Elle ne répondit pas, rendue muette par l’épouvante qu’il put lire dans ses yeux d’un bleu de faïence. Il insista.
– Croyez-moi, Wanda ! Il est temps que vous laissiez de côté vos rêves d’amours romantiques et que vous regardiez en face la réalité ! Ce que je vous demande ne vous fera pas courir un bien grand risque ! Quand tout le monde sera couché vous n’aurez qu’à descendre aux cuisines ouvrir la porte. Ensuite vous rentrerez dans votre chambre. Je me charge du reste ! À quelle heure ferme-t-on les portes chez vous ?
– À onze heures, sauf quand Mr. Sutton dit qu’il rentrera tard. Alors le maître d’hôtel l’attend.
– Il ne s’absente jamais ?
– Presque jamais. Il est le gardien de la demeure jusqu’à ce que le procès ait eu lieu et il prend son rôle au sérieux.
– De toute façon, je n’en ai pas pour longtemps : un quart d’heure... une demi-heure peut-être ? Vous m’aiderez ? Je serai chez vous à... disons minuit et demi.
– Et si Mr. Sutton sort ?
– Vous n’aurez qu’à téléphoner au Ritz. Si je ne suis pas là, laissez votre nom. Je comprendrai et la partie sera remise à demain même heure ! Un peu de courage, Wanda ! J’espère sincèrement pouvoir être utile à votre « petit ange ». Demandez donc à la Madone ce qu’elle en pense !
Sur ce chapitre, Wanda n’avait pas besoin d’encouragements et quand Morosini s’éloigna elle était quasi prosternée devant la Pietà et plongée dans une prière dont la ferveur devait se mesurer à sa peur. Mais elle lui avait fourni une bonne description de l’intérieur de la maison.
Par acquit de conscience, Aldo alla faire un tour au musée et se planta quelques instants devant une Lamentation sur la mort du Christ de Donatello comme s’il n’était venu que pour ça, puis fit demi-tour et repartit. Le temps se maintenant clair quoique froid, il décida de rentrer à pied. Un peu d’exercice calmerait peut-être ce désir lancinant qui lui était venu de se rendre à Brixton Jail dans l’espoir d’approcher Anielka. Une idée aussi stupide qu’insensée puisqu’il n’avait pas d’autorisation de visite, mais à la savoir souffrante et sans doute apeurée, il retrouvait intact son premier élan d’amour vers elle et voulait oublier les mensonges et les contradictions dont elle l’abreuvait depuis leur première rencontre. Aussi, quand il fut au bout du chemin, caressait-il l’idée de pousser jusqu’à Scotland Yard afin de demander à Warren un nouveau laissez-passer. Ce n’était pas une très bonne idée étant donné la façon dont ils s’étaient quittés cette nuit, mais il avait tellement envie de « la » revoir !
Un sursaut d’amour-propre le sauva du ridicule lorsqu’il pensa que, ce soir, il travaillerait pour elle et que cela devrait suffire pour le moment. Si les choses se passaient comme il l’espérait, c’est peut-être en triomphateur qu’il se rendrait chez le superintendant. La permission souhaitée irait de soi afin qu’il puisse porter la bonne nouvelle à la chère prisonnière.
Les rares passants attardés dans Grosvenor Square ne prêtèrent guère attention à cet homme en tenue de soirée, haut-de-forme en tête, cape noire et écharpe blanche sur les épaules, canne à la main, qui effectuait une petite promenade paisible en respirant l’air vif de la nuit. Ce genre de noctambule n’était pas exceptionnel dans ce quartier élégant où les gentlemen rentraient volontiers de leur club à pied quand le temps le permettait. Mais personne, pas même le policeman qui le croisa en portant un doigt à son casque, n’aurait imaginé que celui-là s’apprêtait à pénétrer indûment dans une demeure étrangère. Le grand apparat était, au fond, un excellent alibi et pour le justifier Morosini était allé passer la soirée à Covent Garden où il avait tué le temps en compagnie du ballet Giselle. Vidal-Pellicorne qui passait sa journée avec un confrère du British Museum n’avait pas reparu et Aldo avait dîné seul au grill de l’hôtel.
Il était un peu plus de minuit et demi quand, n’apercevant plus personne, il poussa la grille et s’élança dans le petit escalier conduisant à la porte de service. Apparemment Wanda s’était acquittée très consciencieusement de sa mission.
