Les questions affluaient, toutes sans réponse. Ou presque. Morosini n’aimait pas la concordance entre les leçons romaines du Corfiote tellement suspect à présent et l’éclatement du « fascio » mussolinien auquel Adriana ne paraissait pas hostile. Se pouvait-il que la fameuse « cause » fût celle-là et, en ce cas, en quoi consistait le service qu’elle attendait de la comtesse Orseolo ? La première chose était d’essayer de découvrir qui pouvait être R., l’homme auquel Adriana semblait avoir juré d’appartenir corps et âme...

Avec une initiale on n’allait pas bien loin, mais le personnage qui aimait tant la Suisse devait appartenir à l’une ou l’autre de ces cellules révolutionnaires que les remous de leurs pays respectifs obligeaient à y chercher refuge...

Le tintement d’une cloche, celle du dîner, arracha Morosini à son amère songerie, le précipita sur sa chemise puis dans son habit de soirée dont il noua la cravate un peu n’importe comment. Il n’avait pas vu passer le temps et il lui restait à peine une minute à consacrer à Guy Buteau.

Chaussant ses escarpins vernis tout en marchant, ce qui représentait un exercice difficile, il se rua hors de sa chambre afin de se rendre chez son ancien précepteur... qu’il rencontra au seuil, appuyé sur une canne, un peu pâle mais tiré à quatre épingles.

– Guy ! s’écria-t-il. Vous n’êtes pas fou ? Vous devriez être au lit.

– J’en ai plus qu’assez du lit, mon cher Aldo ! Et puis, ajouta-t-il avec le sourire chaleureux et un peu timide qui rappelait si fort le jeune éducateur frais émoulu de sa Bourgogne natale auquel on avait confié un gamin à instruire, quelque chose me disait que vous aviez besoin de moi...

– J’ai surtout besoin que vous soyez en bonne santé ! Gomment avez-vous fait pour vous lever, vous habiller ?

– Zaccaria m’a donné un coup de main. J’en ai profité pour réclamer mon couvert à table. La présence de Mme la marquise de Sommières, de Mlle Marie-Angéline et de vous-même va faire merveille pour me remettre tout à fait. Surtout si l’on y ajoute une vieille bouteille de mes chers hospices de Beaune !

– Vous aurez la cave entière si vous voulez ! C’est fou ce que je suis heureux de vous retrouver ! s’écria Morosini. Mais vous allez prendre mon bras.

Et ce fut appuyés l’un sur l’autre que les deux hommes rejoignirent dans le salon des Laques les moires quasi épiscopales de Mme de Sommières, le crêpe de Chine gris nuage de Marie-Angéline et l’explosion joyeuse d’un bouchon de Champagne.

En dépit de ses soucis qu’il se garda bien d’étaler, Aldo prit un vif plaisir à ce dîner familial animé par la verve caustique de tante Amélie. D’autant qu’il y avait beaucoup à dire. On parla bien sûr du meurtre d’Eric Ferrals, de l’accusation pesant sur sa femme et plus encore peut-être de l’étonnante transformation de Mina Van Zelden, austère Hollandaise, en fille de milliardaire suisse.

– Tu me reconnaîtras un certain flair, fit la marquise. Ne t’avais-je pas dit que, si j’étais toi, j’essaierais de gratter cette carapace un rien trop sévère pour voir ce qu’il y avait en dessous ?

– Que n’avez-vous été plus explicite ! soupira Aldo. Vous m’auriez évité bien des tourments, et surtout de me retrouver dans une situation difficile.

– Je ne vois pas ce que j’aurais pu ajouter. C’était à toi de te montrer plus perspicace dès l’instant où je t’avais fait connaître mes impressions...

– Je peux prendre ma part de reproches, dit M. Buteau. J’avoue qu’elle m’intriguait car, à force de la regarder, j’avais fini par conclure qu’une jolie fille se cachait sous ce harnachement invraisemblable et je n’arrivais pas à comprendre pourquoi elle s’affublait de la sorte. Alors que tant de laides rêvent de devenir belles, Mina... permettez-moi de l’appeler encore comme ça... faisait tout son possible pour être terne, effacée, quasi invisible.

– Elle y était fort bien arrivée avec moi ! Dès l’instant où j’ai compris qu’elle ne changerait pas en dépit de mes conseils, j’ai cessé de la voir. En revanche, elle était bigrement présente et j’avais en elle une confiance absolue. Sans compter ses très profondes connaissances en matière d’art et d’antiquités. Jamais je ne retrouverai son équivalent ! Elle savait dater un bijou et ne confondait pas une porcelaine de Rouen décor pagode avec une vraie chinoise...

