– Possible ! N’empêche que j’éprouve la bizarre impression qu’il m’observe.
Vidal-Pellicorne partit d’un éclat de rire :
– Il a pour ça quelques bonnes raisons : tu aurais pu épouser sa fille et tu as été l’amant de sa femme. Reste à savoir auquel des deux il s’intéresse.
– A aucun j’espère et surtout pas au second ! Non, je pencherais plutôt pour l’expert en pierres anciennes. Quand nous sommes ensemble nous ne parlons jamais d’autre chose.
– Eh bien voilà ! Ceci explique cela. Je vais écrire à Théobald puis me mettre à la recherche d’un appartement convenable.
Tandis que son ami quittait l’hôtel d’un pas allègre en sifflotant un air de Phi-Phi, une opérette qui faisait fureur à Paris depuis la fin de la guerre, Aldo choisit de remonter chez lui. La sacro-sainte heure du thé approchait et des habitués arrivaient. Ayant aperçu de derrière la plante verte où il s’abritait la duchesse de Danvers et lady Ribblesdale – toque de violettes de Parme et capeline de velours noir soutachée d’or ! -, il demeura caché jusqu’à ce qu’elles aient rejoint la jeune maîtresse de cérémonie et se dirigea vers l’ascenseur. Il n’avait aucune envie de potiner. En outre, l’ex-Mrs. Astor recommençait à l’agacer : elle ne cessait de l’appeler au téléphone sous les prétextes les plus divers, mais en réalité pour savoir si ce qu’elle attendait n’arrivait pas. Aussi Aldo était-il partagé entre la hâte de voir arriver Buteau et le regret d’avoir parlé du diadème de sa vieille amie Soranzo...
Mais s’il pensait jouir en toute quiétude du calme du petit salon qu’il partageait avec Adalbert, il se trompait. Il n’était pas plutôt installé près d’une fenêtre donnant sur les frondaisons roussies de Green Park que le téléphone sonna. Au bout du fil, la voix onctueuse, quasi épiscopale, du chef de la réception l’informa qu’une jeune dame venait d’arriver et le demandait. Il s’agissait de miss Van Zelden et...
– Je descends ! s’écria-t-il en reposant l’appareil pour se précipiter au-dehors, talonné par une soudaine inquiétude qui pouvait se résumer en une seule question : qu’est-ce que Mina, sa secrétaire, venait faire à Londres quand il attendait Guy Buteau ? Pourvu qu’il ne soit rien arrivé à celui-ci ! Depuis qu’il l’avait retrouvé à Paris dans un état proche de la misère, Aldo veillait sur son ancien précepteur avec une affection quasi filiale.
Mais c’était bien Mina. Quand il arriva dans le hall, il la vit tout de suite dans cet appareil vestimentaire que son patron n’était pas encore parvenu à lui faire abandonner : tailleur grisâtre en forme de sac à peine éclairé par un chemisier en piqué blanc, chaussures à talons plats, chapeau de feutre enfoncé jusqu’aux larges lunettes à verres brillants et laissant à peine dépasser le bas du chignon sévère disciplinant une chevelure rousse qui, mieux traitée, n’eût sans doute pas manqué de beauté. Un vaste cache-poussière se drapait vaguement autour de la longue silhouette informe.
Le soupir résigné de Morosini se changea soudain en un reniflement de colère à la vue du spectacle qu’il découvrait : planté devant Mina mais à moitié plié en deux, Moritz Kledermann riait à s’en faire éclater la rate. Mina, consternée, s’efforçait de le calmer sans y parvenir. C’était intolérable ! Aldo fonça sur le banquier qu’il empoigna par le bras.
– Vous n’avez pas honte de vous moquer ainsi de cette pauvre fille ? Je vous croyais un homme du monde mais en vérité vous vous conduisez d’une manière indigne ! Et vous, Mina, pourquoi restez-vous là ? Venez avec moi et dites-moi ce qui se passe. J’attendais M. Buteau.
– On a dû le conduire à l’hôpital San Zanipolo avec une crise d’appendicite. Je vous rassure : ça s’est bien passé mais il fallait que quelqu’un vienne...
Au bord des larmes, elle se laissait entraîner vers un fauteuil mais Kledermann, que leur bref dialogue semblait avoir calmé, les suivit aussitôt et même se glissa entre eux :
– Un instant ! Je veux des explications, commença-t-il.
– Vous avez assez ri ? fit Aldo méprisant. Si quelqu’un a des comptes à demander, c’est plutôt moi : je vous trouve en train de vous moquer de ma secrétaire et vous devriez vous estimer heureux que je ne vous aie pas cassé la figure, mais ça ne va pas tarder si vous ne nous laissez pas tranquilles ! Mina vient d’effectuer un long voyage et elle a besoin de repos.
