Examinant rapidement les alentours, il apprécia ses chances : elles étaient grandes. Pas un chat en vue ! Une nuit obscure à peine trouée ici et là par un parcimonieux bec de gaz alors qu’en été maisons et hôtels devaient ruisseler de lumières. Otant son manteau qui eût gêné ses mouvements, il le jeta dans les bras de Théobald :

– Restez là et arrangez-vous pour être invisible. Surtout en cas de ronde, mais si dans une heure je ne suis pas revenu, prévenez la police.

Le fidèle valet opina du chef sans songer à émettre la moindre observation. Il était trop habitué aux excentricités de son maître pour s’étonner de celles du prince-antiquaire. D’autant que, semblable en cela à Romuald, son frère jumeau1, il ne détestait pas vivre un peu dangereusement. Il se contenta de murmurer :

– Monsieur le prince ne veut pas que je l’accompagne ?

– Non merci. Dans ce genre d’affaire un guetteur est toujours un auxiliaire précieux. Souhaitez-moi seulement bonne chance !

– J’espère que monsieur le prince n’en doute pas.

Déjà Aldo s’attaquait aux grosses pierres d’angle au-dessus desquelles régnait une corniche d’autant plus attirante que le grimpeur croyait distinguer, à cette hauteur, une fenêtre entrouverte. Il n’eut guère de peine à l’atteindre : l’escalade était facile pour son corps vigoureux et bien entraîné. C’était la première fois qu’il allait s’introduire chez quelqu’un par la fenêtre et il n’en éprouvait pas le moindre remords. Plutôt une joyeuse excitation qui lui rappela Adalbert. Il comprenait tout à coup le plaisir un peu pervers que celui-ci éprouvait lorsque, tournant le dos à ses occupations officielles d’archéologue, il se livrait à l’une de ses aventures en marge des lois pour le plus grand bien de la France. Cette fois, c’était pour le plus grand bien d’une jeune femme aimée. Ce qui revenait à peu près au même...

Ayant franchi la fenêtre relevée sans le moindre bruit, Aldo se retrouva dans l’obscurité et empêtré dans les plis de rideaux soyeux qu’il se hâta de refermer derrière lui dès qu’il en fut sorti. Puis il alluma brièvement sa lampe de poche pour se reconnaître. Il découvrit alors qu’il était dans une chambre de femme, assez encombrée de meubles mais vide de toute présence. Une coiffeuse surchargée et une abondance de passementerie jointes à une trace de parfum à laquelle se mêlait curieusement une odeur de cigare confirmaient son diagnostic. Un couple, sans doute, habitait cette pièce et, s’il n’était pas couché en dépit de l’heure tardive, il ne devait pas être loin. Dans la pièce voisine, celle qui était encore éclairée...

Le visiteur s’approcha de la porte sous laquelle filtrait un rai de lumière, saisit la poignée d’une main attentive mais ferme et ouvrit doucement. Juste assez pour apercevoir des pieds masculins posés sur un pouf en velours brun. Il allait élargir son champ de vision quand le bruit d’une autre porte, ouverte sans précaution cette fois, l’immobilisa. Presque aussitôt une voix d’homme se fit entendre :

– Vous avez l’intention de rester debout toute la nuit ? La marée descend, ce ne sera pas encore pour aujourd’hui.

– Je me demande si ça viendra un jour. Voilà des semaines que j’attends ! grogna une autre voix, mâle elle aussi mais pourvue d’un accent d’Europe centrale. Et il serait peut-être temps de se dépêcher : la visite de ce soir n’a rien de rassurant.

– J’en conviens. Il va d’ailleurs falloir que j’aille à Londres demain matin pour voir où en sont les choses... Il faut dire que nous jouons de malheur avec cette histoire de trafic d’opium venue s’ajouter à celle du meurtre du joaillier à laquelle Buckingham Palace s’intéresse de si près. Toutes les polices sont sur les dents et ce n’est pas le moment de mettre des armes en circulation...

– C’est possible, mais moi je ne veux pas rester ici plus longtemps. Quelqu’un me cherche et s’il a su trouver Dabrosvki, cet Italien arrivera peut-être à remonter jusqu’à moi.

– Dabrovski sait ce qu’il fait et il n’a pas été suivi. Il en est certain.

Dans son coin sombre, Aldo envoya un coup de chapeau mental à Théobald. Celui-là aussi connaissait son métier...