Au moment de pénétrer dans la maison, Aldo respira profondément. Il était encore du côté de la légalité mais dès qu’il aurait franchi cette porte il sauterait la barrière séparant les honnêtes gens des délinquants. On pouvait l’arrêter, le jeter en prison, détruire l’univers fort agréable et surtout passionnant qu’il s’était construit... mais cette pensée de prison lui rappela celle qui était peut-être en train d’y mourir.
– Ce n’est pas le moment de reculer, mon garçon ! se dit-il.
Et il poussa le vantail en espérant qu’il ne grincerait pas. Ainsi qu’on le lui avait dit, il se trouva dans le couloir desservant d’un côté les cuisines et de l’autre les chambres des serviteurs. Au fond, l’escalier de service reliant le sous-sol au rez-de-chaussée largement surélevé. Pour être bien sûr de ne pas faire de bruit, il ôta ses souliers vernis, les mit dans ses poches, trouva les marches presque à tâtons et attendit d’avoir tourné un coude pour allumer la lampe électrique emportée par précaution. Un instant plus tard, il était dans le grand hall et rengaina sa lampe : les becs de gaz de la rue éclairaient suffisamment pour qu’il pût se reconnaître. Il retrouva la belle et noble ellipse montant à l’étage, puis les bustes d’empereurs romains, le sarcophage et le reste des objets dont il gardait le souvenir.
Repérer le cabinet de travail de Ferrals fut facile : il était voisin de la petite pièce où Sutton l’avait reçu quelques jours plus tôt, mais cette fois il put rallumer : les fenêtres étaient occultées par d’épais rideaux soigneusement tirés. Dans un sens c’était une bonne chose : on ne risquait pas de le voir de l’extérieur. Restait maintenant à découvrir la fameuse armoire frigorifique dont la duchesse croyait se souvenir qu’elle était voisine de la table de travail et « cachée par la bibliothèque ». Or la pièce assourdie par des tapis persans était vaste et, à l’exception de la cheminée où achevaient de mourir quelques braises, elle était tapissée de livres.
– Raisonnons un peu ! Les murs ne sont pas si épais. Il doit y avoir quelque part des rayonnages en trompe-l’œil habillés de dos de reliures.
Otant sa cape et son chapeau qu’il déposa sur l’un des fauteuils, il entreprit d’explorer la vaste bibliothèque en commençant par la partie la plus proche de la table de travail. Ses longs doigts gantés couraient sur les reliures, tirant à demi un livre, ici ou là, sur chaque rayonnage. Cet exercice lui prit quelque temps, jusqu’à ce qu’enfin le dos relié auquel il s’attaquait refusât de bouger parce qu’il était soudé à ses voisins. Il tira un peu plus et une plaque de faux livres et de faux rayons se détacha, tournant sur des charnières invisibles. Dessous, il y avait une porte d’acier peinte dans la couleur du bois. Aucune poignée pour l’ouvrir mais un trou de serrure. Restait à savoir où était la clef.
Laissant les choses en l’état il commençait à chercher dans les tiroirs du bureau quand la pièce s’éclaira tandis qu’une voix froide s’élevait :
– Haut les mains et surtout pas un geste ! Aldo laissa échapper un soupir agacé en pensant
que ce type devait avoir des oreilles de chien de garde car il avait conscience de n’avoir pas produit le moindre bruit. Quoi qu’il en soit, John Sutton drapé dans une robe de chambre en soie lie-de-vin, le cheveu hérissé, le tenait sous la menace d’un revolver.
– Vous pouvez abaisser ce machin, je ne suis pas armé, dit Morosini calmement...
– Je ne suis pas obligé de vous croire, aussi resterons-nous comme nous sommes. Alors, prince, ajouta-t-il en appuyant sur le titre avec un dédain insultant, on en est à fouiller les placards ? Qu’espériez-vous trouver là-dedans ? Si vous pensez que c’est un coffre-fort...
– Je sais que ce n’est pas un coffre-fort mais une glacière électrique. En Amérique, ça s’appelle je crois un Frigidaire d’après le nom du constructeur. C’est l’unique raison de ma présence ici.
Il étalait une désinvolture qu’il était loin d’éprouver et cela pour la plus stupide des raisons : il est difficile d’avoir grand air quand on se retrouve en chaussettes, même de soie, devant un bonhomme dont les yeux se fixent sur ce détail de toilette.
– Vraiment ? Et vous croyez que je vais avaler ça ? dit Sutton.
– Vous devriez. J’ajoute que si vous aviez la clef pour ouvrir ça m’arrangerait bien. De même que j’aimerais comprendre pourquoi personne, pas même vous, n’a eu l’idée d’en parler à la police.
