Une brusque colère s’empara de Morosini.

– Ne me dis pas que tu vas vivre avec lui ? Ou alors c’est que tu as perdu la tête, lança-t-il avec brutalité. Tu es ma cousine. Nous sommes du même sang par les hommes et tu vas t’acoquiner avec un domestique ? Ne t’imagine pas que je te laisserai agir !

S’il pensait la blesser, il se trompait. Elle se contenta d’éclater de rire, mais d’un rire, à vrai dire, un peu forcé.

– Ne sois pas stupide, Aldo ! Je n’habiterai pas avec lui, encore que je ne voie pas en quoi ce serait choquant : voilà plusieurs années qu’il vit sous mon toit sans que personne y trouve à redire. Où irions-nous s’il fallait loger ses serviteurs à deux ou trois kilomètres de chez soi ? Mais j’admets que dès l’instant où il n’appartient plus à ma maison, certaines distances doivent s’établir... Si Scarpini ne peut le loger, je lui trouverai une pension et quant à moi, je compte sur l’hospitalité de mes cousins Torlonia. Ils sont férus de musique, surtout de bel canto, et...

Elle continuait à parler, un peu sur le ton de quelqu’un récitant une leçon, enfilant des paroles, des phrases, des raisons qu’Aldo écoutait à peine, uniquement sensible à l’espèce de jubilation que ce flot verbal trahissait : visiblement, la sage comtesse Orseolo exultait à la pensée des jours heureux qu’elle allait couler à Rome auprès de ce garçon, trop beau, trop jeune, mais à qui – Morosini l’aurait juré ! – l’attachait un autre sentiment que l’amour de la musique.

Un peu agacé, il coupa court à la conversation en s’excusant d’un rendez-vous chez son notaire. Il se leva, escorta sa cousine jusqu’à la gondole qui l’attendait, l’embrassa en lui souhaitant bon voyage.

– Donne de tes nouvelles de temps en temps ! lança-t-il.

Et il rentra chez lui, beaucoup plus mécontent qu’il ne voulait se l’avouer. À quelle femme se fier, mon Dieu, si le parangon des veuves de Venise, Adriana l’exemplaire avec sa beauté un peu sévère de madone contemplative, aux abords de la cinquantaine se mettait à courir le guilledou comme n’importe quelle créature ?

Comme il aimait bien sa cousine, il se reprocha ce jugement téméraire et, rencontrant dans le vestibule la personne olympienne mais surtout le regard interrogateur de son fidèle Zaccaria, il haussa les épaules, grimaça un sourire et soupira :

– Eh bien voilà ! Il faut que je m’arrange autrement pour trouver une aide à M. Buteau quand il pourra reprendre son travail ! Notre contessa part pour Rome où elle séjournera plus d’un mois.

Il n’eut pas le temps d’ajouter autre chose et le maître d’hôtel pas davantage : une voix furieuse faisait résonner les échos de la vaste salle.

– Je n’aurais jamais cru vivre assez vieille pour voir, de mes yeux, un scandale comme celui-là ! Il faut que donna Adriana soit devenue folle ! Madona Santissima ! Qui aurait pu croire à pareille conduite de la part d’une si grande dame !

Telle une frégate entrant au port sous grand pavois, Cecina, les oripeaux multicolores dont elle se vêtait le plus volontiers mal contenus par le tablier blanc amidonné tendu sur sa vaste personne, les rubans de sa coiffe volant au vent de sa colère, venait de surgir du « cortile » menant tout droit à sa cuisine. Zaccaria, son époux, tenta bien de l’attraper au vol mais elle le repoussa d’une main vigoureuse et vint se planter devant Aldo en clamant :

– Et toi, prince Morosini, toi son cousin, tu vas laisser faire ça ?

Il était inutile de demander ce qu’elle entendait par « ça ». Cecina, reconnue comme la meilleure cuisinière de Venise, était une puissance pourvue d’un service de renseignements qui lui permettait de savoir tout ce qui se passait dans la ville sans bouger du palais Morosini.

– Tu devrais te calmer, ma Cecina, fit Aldo en s’efforçant à la désinvolture. Et surtout ne pas trop écouter tes cancanières favorites. Elles interprètent tout de travers et je crois que c’est le cas : donna Adriana s’en va passer quelques jours à Rome afin de confier son valet à un célèbre maître de chant...

– Son valet ? ricana la grosse Napolitaine. Tu veux dire son amant !

– Cecina ! fit Morosini avec sévérité. Je te savais bavarde, mais pas mauvaise langue. Où as-tu été pêcher ça ?