– Mina ? Mina comment, s’il vous plaît ? fit le banquier goguenard.
– Je ne vois pas en quoi ça vous regarde, mais enfin... Mina Van Zelden. Mademoiselle est hollandaise. Gela vous suffit ?
Sans doute nageait-on en plein surréalisme car soudain, Kledermann eut l’air très malheureux.
– Que tu aies pris un nom d’emprunt, je peux le comprendre, mais que tu oses renier ton pays c’est impardonnable ! Toi, tu as honte d’être Suissesse ? Et d’abord retire ces lunettes ridicules. Je veux voir tes yeux.
La jeune fille obéit mais les tint baissés, ne sachant plus que faire et affreusement gênée.
– C’est mieux, mais je veux que tu me regardes pour m’expliquer comment il se fait que je te trouve auprès de cet homme à qui l’on a un jour fait l’honneur d’offrir ta main et qui n’a même pas voulu te voir ?
Du coup, Mina se rebiffa.
– C’est justement pour cela que j’ai voulu le connaître et que je me suis arrangée pour qu’il ne puisse établir aucun rapprochement avec ce que je suis en réalité ! En outre, je ne vous ai jamais caché que j’adorais Venise, que je voulais y vivre. Alors je me suis arrangée pour rencontrer le prince. Surtout quand j’ai appris quel métier passionnant il faisait !
– Et tu espérais quoi ? Le séduire ? Accoutrée comme te voilà ? C’est grotesque !
– Mais c’est parce qu’il n’a jamais été question de séduction que j’ai choisi cette apparence. Surtout quand je me suis rendu compte que les femmes lui couraient après.
– En ce cas, pourquoi n’es-tu pas repartie ?
– Je ne sais pas... Ou plutôt si. J’ai voulu voir à quoi il ressemblait et j’ai été bien punie de ma curiosité parce que je suis tombée amoureuse. Pas de lui ! De sa maison, des gens qui y vivent et qui sont adorables ! ... Oh, Père, pourquoi a-t-il fallu que vous soyez ici aujourd’hui ?
– Dites-moi, tous les deux, vous ne croyez pas que c’est à présent mon tour de parler ? s’écria Morosini que la stupeur avait réduit au silence. Vous êtes là à vous jeter je ne sais quels griefs incompréhensibles à la tête et moi je reste comme un benêt à vous écouter ! J’ai droit à des explications ! Alors, si vous le voulez bien, allons nous asseoir là-bas, dans ce bosquet d’aspidistras, et causons ! J’ai l’impression de me trouver chez des fous. Ou alors je vais le devenir.
Les deux autres le suivirent et l’on s’installa autour d’une table dont un valet s’approcha pour demander si l’on souhaitait prendre quelque chose.
– Bonne idée ! approuva Morosini. Donnez-moi une fine à l’eau... mais sans eau. Et vous Mina ? Un chocolat ?
– Je m’appelle Lisa !
– Je ne veux pas le savoir ! Un chocolat, mon ami. Il est excellent ici et mademoiselle adore ça.
– Elle est au moins restée suissesse de ce côté-là ! soupira Kledermann. C’est consolant ! Je prendrai la même chose que le prince !
– Parfait ! Alors voyons maintenant où nous en sommes ! ... Si j’ai bien interprété votre échange de propos, vous seriez, ma chère Mina...
– J’ai déjà dit que je m’appelais Lisa !
– Et moi je ne veux pas vous connaître sous ce nom. Mademoiselle Kledermann m’est tout à fait étrangère. En revanche, j’avais beaucoup d’estime et d’amitié pour Mina Van Zelden. Mon entourage aussi. Alors souffrez que pour un temps encore, nous restions ce que nous étions l’un pour l’autre il y a seulement dix minutes ! C’est-à-dire un patron et sa... parfaite secrétaire ! Vous devriez l’utiliser, Kledermann ! Elle est au-dessus de tout éloge ! Un peu revêche parfois mais tellement efficace !
De nouveau les yeux de la jeune fille s’emplirent de larmes et, bien qu’il s’efforçât de détourner la tête, Morosini ne put s’empêcher de les admirer. Seigneur ! Ils avaient la couleur exacte des violettes ! Deux lacs sombres et veloutés bordés de cils aussi épais que des roseaux ! Du fond de sa mémoire s’éleva soudain la voix de Mme de Sommières, sa très sage et très perspicace grand-tante. Elle avait dit : « Même si tu t’obstines à ne pas voir en elle une femme, c’en est une malgré tout. À vingt-deux ans elle a aussi le droit de rêver ! » Tante Amélie avait suggéré que Mina pouvait être amoureuse de lui mais là elle se trompait : on venait de lui signifier ce qui retenait chez lui la fille du richissime banquier zurichois : le charme de sa demeure et de ses serviteurs joint à celui, tout-puissant, de Venise...