Mlle du Plan-Crépin cessa un instant d’égratigner de sa cuillère sa portion d’œufs brouillés aux truffes blanches et, relevant son long nez, eut un petit sourire entendu :

– Ça, c’est l’enfance de l’art, déclara-t-elle avec une autorité inattendue. Il suffit de connaître les signatures, les formes, les couleurs, les matières aussi. Lorsque j’étais enfant, mon cher papa qui était passionné d’antiquités m’emmenait volontiers dans les ventes. Il m’a aussi beaucoup instruite et fait lire nombre d’ouvrages. Je peux l’avouer maintenant, mais s’il n’avait été inconcevable pour une jeune fille de notre monde d’ouvrir boutique... et aussi, bien entendu, si j’avais possédé les fonds nécessaires, j’aurais aimé être antiquaire.

Le bruit d’un couvert reposé sur une assiette fit tourner les têtes vers la marquise qui considérait sa lectrice avec stupeur.

– Vous m’avez caché ça, Plan-Crépin ? Pourquoi donc ?

– Je ne pensais pas que ce détail pût être de quelque intérêt pour nous, répondit la vieille fille qui ne s’adressait à sa cousine et employeuse qu’à la première personne du pluriel. Ce n’est qu’un violon d’Ingres, mais j’éprouve un vif plaisir à visiter un musée...

– Plus que moi ! J’ai toujours trouvé ces dépotoirs d’art plutôt ennuyeux...

– Il est dommage que vous passiez seulement quelques jours ici, Marie-Angéline, dit Aldo en souriant. Je vous aurais peut-être demandé votre assistance. Il est vrai que vous n’êtes pas secrétaire...

– Elle est la mienne et c’est déjà pas mal, bougonna Mme de Sommières. J’ai horreur d’écrire et elle me débarrasse des paperasses. On faisait du bon travail au couvent des Oiseaux ! On lui a même appris l’anglais et l’italien...

– Si l’on y ajoute votre aptitude aux prouesses aériennes, on peut dire que vous avez reçu une éducation très complète ! fit Aldo en riant. J’ai presque envie de vous demander un coup de main, ajouta-t-il plus sérieusement en reculant sa chaise pour mieux considérer la demoiselle. Maître Massaria aura peut-être quelqu’un à me proposer mais pas avant trois semaines. Êtes-vous si pressée de repartir, tante Amélie ?

– Pas du tout. Tu sais que j’adore Venise, cette maison et ceux qui l’habitent. Vois donc ce que tu peux faire avec ce phénomène. Cela permettra à notre ami Buteau de se reposer encore un peu.

– Pas trop de repos ! protesta celui-ci. Dès l’instant où je ne me déplace pas, je peux recevoir des clients et si Mlle Marie-Angéline veut bien se débattre, sous la direction d’Aldo, avec les chinoiseries du secrétariat, nous arriverons à un assez bon résultat !

– D’autant qu’en dehors de cette vente à Florence, je n’ai pas l’intention de m’absenter. Je vais écrire à ma cousine pour l’informer de ce qui s’est passé chez elle. À elle de voir si elle veut revenir ou pas.

– Est-ce que tu ne devrais pas retourner à Londres ? dit tante Amélie.

L’œil soudain assombri, Aldo demanda à Zaccaria de remplir les verres.

– Il faudra que j’y retourne mais je pense que rien ne presse. On n’a pas besoin de moi, ajouta-t-il avec un rien d’amertume.

Or, la lettre arriva le lendemain...

Elle venait de Londres. Sur l’enveloppe, la suscription d’une écriture maladroite portant seulement : « Monsieur le prince Aldo Morosini. Venise. Italie. »

À l’intérieur, quelques phrases signées d’Anielka : « Je confie ce billet à Wanda pour qu’elle vous l’envoie selon mes directives. Il faut que vous veniez, Aldo ! Il faut que vous veniez à mon secours parce que j’ai peur à présent. Très peur ! Et c’est peut-être mon père qui m’effraie le plus parce que je le crois en train de devenir fou. Et moi, je me sens abandonnée, surtout de Ladislas que l’on n’arrive pas à retrouver. Maître Saint Albans m’a dit ce que vous avez fait pour moi et qui n’a hélas servi à rien. Et puis vous êtes parti. Vous seul pouvez me sauver de cette horrible alternative : la potence ou la vengeance des compagnons de Ladislas ! Il n’y a pas si longtemps vous disiez que vous m’aimiez... »

Sans un mot, Aldo tendit le billet à tante Amélie. Elle le lui rendit avec un sourire et un haussement d’épaules :

– Eh bien, soupira-t-elle, je crois que nous pouvons nous préparer à hiverner ici, Plan-Crépin et moi, car je ne vois pas comment tu pourrais t’empêcher d’enfourcher ton fougueux destrier pour voler au secours de la beauté en danger ! Ce que je vois moins encore, c’est comment tu vas pouvoir t’y prendre.

