– Je suppose, reprit-il plus bas, que vous désirez me dire quelque chose ?

– Oui, et vous êtes sans doute le seul être au monde à qui je puisse me confier sans courir de risques et cela pour une seule raison : Ladislas ne vous a jamais vu, il ne vous connaît pas. Ses amis non plus.

– Moi je le connais, fit Aldo qui n’avait aucune peine à revoir sur l’écran fidèle de sa mémoire le jeune homme en noir des jardins de Wilanow. Et quand il m’intéresse je n’oublie plus un visage. Sauriez-vous par hasard où l’on a une chance de le retrouver ?

– Peut-être. C’est une chance assez mince maïs elle est la seule qui me reste si je ne veux pas être condamnée.

– Pourquoi n’avez-vous pas parlé plus tôt ? Sinon à la police, puisque vous craignez des représailles, au moins à votre père ?

– Mon père ? Il ne connaît qu’une attitude : la manière forte. Qu’il se trouve en face de Ladislas et il l’abattra sans lui laisser le temps d’un soupir : il n’écoute que sa haine !

– Pourquoi pas de temps en temps son amour ? Vous êtes sa fille et la seule façon de vous sauver c’est d’amener le Polonais bien vivant devant les juges...

– Peut-être avez-vous raison ? Quoi qu’il en soit, je ne veux pas courir ce risque. J’en ai accepté bien assez jusqu’à présent.

– C’est ce que je n’arrive pas à comprendre. Vous pouviez, dès la mort de votre époux, charger ce Ladislas et réclamer la protection de la police. Or vous vous êtes laissé arrêter, enfermer, en vous contentant de proclamer votre innocence. C’est idiot !

– Peut-être faisais-je un peu trop confiance à la grande réputation de Scotland Yard. J’espérais qu’ils le trouveraient sans mon aide. Et puis je croyais aussi en lui : « Sois tranquille, disait-il, si nos affaires en venaient à tourner mal, nous saurions bien, mes amis et moi, te sortir de là. »

– Et vous l’avez cru ? Enfin, Anielka, ne pensez-vous pas qu’il serait temps de me dire enfin la vérité ?

– Quelle vérité ?

– La seule valable : qu’y a-t-il au juste entre cet homme et vous ? Il a été votre amant, vous me l’avez dit, mais Wanda semble persuadée que vous êtes liés l’un à l’autre par un amour comme il n’en fleurit que dans les légendes et que vous l’aimez autant qu’il vous adore.

Le petit rire d’Anielka eût été charmant s’il n’eût été si triste.

– Vous pouvez juger de cet amour par l’abandon dans lequel il me laisse. Pauvre Wanda ! Elle ne cessera jamais d’être une enfant nourrie de contes de fées et de récits héroïques comme on les aime tant dans notre chère Pologne !

– Ce qu’elle pense est une chose ; ce que vous pensez en est une autre. Je veux savoir si vous aimez encore ce garçon et je vous avoue que je ne suis pas loin de le croire.

Elle ouvrit de grands yeux embués de larmes, semblables à deux lacs d’or liquide, contemplant avec une sorte de désespoir le visage fier de celui qui lui faisait face et s’attachant surtout au regard d’acier bleu comme si elle voulait s’y noyer.

– Il me semblait vous avoir dit, à plusieurs reprises, que je vous aimais, que je voulais être à vous. Avez-vous oublié le Jardin d’Acclimatation ? Je vous avais offert d’être votre maîtresse alors même que je devais épouser Eric. Je vous l’ai même écrit...

– Il est difficile de vous croire, Anielka. John Sutton affirme que Ladislas était redevenu votre amant, qu’il l’a vu sortir de votre chambre.

Se laissant aller sur le dossier de sa chaise avec un soupir de lassitude, elle retira ses mains d’entre celles d’Aldo et ferma les yeux.

– Si vous préférez croire cet abominable menteur, libre à vous ! En ce cas, je crois que nous n’avons plus grand-chose à nous dire... Laissez-moi à mon destin quel qu’il soit et ne parlons plus de rien !

Elle ébauchait déjà un mouvement pour se relever mais, se jetant en avant, il la retint d’une poigne solide.

– Oh si, nous allons parler ! Vous n’imaginez pas que j’ai parcouru tout ce chemin pour rien ? N’y aurait-il qu’une chance de vous sauver je la courrais. Ensuite, rendue à la liberté, vous ferez de vous-même ce que bon vous semblera ! Y a-t-il un endroit où vous pensez qu’il serait possible de trouver Ladislas, fût-il retourné en Pologne !

– Non. Je suis certaine qu’il est toujours en Angleterre parce que la mort de mon époux n’était pas l’achèvement prévu de sa mission. Mais si je vous donne une adresse, me jurerez-vous de n’en parler ni à mon père, ni à un membre quelconque de la police, ni à mon avocat ?

