– Oui, mais Mr. Carter est britannique.

En raison des difficultés de la circulation par temps de brouillard, Morosini cessa de poser des questions et le trajet s’effectua sans anicroches jusqu’à ce que Théobald arrête son véhicule devant une vieille – et charmante – demeure en brique rouge encore ornée de ses anciennes grilles de fer forgé.

– Si nous pouvions obtenir du ciel un jour digne de ce nom, ce dont je commence à désespérer, monsieur le prince pourrait voir que Chelsea est un quartier pittoresque et plutôt agréable, un beau vieux quartier aristocratique devenu avec le temps une sorte de Montparnasse. Il y a partout des ateliers habités par des peintres, des sculpteurs, des étudiants des Beaux-arts qui amènent avec eux une atmosphère nonchalante et bohème et qui...

– Votre exposé est parfait, grogna Morosini, coupant court à l’envolée lyrique de Théobald, mais je connais déjà. C’est même pour ça que je suis inquiet...

À tort. L’ancienne demeure de Dante Gabriel Rossetti, autrefois nommée maison de la Reine en souvenir de Catherine de Bragance, était non seulement fort belle mais des plus plaisantes. Le voyageur y trouva son ami étalé devant un feu pétillant, au milieu d’une véritable marée de journaux qu’il épluchait avec fièvre. Réchauffé par de grands rideaux d’un velours jaune doux et un archipel de tapis diversement colorés, le salon où se déroulait cette scène de genre apparut d’autant plus aimable à Morosini qu’une table servie attendait non loin de la cheminée de marbre blanc.

– Juste à l’heure ! s’écria Adalbert en se relevant et en secouant le pli de son pantalon. Avec ce brouillard c’est un record ! Tu as fait bon voyage ? ... Non, tu n’as pas fait bon voyage, rectifia-t-il aussitôt. Et en plus, tu es bourré de soucis : ta mine est épouvantable. Viens que je te montre ta chambre.

Là aussi, Théobald avait fait merveille : le feu brûlait près d’un bon fauteuil et un bouquet de marguerites d’automne corrigeait la sévérité du mobilier et des tentures en velours vert.

– Toi aussi tu as des soucis, fit Aldo avec un demi-sourire. La tombe découverte par ce Carter aux environs de Louxor...

– Une veine incroyable ! soupira Vidal-Pellicorne les yeux au plafond. Un tombeau indemne : celui de Toutankhamon, un pharaon sans grande importance qui n’a régné que huit ans mais qui pendant ce temps-là s’est amassé un sacré trésor funéraire ! C’est à en pleurer quand je pense à mon cher M. Loret, mon bon maître qui, là-bas, s’évertue sans grands résultats ! Il est vrai que nous autres, pauvres Français, ne bénéficions pas des largesses d’un mécène tel que lord Carnarvon ! ... j’aimerais bien aller voir ça de près !

– Qu’est-ce qui t’en empêche ? Tu as un peu avancé l’affaire de la Rose ?

– Pas vraiment ! J’ai déjà exploré deux impasses sans résultat. J’ai écrit à Simon pour lui demander s’il n’aurait pas d’autres lumières... Je t’avoue que je commence à perdre courage.

– Et l’affaire d’Exton Manor ? Toujours rien ?

– Rien. Le ménage Killrenan semble vivre dans une entente parfaite. Il est vrai que Yuan Chang, lui, a eu quelques petits ennuis qui ont dû retarder ses projets. Mais le ptérodactyle te racontera ça, je l’ai invité à dîner. Au fait, qu’est-ce qui te ramène ?

Pour toute réponse, Aldo tendit la lettre d’Anielka.

– Ouais ! fit Adalbert en la lui rendant. Les affaires ne s’arrangent pas pour elle non plus. Elle passe en justice dans une dizaine de jours. En voyant ta tête, j’ai un peu regretté d’avoir convié Warren, maintenant je commence à croire que j’ai eu raison.

– Tout à fait. Il me faut d’urgence une autorisation de visite pour Brixton.

– Je m’en doute. Alors installe-toi, fais un brin de toilette et repose-toi un peu ! On dîne à huit heures.

Pour être policier on n’en est pas moins homme du monde, et le smoking du superintendant n’avait rien à envier à ceux de ses hôtes.

– Content de vous voir ! fit-il en serrant la main de Morosini. C’est parce que vous arriviez que j’ai accepté de venir ce soir. Lady Ferrals nous pose de gros problèmes...

– Je pensais pourtant avoir apporté une preuve de non-culpabilité en démontrant comment son époux avait été empoisonné.