– Cependant, reprit la voix anglaise, il vaut mieux prendre des précautions. Je vais voir Mr. Simpson et lui demander de vous trouver une autre planque en attendant le départ. Dire que ce sera aussi sûr qu’ici, c’est une autre affaire, mais on fera pour le mieux. En attendant, couchez-vous ou ne vous couchez pas, ça vous regarde. Moi, je vais dormir !

Après la sortie de son compagnon, l’homme étendu, dont Morosini était à peu près sûr qu’il s’agissait de Ladislas, poussa un profond soupir, se releva, éteignit une lampe et se dirigea vers l’endroit où se trouvait le prince, qui recula vers la fenêtre mais n’eut pas le temps de la franchir : déjà l’électricité inondait la chambre. D’un geste vif, il tira son revolver et le braqua sur celui qui venait d’entrer et qui était bien Ladislas.

– Bonsoir ! dit-il aussi tranquillement que s’il eût rencontré son adversaire au coin d’une rue.

Le jeune homme sursauta, considérant avec stupeur la haute silhouette de cet inconnu dont les yeux d’un bleu si clair semblaient vouloir le clouer sur place.

– Qui êtes-vous ?

– L’Italien dont on vient de vous parler. Vous voyez que votre sacristain était plus facile à suivre qu’il ne le croyait...

Tout en parlant, il pensait que l’étudiant anarchiste n’avait pas beaucoup changé depuis les jardins de Wilanow : il était toujours brun, romantique et décoiffé, avec en plus une ombre de barbe et une robe de chambre trop grande pour lui : rien qui explique un amour capable d’amener une fille ravissante jusqu’au suicide...

– Que voulez-vous ? fit Ladislas.

– On a déjà dû vous le dire : que vous tiriez Anielka du pétrin dans lequel vous l’avez jetée... Je suis même prêt à vous offrir de l’argent pour cela et à vous aider à rentrer chez vous...

– Filer d’ici, je ne demande que ça, mais où avez-vous pris que je l’aie mise dans le pétrin ? Elle s’y est bien mise toute seule !

– Vraiment ? Qu’êtes-vous venu faire chez elle, alors ? Elle n’est pas allée, que je sache, vous chercher en Pologne !

– Non, j’en conviens. Je lui ai demandé de me rendre... certains services... Dites, cela vous ennuierait de baisser ce machin ? Vous n’avez pas l’intention de me tuer ?

– Pas dans l’immédiat parce que vous valez plus cher vivant que mort. Alors restons comme nous sommes et parlez-moi de ces « petits services », que vous avez d’ailleurs obtenus en la faisant chanter, non ?

– Si peu ! La fin justifie les moyens, monsieur, et nous avons besoin d’argent et d’armes. L’occasion était trop belle : ma belle amie qui s’en va épouser le plus gros marchand de canons d’Europe...

– Pourquoi diable avez-vous autant besoin de munitions en tout genre ? La Pologne est libre que je sache ?

– Ah ! vous trouvez ? On voit bien que vous ne connaissez pas le glorieux maréchal Pilsudski, notre héros national. D’abord, qu’est-ce qu’un Italien peut bien comprendre à la Pologne ?

– Assez pour avoir appris que le Pilsudski en question n’est plus au pouvoir...

– Il va y revenir, et puis c’est lui qui mène la danse. Libre, dites-vous ? Mettez-vous dans la tête que ce n’est rien d’autre qu’un dictateur et nous ne voulons pas d’un dictateur. Fût-il polonais !

– Vous voulez quoi, alors ? La Révolution comme en Russie ? Vous et vos petits amis êtes nihilistes, sans doute ?

– Cela ne vous regarde pas. En tout cas, pour ce qui est de lady Ferrals, pas question pour moi d’endosser la mort de son mari. Je n’y suis pour rien...

– C’est pour cela sans doute que vous vous êtes enfui dès que vous l’avez vu tomber ?

– Mettez-vous à ma place ! J’ai compris que la police allait venir et que je serais arrêté.

– Vous n’avez tout de même pas oublié de rafler les bijoux de lady Ferrals ?

– Je n’ai rien volé : elle me les a donnés pour que j’en fasse de l’argent.

Morosini éprouvait une vague nausée mais ne put s’empêcher de ricaner en pensant à l’image presque sainte que la pauvre Wanda se faisait de ce garçon. Un paladin ! Un amoureux de légende ! Grotesque !

– Dire qu’il y a des gens assez stupides pour penser que vous l’aimez.

Le visage crispé du garçon se détendit comme si un souffle de douceur venait de le toucher.