– Je n’ai pas eu besoin d’aller le pêcher. Tout Venise en parle. Si je te dis qu’elle couche avec son Spiridion c’est parce que sa pauvre vieille Ginevra est venue ce matin pleurer dans mon tablier. Sachant que donna Adriana déjeunait ici, elle espérait que toi, au moins, tu réussirais à l’empêcher de faire cette... cette... indécence ! Et toi, tout ce que tu as trouvé à lui dire c’est « Bon voyage ! » sans même chercher un instant à la retenir !

– Je n’ai aucun moyen de la retenir ! Elle est veuve, libre, majeure...

– Ça oui... et depuis un moment ! Je te garantis bien que ta pauvre mère, notre sainte princesse Isabelle, aurait su dire ce qu’il fallait et ce qu’il fallait c’était ceci : une femme de cinquante ans et un godelureau de trente ça ne va pas ensemble... même si ça s’entend très bien au lit !

– Mais enfin, s’emporta Morosini, tu ne peux pas toi non plus croire une chose pareille ? Fais un peu la part du feu : Ginevra est vieille, jalouse de l’influence prise par ce garçon au demeurant antipathique, mais de là à clamer qu’il est son amant il y a une marge. Elle n’a tout de même pas tenu la chandelle ?

– La chandelle non, mais elle a vu ! clama Cecina d’un ton dramatique appuyé d’un mouvement de bras accusateur. Elle a vu, te dis-je, celle qu’elle appelait sa petite Madone, dans les bras de l’Amalécite comme elle dit. C’était une nuit où ses rhumatismes l’empêchaient de dormir, la pauvre vieille ! Elle est descendue à la cuisine pour se faire chauffer du lait. Il était très tard et Ginevra pensait que tout le monde dormait. Seulement, en passant devant la porte, sans doute mal fermée, de donna Adriana, elle a vu un peu de lumière et, surtout, elle a entendu des bruits... bizarres. Des soupirs, des gémissements... Un peu inquiète parce que la contessa pouvait très bien être malade, elle a poussé la porte...

– ... et jeté un coup d’œil ? fit Aldo narquois. Et de pure curiosité car je ne crois pas un instant à son inquiétude. Si les bruits qu’elle entendait étaient ce que j’imagine, ils n’ont aucun rapport avec la douleur. Et tu le sais très bien !

– Bien sûr que je le sais ! Quoi qu’il en soit, elle n’a pas eu besoin d’y regarder à deux fois pour comprendre ce qu’ils faisaient. Ça lui a donné un tel coup qu’elle est partie en courant !

– En dépit des rhumatismes ? Une guérison miraculeuse en quelque sorte ! ironisa Morosini, retenant mal sa colère parce qu’il ne mettait pas en doute un seul instant le rapport de la vieille Ginevra, une de ces fidèles servantes à l’ancienne mode qui se dévouent corps et âme à ceux qu’elles servent, et qui connaissait Adriana depuis le berceau.

– C’est pas bien de rire de ça ! protesta Cecina. La pauvre, elle n’a pas osé remonter dans sa chambre. Elle est restée dans sa cuisine jusqu’à l’heure de la première messe à Santa Maria Formosa où elle est allée verser toutes les larmes de son corps. Et aujourd’hui, on l’abandonne dans cette grande baraque où elle va mourir de peur, à coup sûr, en pensant que sa chère maîtresse est en train de se damner à Rome !

– Il n’y a pas d’autre gardienne ? Cette pauvre Ginevra ne devait plus pouvoir faire grand-chose dans la maison.

– Pour le ménage, une femme venait chaque matin mais donna Adriana l’a remerciée. On a tout mis sous housse et les pièces de réception sont fermées. Ginevra aura assez avec la cuisine et sa chambre...

Aldo n’écoutait déjà plus. Tournant les talons, il gagna son cabinet de travail, décrocha le téléphone et demanda le numéro de sa cousine en espérant ne pas tomber sur l’Amalécite. Par chance, ce fut Adriana qui répondit. Un peu essoufflée d’avoir sans doute grimpé quatre à quatre son magnifique escalier gothique.

– Dis-moi, Adriana, quand pars-tu ?

– Je croyais te l’avoir dit. Après-demain.

– Et tu laisses ton palais sans autre gardienne que cette malheureuse Ginevra qui tient à peine sur ses jambes ? Elle est bien vieille pour une tâche si rude : il y a encore pas mal de belles choses chez toi...

Il y eut un silence qui s’anima bientôt de la respiration un peu oppressée de la comtesse.

– Je n’ai pas les moyens de prendre du personnel supplémentaire. Aussi allons-nous nous contenter de tout fermer le mieux possible et de nous en remettre à la grâce de Dieu.