– Vous savez bien que c’est insuffisant. Demeure la quasi-certitude de complicité avec un autre meurtrier, en admettant qu’il y en ait un. En outre, un domestique jure avoir vu lady Ferrals seule dans le bureau de son époux à plusieurs reprises.

– Je suppose qu’étant dans sa propre demeure elle avait le droit d’aller dans toutes les pièces ?

– Alors, pourquoi nous refuse-t-elle toujours – à son père, son avocat et moi-même – son aide pour retrouver ce damné Polonais ?

– Peut-être me parlera-t-elle à moi ? Je suis venu à cause d’une lettre : celle-ci...

Warren la parcourut rapidement puis la rendit à son propriétaire.

– Demain vous aurez votre autorisation de visite. Je vous la ferai porter par un planton. Autant que vous le sachiez : elle a eu une véritable crise de désespoir lorsqu’elle a appris que vous étiez reparti pour Venise.

– De désespoir ?

– Interrogez maître Saint Albans, il vous le confirmera. Pas de Champagne, s’il vous plaît ! ajouta-t-il à l’intention de Vidal-Pellicorne qui lui tendait une coupe : je ne bois du vin qu’à table et encore pas tous les jours.

En fait, il buvait beaucoup plus qu’il ne mangeait, sans que son comportement s’en trouvât affecté. Non sans surprise, Aldo, qui choisit de garder le silence la majeure partie du repas, s’aperçut qu’en son absence l’archéologue et le policier avaient noué des liens d’amitié. C’était peut-être difficile à comprendre mais c’était un fait qui pouvait avoir son utilité. Les deux hommes parlèrent de l’affaire du tombeau égyptien qui, à les entendre, passionnait l’Angleterre. Face à son invité, Adalbert se gardait de montrer sa frustration. Le dialogue était courtois, aimable, érudit même quand c’était Adalbert qui menait mais, au bout d’un certain temps, Morosini en eut assez. Profitant de ce que le Super attaquait le rosbif sans lequel il n’est pas de repas convenable pour tout bon Anglais, il lança :

– À propos, avez-vous réussi à reprendre le diamant du Téméraire à Yuan Chang ?

– Non, en dépit de la perquisition poussée à laquelle mes hommes se sont livrés au Chrysanthème rouge et dans sa boutique. Cependant, nous avons réussi à mettre Yuan Chang à l’ombre. Grâce à la trahison d’une femme, l’amie d’un des frères Wu, nous avons pu lui tendre un piège. Il a été pris sur un bateau en train de réceptionner une importante quantité d’opium et de cocaïne. Il a perdu son sang-froid et deux policiers ont été blessés. On l’a arrêté avec plusieurs de ses hommes.

– Et lady Mary ?

– Sage comme une image. J’ai interrogé moi-même le Chinois et, sans entrer dans les détails, je lui ai dit que je savais le diamant en sa possession, mais je n’ai pas réussi à l’amener à « mouiller » sa complice. C’est un homme d’une grande patience et il ne tient pas à perdre cet atout qu’il garde caché dans sa manche.

– Jusqu’à quel point a-t-elle trempé dans le meurtre de George Harrison ?

– Je pense qu’elle a joué le rôle de la vieille lady dont elle est cousine et qu’elle voyait souvent, assez peut-être pour s’attirer le dévouement de gens au service d’une maîtresse connue pour son avarice : d’où la femme qui l’accompagnait et la voiture... à moins que celle-ci n’ait été louée. Pointer a cherché de ce côté-là mais n’a rien trouvé. Nous avons encore du pain sur la planche ! Quant à notre ravissante lady, elle mène une agréable vie mondaine et profite de la publicité que le procès Ferrals procure à son époux. Presque chaque week-end, elle reçoit à Exton Manor... que nous continuons à surveiller de près.

– Sir Desmond ne sait toujours rien ?

– Des activités de sa femme ? Non. Je vous l’ai dit, je souhaite la prendre la main dans le sac. Mais du danger qui le menace, oui. Après l’arrestation de Yuan Chang je lui ai « confié » au cours d’un entretien que, selon certains renseignements sur lesquels je ne me suis pas étendu, le Chinois guignait sa collection de joyaux impériaux. Il est donc mis en garde : à lui de prendre les précautions nécessaires.

– Elles ne serviront pas à grand-chose s’il ne soupçonne pas sa femme, puisque c’est sur elle que comptait Yuan Chang.