– Je ne dirai rien. Vous avez ma parole.

– Vous agirez seul ?

– Pas obligatoirement. Vous avez quelque chose contre Adalbert Vidal-Pellicorne ? Il s’est pourtant déjà dévoué pour vous.

Un court instant, elle retrouva un sourire d’enfant espiègle et l’atmosphère du parloir en fut tout éclairée.

– L’égyptologue un peu timbré ? Il est là lui aussi ? ... S’il veut vous aider je ne demande pas mieux : il s’est montré un bon ami au moment de cet affreux mariage, et Ladislas ne le connaît pas non plus. Vous comprenez, ce qu’il faudrait, c’est que vous parveniez à entraîner Ladislas, à l’enlever au besoin comme si vous aviez un compte privé à régler avec lui. Cela m’évitera peut-être la vengeance de ses amis.

– Ce qui ne serait pas le cas s’il était pris par la police, même par l’entremise de sir Desmond. J’ai compris, soyez tranquille ! J’agirai de façon à éviter de vous mettre en danger. Où dois-je aller ?

– A Shadwell. C’est un faubourg de Londres. Dans Mercer Street il y a l’église polonaise – Polish Roman Catholic Church – dont le sacristain est un ami de Ladislas. Le seul qu’il m’ait indiqué, sans doute parce que c’est le seul que Scotland Yard n’aurait pas l’idée de soupçonner, sa réputation étant celle d’un saint homme. Ladislas me l’avait désigné pour le cas où j’aurais besoin de l’atteindre d’urgence durant l’un de ses jours de repos, ou si j’avais besoin d’un refuge devant un danger pressant.

– Il avait pensé à vous mettre à l’abri ? dit Aldo avec un dédain non dissimulé.

– Même quand il m’a fait chanter, il n’a pas cessé un instant de me répéter qu’il m’aimait et voulait vivre avec moi.

– Mais pas mourir à votre place ? ... Magnifique ! Quel grand cœur ! Et, à votre avis, qu’est-ce qu’il attend pour tenter de vous aider ? Le procès ? J’imagine mal un coup de théâtre. Il n’a pas eu l’idée d’envoyer des lettres à la police, anonymes même, pour dire et répéter que vous êtes innocente. Il a bien trop peur que l’on retrouve l’expéditeur !

Non seulement c’est un meurtrier, mais c’est un lâche.

Le bruit de la porte qui s’ouvrait suivi d’un raclement de gorge marqua le retour de la gardienne. Le temps imparti était écoulé. Morosini devait se retirer. Il n’essaya pas d’obtenir de prolongation, se leva, baisa la main qu’il tenait toujours.

– Je vais remuer ciel et terre pour vous. Soyez tranquille !

– Dites-moi seulement que vous m’aimez.

– Comme si vous ne le saviez pas ? Je vous aime, Anielka, et je vous sauverai ! Au fait, il s’appelle comment, votre bedeau ?

– Dabrovski, Stephan Dabrovski.

Shadwell, c’était un peu la mémoire de l’empire maritime anglais. On y jouissait de larges vues sur le trafic fluvial et, en outre, on y avait ouvert, quelques mois plus tôt, le King Edward Memorial Park où se trouvait un monument dédié aux grands marins qui, au xvi siècle, couraient les mers pour la plus grande gloire de leur pays : sir Martin Frobisher, sir Hugh Willoughby et quelques autres. Tout cela conférait une certaine noblesse à ce quartier plutôt paisible. Quant à Mercer Street, c’était une petite rue où l’église polonaise ne tenait pas grand-place.

S’agissant d’un sanctuaire catholique, Morosini ne vit aucun inconvénient, bien au contraire, à y réciter une courte prière qui lui permit d’inspecter les lieux. Par chance l’église était vide, à l’exception d’un homme d’une trentaine d’années, blond et d’aspect vigoureux sous ses vêtements noirs usagés, qui s’occupait à enlever les restes de cierges et les coulures de cire sur l’un des deux plateaux disposés devant une grande statue de la Vierge.

Pensant qu’il s’agissait de celui qu’il cherchait, Aldo se munit du plus gros cierge qu’il put trouver et s’approcha de l’autel. Il alluma la mèche de coton blanc, planta la longue chandelle sur la pointe la plus centrale du porte-cierges nettoyé, puis observa un moment de silence. Le sacristain, qui lui tournait le dos, ne lui prêtait aucune attention et poursuivait son ouvrage. Enfin, Morosini se tourna vers lui.

– Êtes-vous Stephan Dabrovski ? demanda-t-il en français.