– Pourquoi en aurions-nous parlé ? C’était le joujou de sir Eric. Lui seul y mettait de l’eau, lui seul s’en servait. Vous n’imaginez pas que le poison s’y trouvait et que mon maître s’est empoisonné ? Trouvez autre chose si vous voulez que je vous laisse filer !
– Mais je n’ai aucunement envie de filer. Je serais même très content si vous preniez ce téléphone afin de prier le superintendant Warren de se joindre à notre joyeuse réunion. Seulement, il faudrait trouver la clef.
– Vous espérez quoi ? Que je vais baisser ma garde pour manier le téléphone ? Soyez sûr que je le ferai dès que vous m’aurez confié la vraie raison de votre présence ici.
– Vous êtes quoi, écossais ou irlandais, pour être aussi têtu ? Si ça vous arrange, je peux appeler moi-même ! Je suis certain que le ptéro... le superintendant va la trouver passionnante votre petite armoire. En attendant, si vous le permettez, je baisse les bras et je remets mes chaussures. Tirez si ça vous chante mais j’ai froid aux pieds.
Joignant le geste à la parole, il se rechaussa. L’autre semblait perplexe et marmotta, traduisant tout haut sa pensée :
– C’est une histoire de fou. Je croirais plutôt que vous êtes toujours à la recherche de votre fameux saphir...
– Dans une glacière ? Car vous convenez qu’il s’agit là d’une glacière ?
– J’en conviens mais qui diable a bien pu vous en parler ?
– Vous allez être surpris : c’est la duchesse de Danvers. Elle pense que la glace fabriquée par cette machine peut être nocive. L’idée de poison ne l’effleure même pas : elle s’attache uniquement aux procédés de fabrication mais j’en ai tiré, moi, d’autres conclusions.
– Lesquelles ?
– C’est simple. Ce meuble n’est pas défendu par une serrure à secret, j’imagine, mais une simple clef... qu’il suffit de trouver. À moins qu’avec un outil on parvienne à l’ouvrir. Rien de plus facile ensuite que de vider le bac à glace puis de le remplir avec de l’eau additionnée de strychnine.
– Ridicule ! Sir Eric gardait toujours la clef sur lui.
– Et il l’a emportée dans la tombe ? Je suppose qu’avant de procéder à l’autopsie on l’a débarrassé de ses vêtements pour les remettre à la famille : vous en l’occurrence puisque sa femme était déjà arrêtée.
– Non. J’avoue ne m’en être pas soucié. Tout cela a dû être remis à son valet de chambre...
– On peut le lui demander. En attendant...
Tout en surveillant Sutton qui semblait désorienté, Aldo décrocha le téléphone et appela Scotland Yard. Comme il le craignait, Warren n’était pas là. En revanche, l’inspecteur Pointer annonça son arrivée dans les plus brefs délais.
– Dans cinq minutes, dit Morosini, nous saurons ce que la police pense de notre petit différend. Mais peut-être ne tenez-vous plus à ce qu’elle vienne ?
– Que voulez-vous dire ?
– C’est clair, il me semble. Au cas où vous auriez vous-même introduit le poison.
Les yeux de Sutton s’agrandirent tandis que son visage s’empourprait sous une violente poussée de colère.
– Moi ? ... moi j’aurais tué un homme que je vénérais ? Mais je vais vous casser la gueule, mon petit prince !
Les poings en avant il bondit sur Aldo, mais emporté par sa fureur, il calcula mal son élan. Son adversaire l’évita en s’effaçant à la manière d’un torero en face du taureau et le secrétaire s’étala contre la porte de l’armoire frigorifique. Il dut se faire mal car le choc le calma et, en se relevant, il jeta sur Morosini un regard plein de haine.
– Votre histoire à dormir debout va s’écrouler comme un château de cartes et vous allez être arrêté pour vous être introduit ici par effraction. En attendant, je vais vous montrer, moi, si cette glace est empoisonnée !
Hâtivement, avec des gestes maladroits, il fouilla les tiroirs du bureau puis deux trois boîtes à courrier qui s’y trouvaient avant d’extraire, finalement, d’une sorte de plumier le petit objet qu’il cherchait.
– La voilà ! s’écria-t-il.
– Que voulez-vous faire ?
– Vous allez voir.
Il prit, dans un meuble bas, une bouteille de whisky et un verre qu’il remplit à demi, puis se dirigea vers la glacière qu’il ouvrit sans peine, découvrant deux ou trois bouteilles de bière et un bac à demi plein. Quelques glaçons en train de fondre se trouvaient dans un bol de cristal. Il allait en prendre un quand Morosini s’interposa, le rejeta en arrière et referma la porte en la calant de son dos.
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