– Il ne soupçonne pas davantage que son château est surveillé. En effet, que le chef de la bande soit en prison ne me suffit pas. D’abord parce qu’il réussira à en sortir un jour ou l’autre ; ensuite parce que nous ignorons beaucoup de choses concernant ceux qu’il emploie. Et je crains qu’ils ne soient nombreux. Alors...

– Il est évident que dans ces conditions il ne reste plus qu’à attendre...

– D’autant plus, compléta Vidal-Pellicorne lorsque le superintendant eut pris congé, que nous nous fichons que l’on retrouve ou non le faux diamant. C’est le vrai qui nous intéresse et j’en arrive à me demander si nous relèverons sa trace un jour ou l’autre.

– Puisque tu as prévenu Aronov, attends qu’il te réponde, il aura peut-être une idée, lui qui sait toujours tout, ajouta Morosini avec une vague rancune en évoquant la promenade autour de Hyde Park où le Boiteux lui avait fait promettre de laisser Solmanski et les avocats s’occuper seuls du sort d’Anielka. Si tu veux bien m’excuser, je vais dormir. Une traversée impossible et un policier inquiet, c’est trop pour le vieil homme fatigué que je suis...

Se laissant aller au fond de son fauteuil, Adalbert offrit ses semelles au feu de la cheminée et se mit à tirailler la mèche rebelle qui, une fois de plus, lui tombait sur le nez.

– Encore une petite question qui ne t’épuisera pas : où en es-tu avec l’adorable lady Ferrals ? Tu l’aimes toujours ou bien, en volant à son secours, tu obéis à ton célèbre instinct chevaleresque ?

– Ça, mon bonhomme, c’est une question à laquelle je répondrai quand je l’aurai vue.

De nouveau la petite pièce grise, étroite, mal éclairée par une fenêtre haut placée, de nouveau la table de bois, les deux chaises et puis la porte qu’ouvrit une gardienne en uniforme pour livrer passage à la jeune veuve. Aldo s’inclina en étouffant un soupir de soulagement.

Tout au long du chemin il appréhendait cette entrevue tellement souhaitée. Il craignait, l’ayant sue malade, de voir apparaître une ombre, la forme presque désincarnée de l’éblouissante jeune fille dont il était tombé si facilement amoureux. Il craignait un visage pâle, creusé par l’angoisse et la souffrance, des yeux rougis, plombés, pleins d’une infinie lassitude, mais Anielka était semblable au souvenir qu’il gardait de leur dernière entrevue : la même robe noire gainait le corps mince et gracieux, les cheveux moussaient comme une auréole autour du fin visage au teint si pur, et surtout, il y avait, dans les larges prunelles dorées, une étincelle de joie. En le voyant elle eut un sourire, un peu tremblant peut-être, mais un sourire tout de même.

– Vous êtes revenu ? murmura-t-elle comme si elle n’y croyait pas.

– Ne m’avez-vous pas appelé ?

– Si... mais sans y croire. Wanda aurait pu se tromper dans la suscription de l’adresse, la lettre pouvait ne pas vous parvenir et surtout vous auriez pu être absent... Pourquoi êtes-vous parti ?

– Pour la plus banale des raisons : ma maison avait besoin de moi, mais vous voyez que je n’ai pas hésité un instant à vous rejoindre. Comment allez-vous ? La dernière fois que j’ai voulu vous rendre visite vous étiez malade, hospitalisée...

– Je sais. Un moment même j’ai cru que j’allais mourir et j’en étais presque heureuse, mais cela va mieux... puisque vous venez m’aider, n’est-ce pas ?

– Depuis que je vous le demande, reprocha-t-il doucement, vous m’accorderez que ce n’est pas ma faute si je suis resté si longtemps dans l’incapacité de vous porter secours.

Un élan soudain la jeta vers lui les mains tendues. Il les prit en les serrant contre lui, désolé de les sentir si froides.

– Mon Dieu ! Vous êtes glacée !

Il allait la prendre dans ses bras quand la voix de la gardienne leur parvint :

– Vous devez vous asseoir de chaque côté de la table. C’est le règlement.

– Quel règlement stupide ! grommela Morosini qui, sans la lâcher, fit asseoir Anielka et s’installa en face d’elle. Voilà ! Essayons à présent de nous mettre au travail, dit-il avec un sourire tellement communicatif qu’elle ne put que lui répondre. Cependant il demeurait inquiet. Il la sentait fragile, nerveuse. Son regard, instable, était celui d’un être traqué. Allait-il pouvoir, dans ces conditions, obtenir d’elle un aveu ?