– C’est un peu facile et tu ferais mieux de me dire la vérité : il te coûte une fortune, ton Spiridion ! Et moi je n’aime pas ça...

– C’est parce que tu ne le connais pas. C’est un brave cœur et je t’assure que tout me sera rendu...

– Au centuple, tu l’as déjà dit, et s’il ne te rend rien tu te retrouveras ruinée. Alors tâche au moins de protéger ce qui te reste. Ça existe, les cambrioleurs, même à Venise.

Au bout du fil, Adriana commençait à s’énerver.

– Mais enfin, que veux-tu que je fasse ? Je pars dans quelques heures et je n’ai plus le temps de prendre d’autres dispositions. Je vais dire à Ginevra qu’elle essaie de faire venir l’un de ses neveux de Mestre, mais si on ne le paie pas...

– Tu ne paieras rien du tout ! Préviens Ginevra que, dès ton départ, j’enverrai Zian coucher chez toi. En même temps, Zaccaria va essayer de trouver une compagne pour la pauvre vieille. Quant à l’argent, ne te tourmente pas. Tu me rembourseras quand Spiridion le Magnifique aura fait couler sur toi un flot d’or. Et ne me remercie pas sinon tu vas entendre des choses désagréables.

Cecina l’avait suivi et elle écoutait depuis le seuil de la porte. Il lui jeta un regard noir.

– Tu es satisfaite comme ça ?

– Oui. C’est déjà beaucoup mieux et je vais cesser de me tourmenter pour Ginevra, mais est-ce que tu as dit la vérité ?

– Quelle vérité ?

– Tu as vraiment l’intention d’aller la chercher si elle reste trop longtemps là-bas ?

– Bien entendu ! Je n’ai pas envie que l’honneur de la famille serve à épousseter les planches sur lesquelles le Grec est censé triompher, ni, surtout, que cette folle se ruine pour lui !

– C’est déjà fait en grande partie ! Demain, quand Zian ira s’installer, va donc faire un tour à la Cà Orseolo. D’après Ginevra, tu auras des surprises...

– Je n’ai pas coutume d’aller fouiller chez les gens dès qu’ils ont le dos tourné... Ah non ! Pas de protestations ! Pour l’instant, je vais chez maître Massaria voir s’il ne pourrait pas me trouver une secrétaire convenable.

– Pourquoi pas « un » secrétaire ? Les garçons travaillent mieux que les filles, en général, et ne cherchent pas à faire les yeux doux à leur patron.

– Mina ne m’a jamais fait les yeux doux.

– Non, et elle a eu tort parce que c’était quelqu’un de bien. Tu aurais dû l’épouser !

Morosini se contenta, en fait de réponse, d’un haussement d’épaules, préférant garder pour lui ses pensées. Épouser Mina avec ses tailleurs en forme de cornets de frite, son allure de quakeresse mâtinée d’institutrice, ses cheveux tellement tirés qu’ils semblaient peints sur son crâne et ses énormes lunettes ? Ridicule ! Il est vrai que si elle avait été différente il ne l’aurait pas engagée et c’eût été dommage ! Quelle collaboratrice hors pair elle avait été ! Il n’avait pas fini de la regretter...

Presque aussitôt, l’image fagotée de la fausse Hollandaise s’effaça sous l’impulsion d’une autre : une éclatante jeune femme en velours vert dont les yeux ressemblaient à de larges violettes surgissant d’une jeune et tendre mousse. Celle-là, oui, il aurait peut-être eu l’idée d’en faire sa femme. Seulement elle ne voulait pas de lui. Le jugement sévère qu’elle avait proféré à Londres ne laissait guère de doute à ce sujet : il n’était pour elle qu’un irrécupérable coureur de jupons et rien ne la ferait changer d’avis. En admettant qu’il en eût envie...

– Ce qui n’est pas le cas ! fit-il à haute voix tandis qu’il enfilait un imperméable et se coiffait d’une casquette. Il est grand temps de classer cette affaire et de passer à autre chose !

Sur ces fortes paroles, il sortit dans le vent et la pluie qui depuis quelques jours s’abattaient sur

Venise, noyant ses toits roses et ses campaniles avec une obstination digne d’un automne londonien. Dédaignant son motoscaffo et sa gondole, d’ailleurs bâchés, il gagna par les rues le Rialto près duquel se trouvait l’étude de son notaire, maître Massaria. Celui-là même qui, au jour de son retour de la guerre, était venu lui offrir, afin de le sauver de la ruine, un mariage avec une inconnue, une jeune Zurichoise, fille d’un banquier collectionneur, qui s’était mis en tête de s’intégrer à Venise comme une pierre dans un mur pour la seule raison qu’elle aimait cette ville.