– Allons, ne pleurez pas ! dit-il. Emprunter une identité fictive n’est pas un si grand crime. Même si je m’en trouve blessé.
– Vous venez de dire que vous aviez de l’estime et de l’amitié pour moi, murmura Mina. Cela veut-il dire que vous n’en éprouvez plus à présent que vous savez la vérité ?
– Quelle vérité ? Vous avez voulu voir quel homme j’étais et vous en avez conclu avec satisfaction que vous aviez affaire à un coureur de jupons qui ne vous inspirait pas le moindre regret mais qui était amusant à regarder s’agiter. Une espèce d’insecte curieux ! Pendant ce temps-là, moi je vous donnais ma confiance. Alors, ce qu’il en reste, je suis incapable de vous le dire. Il me faut au moins une bonne nuit pour savoir au juste où j’en suis. Mais avant de nous quitter nous devons en finir avec nos affaires : vous avez ce que j’ai demandé à M. Buteau ?
Elle fit oui de la tête et se pencha pour prendre à ses pieds le nécessaire de cuir qu’elle y avait posé.
– Ne l’ouvrez pas ici ! Je vous dois des remerciements pour avoir accompli ce voyage en si dangereuse compagnie. Vous devinez sans doute que, mis au courant de l’accident survenu à mon ami Guy, je ne vous aurais pas permis de prendre sa place. Ce genre de transport est trop dangereux pour une jeune fille.
– Je ne vois pas pourquoi je ne l’aurais pas fait ! dit Mina retrouvant soudain son aplomb et ses réactions habituelles. Il n’y a pas si longtemps que j’ai porté de Paris à Venise un bijou aussi important sinon plus...
– Lequel ? ne put s’empêcher de demander Kledermann que cette partie de la discussion intéressait de plus en plus. Encore un joyau royal ?
– Un, ça ne vous regarde pas, grogna Morosini, et deux personne n’a jamais parlé ici de joyau royal.
– Allons donc ! fit le banquier. Croyez-vous que j’ignore ce qu’il y a là-dedans ? ajouta-t-il en désignant le sac de sa fille. Vous vous apprêtez à vendre une pièce chargée d’histoire à une créature à moitié folle chez qui elle se sentira aussi mal que possible ! Y avez-vous réfléchi sérieusement ? Le Miroir du Portugal sur la tête d’une fille du corned-beef, des cacahuètes ou de je ne sais quelle délirante production américaine ?
– Incroyable ! s’écria Morosini. Où diable êtes-vous allé chercher tout ça ?
Les yeux de Kledermann se plissèrent.
– Dans le jardin d’hiver de la duchesse, mon cher ! Caché derrière un buisson de gardénias où je m’étais retiré pour fumer un cigare, j’ai eu le privilège de suivre votre conversation avec la redoutable Ava. Je jure que je ne l’ai pas fait exprès !
– Tout comme votre fille n’a pas fait exprès, elle non plus, de venir m’espionner à domicile ? C’est un tic familial ?
– Disons un concours de circonstances ! Allons, Morosini, soyez beau joueur ! Montrez-moi le Miroir !
– Ne l’appelez pas comme ça ! Je n’en suis pas sur !
– Moi je le serai ! N’oubliez pas que je possède déjà deux de ses frères Mazarins. Pour celui-ci je suis prêt à faire des folies et, sans savoir le prix que vous allez en demander, je le double !
– Vous êtes fou ?
– Quand il s’agit de pierres ? Toujours. D’ailleurs vous vous éviterez des palabres difficiles. Ces Américaines ont la fâcheuse habitude de marchander comme des usuriers. Celle-là, croyez-moi, vous fera baisser votre prix ! Pensez à votre vieille amie !
– Vous ne me connaissez pas.
– Peut-être, mais vous êtes un gentilhomme. Elle pas ! En outre, je peux vous assurer que je garderai le secret, ce qui est douteux chez cette femme... et que le diamant trouvera chez moi un cadre digne de lui. Alors, vous me le montrez ?
– Pas ici en tout cas ! Mina...
Il n’eut pas le temps de poursuivre. Soudain rouge de colère, celle-ci venait de se lever brusquement, repoussait le plateau sans trop se soucier des dégâts, posait sa mallette sur la table, l’ouvrait, en tirait un paquet enveloppé de papier ordinaire et soigneusement ficelé qu’elle jeta sur les genoux de Morosini.
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