaient mener par leur cœur, ces Italiens devenaient imprévisibles !
Il était un peu plus de neuf heures, le lendemain matin, quand un taxi déposa Morosini devant l’entrée principale du Victoria and Albert Museum qui n’ouvrait qu’à dix heures, mais le prince considérait que ce musée constituait un excellent alibi au cas où un sbire de Scotland Yard serait encore attaché à ses pas. Quoi de plus normal, en effet, pour un Vénitien cultivé que d’aller admirer l’important ensemble de sculpture italienne qui s’y trouvait ? Naturellement, il ne put y entrer, joua les visiteurs déconfits, regarda sa montre, puis d’un pas de flânerie fit quelques pas sur le trottoir pour aller vers l’église voisine – de style Renaissance italienne -, où il espérait bien rencontrer Wanda.
N’étant jamais entré dans l’Oratoire, il fut surpris par son faste : l’intérieur n’était que marbres diversement colorés. Par ses dimensions aussi, mais comme l’assistance était peu nombreuse, il repéra vite celle qu’il cherchait : agenouillée à la table de communion, elle était en train de recevoir l’hostie. Il fit alors une courte prière puis alla s’asseoir près d’une statue d’apôtre en marbre et attendit la fin de la messe qui ne tarda guère. On en disait une chaque demi-heure dans cette église.
Cependant, il dut patienter : écroulée sur son prie-Dieu, Wanda éternisa son oraison et quand enfin elle se releva ce fut pour aller chercher un cierge qu’elle vint allumer devant la Pietà de la chapelle des Sept Douleurs proche de l’endroit où Aldo la guettait. En la voyant venir il nota qu’elle pleurait mais comme personne d’autre ne venait prier devant l’honorable copie d’une œuvre de Francesco Francia, il la rejoignit. Une nouvelle messe commençait à l’autre bout de l’église et c’était vraiment l’endroit idéal pour causer.
En le découvrant debout derrière elle, Wanda poussa un cri de souris apeurée et leva sur lui un visage boursouflé par les larmes, tellement douloureux qu’il sentit l’inquiétude l’envahir.
– Que vous arrive-t-il, Wanda ? demanda-t-il avec sollicitude. Auriez-vous de mauvaises nouvelles de lady Ferrals ? Venez vous asseoir là, ajouta-t-il en montrant un banc coincé entre le mur et un confessionnal. Nous y serons tranquilles.
Elle se laissa conduire, heureuse peut-être au fond de sa douleur de rencontrer une main amicale. La vie ne devait pas être toujours rose dans la maison du défunt sir Eric habitée par la haine vigilante de son secrétaire. Une fois qu’elle fut installée, il prit sa main dont il sentit la froideur à travers le gant de filoselle.
– Dites-moi tout ! Vous savez que vous pouvez vous fier à moi et que je souhaite l’aider.
– Je sais, je sais, monsieur le prince, et je suis bien contente de vous rencontrer. Mon pauvre petit ange ! Elle est si malheureuse ! Elle supporte de plus en plus mal cette affreuse prison et quand je suis allée la voir hier, je l’ai trouvée si pâle, avec ses beaux yeux tout rouges et son pauvre petit corps secoué de frissons. Elle est en train de tomber malade, ça j’en suis sûre ! Vous pensez : enfermée entre quatre murs et d’horribles barreaux qui lui laissent tout juste apercevoir un bout de ciel gris, elle qui ne peut pas vivre sans grand air et sans jardin ! ... Elle dépérit, monsieur le prince, elle dépérit et peut-être qu’elle mourra avant même qu’on la juge !
Et de pleurer de plus belle en entrecoupant ses sanglots d’invocations à la Vierge et à quelques saints polonais. Devinant que ce flot de paroles et de larmes soulageait la pauvre femme, Aldo laissa passer l’orage. Il savait bien qu’Anielka avait fait le mauvais choix en s’imaginant que la prison pouvait être un abri. Elle était trop jeune pour savoir qu’une fois refermé, ce genre de piège ne s’ouvre pas facilement.
– Vous ne croyez pas, fit-il enfin, qu’il serait temps pour ce Ladislas Wosinski de se manifester ? Qu’attend-il pour venir jouer les preux chevaliers ? Que les juges coiffent leurs perruques et endossent leurs robes rouges afin de décider si votre maîtresse doit être pendue ou non ? Si vous l’aimez et si vous avez la moindre idée de l’endroit où il se trouve, il faut me le dire maintenant. Bientôt il sera trop tard !
– Mais je l’ignore. Je vous le jure devant la Vierge Sainte qui m’entend. Si vous me voyez dans cet état c’est parce que j’ai très peur. Si je savais où il est, j’irais le voir tout de suite pour lui expliquer ce que mon pauvre agneau endure parce qu’il doit être bien loin de s’en douter. Les journaux ne parlent plus de rien et Ladislas doit penser que la police poursuit son enquête. Donc qu’il vaut mieux rester encore caché...
– Mais c’est idiot ! Il devrait comprendre que lorsque la police a livré un coupable supposé elle se donne beaucoup moins de mal pour en trouver un autre ! À ce propos, lady Ferrals a dû rencontrer son nouvel avocat. En est-elle satisfaite ?
– Elle dit qu’il paraît très habile mais qu’il est très dur, qu’il la harcèle de questions.
– Et que fait le comte Solmanski ? Attend-il lui aussi le secours céleste ? Il priait beaucoup, m’a-t-on dit, après l’enlèvement de sa fille le jour de son mariage.
– Il est très, très en colère ! Il n’a apporté aucune aide à mon pauvre petit ange. Il n’est venu la voir qu’une seule fois à Brixton et il s’est montré cruel. Il a traité son enfant de tous les noms, lui reprochant de s’être conduite comme une malheureuse créature sans volonté, une sotte... et il a posé des questions. Il voulait savoir où était le jeune amoureux !
Connaissant le faux comte polonais et les buts qu’il poursuivait en mariant sa fille à Ferrals, Morosini ne mettait pas en doute le commentaire de Wanda. Solmanski devait être furieux que le retour de l’étudiant nihiliste soit venu enrayer le mécanisme tortueux mais délicat de ses combinaisons. À Venise, Simon Aronov avait prédit la mort de Ferrals parce qu’elle était nécessaire pour que Solmanski puisse mettre la main sur la fortune de son gendre, mais il n’était pas question, dans son esprit, qu’Anielka s’y trouve impliquée d’une façon ou d’une autre.
– Je ne peux pas lui donner tort. Il est naturel qu’il pense avant tout à sauver sa fille. Laissons-le donc agir à sa guise et voyons ce que nous, nous pouvons faire.
Wanda éleva vers la Pietà un regard noyé et des mains implorantes.
– C’est ça qui est terrible ! Nous ne pouvons rien faire, Sainte Mère de Dieu !
– Oh que si ! C’est la raison pour laquelle je suis ici ce matin : il faut que vous me fassiez entrer chez vous. Je dois examiner le cabinet de travail de sir Eric.
– Entrer dans la maison ? souffla Wanda terrifiée. Mais c’est impossible ! Mr. Sutton ne voudra jamais !
– Il n’est pas question de lui demander sa permission ! Allons, ce n’est pas si difficile ! Tout ce que je demande c’est que vous vous arrangiez pour que la nuit prochaine la porte des cuisines ne soit pas fermée. Il faut aussi m’expliquer où se trouve la pièce en question et la chambre de Sutton. J’ai besoin de connaître les habitudes des domestiques et leurs horaires pour être certain de ne rencontrer personne. J’ajoute que la vie d’Anielka dépend peut-être de ce que je trouverai.
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