– Je n’en sais rien, mais elle me le dira peut-être. Nous sommes persuadés, son avocat et moi, qu’elle n’a pas dit toute la vérité.

– Et puis, c’est si agréable de pouvoir appeler au secours un paladin tel que toi ! Fais attention où tu vas mettre les pieds, mon garçon. Je n’aimais pas ce malheureux Ferrals et je t’avoue que je n’aime guère plus sa ravissante et si jeune épouse, mais s’il lui arrivait malheur sans que tu aies tout tenté pour la sauver, tu te le reprocherais ta vie durant et il n’y aurait plus pour toi de bonheur possible. Alors va ! Plan-Crépin – qui va être ravie – et moi-même allons jouer les divinités domestiques en t’attendant. Après tout c’est peut-être amusant, l’antiquité ! ...

Pour toute réponse, il la prit dans ses bras et l’embrassa avec toute la tendresse qu’elle avait su lui inspirer. Cette espèce de bénédiction qu’elle lui donnait, c’était un peu comme si sa mère elle-même venait de la tracer sur lui.

Grâce à Dieu on était jeudi, l’un des trois jours où l’Orient-Express touchait Venise en direction de Paris et même de Calais. Aldo avait juste le temps d’envoyer Zaccaria lui retenir un sleeping, de régler quelques affaires avec Guy et de préparer ses bagages. Quant aux lettres mystérieuses d’Adriana, il remit leur étude à plus tard et les rangea dans son coffre-fort, à l’exception de la dernière qui était aussi la plus intrigante, et qu’il fourra dans son portefeuille.

A quinze heures précises, le grand express transeuropéen quittait la gare de Santa Lucia...



Chapitre 9 Clair-obscur


En débarquant à Londres en gare de Victoria, Morosini regretta de ne pouvoir se rendre à son cher Hotel Ritz dont il appréciait tant l’atmosphère et le confort douillet. Bien qu’en digne descendant de tant de seigneurs de la mer il pût se vanter d’avoir le pied marin, la Manche l’avait si malmené, secoué, tiraillé, trituré, concassé, qu’il s’était vu contraint, pour la première fois de sa vie, de lui accorder un tribut humiliant. Revenu sur la terre ferme, il se sentait encore verdâtre et les jambes molles. Aussi fut-ce avec un soupir de regret qu’il découvrit Théobald sur le quai de la gare. Le fidèle valet d’Adalbert venait le chercher pour le conduire jusqu’au nouvel appartement de Chelsea. Pas question d’y couper ! Aldo ne pouvait s’en prendre qu’à lui-même, puisqu’il avait annoncé son arrivée par télégramme. D’autre part, Vidal-Pellicorne n’eût pas apprécié de n’être pas prévenu.

– Monsieur le prince n’a pas bonne mine, remarqua Théobald en s’emparant des valises. La mer, je suppose ? Et aussi ce fichu climat débilitant ! Comment peut-on être anglais ?

– Parce que vous appelez ça un climat ? grogna Morosini en remontant le col de son pardessus.

Londres baignait dans l’un de ces brouillards glacés dont elle détient le secret, où se dissolvent formes et bâtiments et dans lesquels les plus puissants réverbères se réduisent à des lueurs jaunes et diffuses évoquant la lumière pauvre des chandelles.

– Monsieur le prince se sentira mieux quand nous serons à la maison. Nous avons réussi à en faire quelque chose d’assez coquet. Ce dont je ne me féliciterai jamais assez, vu l’humeur de monsieur Adalbert ces jours-ci.

– Il lui est arrivé quelque chose ? demanda Morosini en casant ses longues jambes dans la voiture de location dont on lui ouvrait la portière.

– Monsieur le prince ne lit donc pas les journaux ?

– Pas depuis que j’ai quitté Venise. J’ai tué le temps en dormant le plus possible et en luttant contre le mal de mer... Qu’y trouve-t-on, dans ces journaux ?

– La découverte, voyons ! L’incroyable découverte que vient de faire en Egypte, dans la vallée des Rois, Mr. Howard Carter : la tombe d’un pharaon de la dix-huitième dynastie avec tout son trésor intact ! C’est inouï, prodigieux ! La découverte du siècle !

– Et cela ennuie votre maître ? En bon égyptologue il devrait plutôt être content ? La dix-huitième dynastie c’est son dada favori, si je ne m’abuse ?