– Pourquoi pas ? Je l’ai aimée... follement et je crois qu’il en reste quelque chose. Pas assez cependant pour accepter d’être pendu.

– Vous préférez que ce soit elle ? C’est elle qui a tué, selon vous ?

Ladislas passa dans ses cheveux ébouriffés une main qui tremblait.

– Peut-être. Je n’en sais rien. C’est à la justice britannique d’en faire la preuve.

– Moi je pense que ladite justice prouverait beaucoup plus facilement votre culpabilité à vous. Si vous voulez mon opinion, vous êtes un lâche assez bien conditionné.

– Je vous défends de m’insulter. Si j’avais une seule chance de la sauver sans y laisser ma vie, je la saisirais.

– Mais je vous l’apporte, cette chance ! En échange d’une somme d’argent, vous m’écrivez une confession qui ne sera remise à la police qu’après notre départ à tous deux. Je vous sortirai d’Angleterre sous une fausse identité et je reviendrai.

– Mais qu’est-ce que vous voulez que je confesse ? Que je l’ai tué ?

– Bien sûr. Si vous tenez à le savoir, j’en suis persuadé.

– Vous êtes fou. Gomme je l’ai été d’entrer dans cette maudite maison de Grosvenor Square. Vous n’imaginez pas l’atmosphère qui y régnait ! Cela suait la haine. Nous étions trois à désirer la même femme et elle se jouait de nous...

– Il me semble avoir entendu dire pourtant qu’elle vous donnait la préférence ? fit Morosini d’une voix soudain glacée à laquelle répondit le rire amer de Ladislas.

– C’est vrai. Nous avons repris un moment nos jeux de Varsovie mais le cœur n’y était plus. Là-bas, elle m’aimait. Ici, elle voulait que je la débarrasse d’un homme qui lui faisait horreur. Seulement ce n’est pas moi qui ai fait le travail.

– Vraiment ? Eh bien c’est ce que nous allons voir puisque vous ne voulez pas de ma proposition généreuse, soupira Aldo en repoussant d’une main le double rideau, révélant la large ouverture de la fenêtre. Vous allez venir avec moi et vous pourrez donner à la police toutes les explications que vous voudrez. Par ici, s’il vous plaît, ajouta-t-il en indiquant la sortie du canon de son revolver.

– Vous voulez que je passe par la fenêtre ?

– J’y suis bien passé, moi. Et vous êtes plus jeune. Soyez tranquille.

Il allait dire : « Il y a quelqu’un qui vous attend en bas », mais le projectile fut plus rapide et lui coupa la parole. Atteint à la tempe par un objet lancé d’une main sûre, Morosini eut un cri bref puis, laissant échapper son arme, s’écroula sur le sol.


  Chapitre 10 Où L’on Fait De Singulières Découvertes


Quand Morosini revint à une conscience à peu près claire, il était dans une obscurité mouvante et plutôt mal en point. Sa tête lui faisait d’autant plus mal qu’un bâillon serré sur sa bouche y maintenait le sang. Son corps n’était guère plus confortable : ficelé comme un salami, il glissait, tressautait et se cognait contre une caisse à chaque secousse du véhicule qui devait être une fourgonnette bringuebalant sur un chemin où les ornières ne manquaient pas.

Essayant d’aligner une idée après l’autre, le prisonnier conclut que sa situation n’avait rien d’enviable. Quant au destin qu’on lui réservait, il n’était pas impossible qu’il soit définitif... Où l’emmenait-on ? ... D’après le sol sur lequel roulait l’engin on avait quitté la ville, mais dans quelle direction ?

Il fut assez vite renseigné quand, par-dessus le bruit du moteur, il reconnut la voix de Ladislas :

– N’allons pas trop loin avec la voiture ! Vous savez que les falaises sont dangereuses...

– Je les connais mieux que vous, grogna l’homme qui aurait dû être en train de dormir. Et je sais où m’arrêter pour ne pas avoir à le porter trop longtemps. Il est lourd, le bougre !

Eh bien voilà, pensa Morosini sur le mode lugubre, ces deux lascars vont tout simplement me flanquer à la mer d’une hauteur qui ne pardonnera pas...

Il n’avait jamais eu peur de la mort qu’il avait souvent vue de près pendant la guerre et, au fond, mourir comme ça ou autrement lui était égal, mais la fin qui l’attendait choquait son sens de l’élégance : être jeté comme un vulgaire sac d’ordures le contrariait, comme d’ailleurs l’idée de quitter une existence plutôt passionnante.