L’autre fit volte-face. Il considéra cet homme de si grande allure sous des vêtements plutôt modestes. Ses yeux bruns, enfoncés sous l’arcade, s’attachèrent aux traits fiers et au regard droit et calme avant d’admettre dans la même langue :

– C’est bien moi. Qui êtes-vous ?

– Je crains que mon nom ne vous dise pas grand-chose. Je m’appelle Aldo Morosini, je suis vénitien et antiquaire. Je voudrais vous parler sans crainte d’être entendus. Où pourrions-nous aller ?

– Pourquoi pas ici ? Il n’y a personne sinon Celle qui peut tout entendre et ne répète rien, ajouta-t-il avec un léger salut à l’adresse de la statue.

– Vous avez raison, d’autant plus qu’en pareille présence seule la franchise est de mise. J’irai donc droit au but : je veux voir celui qui se faisait appeler ici Stanislas Razocki mais dont le nom réel est Ladislas Wosinski. On m’a dit que vous le connaissez et surtout ne dites pas le contraire, ce serait un mensonge.

– Je le connais en effet. Qu’est-ce que vous lui voulez ?

– Lui parler.

– De quoi ?

– C’est une affaire entre lui et moi, si vous le permettez.

– Qui vous a donné mon nom ? Questions et réponses partaient à un rythme

rapide, comme un échange de balles. Aldo pensa que ce jeune homme d’aspect si paisible devait être plus coriace qu’il ne l’imaginait. Avec un bref coup d’œil à la Madone pour s’excuser à l’avance des mensonges qu’il allait devoir proférer, il offrit à Dabrovski un sourire bon enfant.

– Un Polonais qui travaille dans les bureaux de la Légation à Portland Place, mais j’aurais aussi bien pu m’adresser à n’importe qui dans ce quartier. Tous vos compatriotes londoniens – ils ne sont pas si nombreux – connaissent ce sanctuaire, ses desservants et son sacristain, puisque c’est la seule église catholique et polonaise. Si on veut retrouver quelqu’un c’est sans doute le meilleur endroit. Alors, me direz-vous où je peux trouver Ladislas ?

– Vous êtes un de ses amis ?

– Disons que nous avons des amis communs mais je l’ai rencontré au printemps dernier à Wilanow. Voulez-vous que je vous le décrive ?

– C’est inutile. Si vous voulez le voir, vous n’avez qu’à retourner à Varsovie. Il y est reparti. Bonsoir, monsieur !

Morosini leva un sourcil étonné bien qu’il s’attendît un peu à ce genre de réponse.

– Déjà ?

– Oui. Si vous le permettez, je dois préparer le prochain service religieux.

– Ce n’est pas ce que je voulais dire mais bien : il est « déjà » reparti ? Quand revient-il ?

– Sauf votre respect, monsieur, vous dites des sottises. Pourquoi devrait-il revenir ?

Il se détournait pour se diriger vers la sacristie mais Aldo le retint d’une poigne de fer : le jeu à fleurets mouchetés était terminé. L’explication plus musclée, destinée à faire naître la crainte, commençait.

– Et pourquoi pas pour sauver la vie d’une jeune femme qui a cru en lui, qui l’a abrité sous son toit et qu’il abandonne avec la dernière des lâchetés ?

L’autre devint pâle et se mordit les lèvres, et ses prunelles se rétrécirent jusqu’à devenir de petits points sombres.

– Vous êtes de la police ? J’ai déjà vu quelques-uns de vos semblables et j’aurais dû m’en douter. Il est vrai que vous ne ressemblez pas aux autres...

– Pour l’excellente raison que je n’en suis pas. Je le jure sur la Madone ! Voulez-vous voir mon passeport ? ajouta-t-il en tirant le document d’une poche intérieure. Dabrowski le prit et y jeta un coup d’œil tandis qu’il ajoutait : Vous voyez, je suis prince chrétien et, sur mon honneur, je jure que je ne suis l’envoyé de personne, que ce soit Scotland Yard, le comte Solmanski ou l’avocat de la prisonnière, sinon de cette même prisonnière. C’est elle qui m’a donné votre nom parce que Ladislas le lui avait confié afin qu’en cas de danger pressant, il puisse être prévenu. Or le danger est pressant. Quand on aime une femme...

– Il ne l’a que trop aimée ! Elle s’est jouée de lui comme de quelques autres dont vous me semblez faire partie. Aller l’aider, c’est se passer la corde au cou et nous, ses frères, ne le permettrons jamais. Qu’elle se sorte elle-même du piège où elle l’a entraîné ! D’ailleurs je vous l’ai dit : il est parti mais vous pouvez aller à Varsovie si vous voulez essayer de le convaincre. Ce qui m’étonnerait.