Cette idée fixe l’occupa la majeure partie de la nuit et tout au long de l’interminable voyage à bord du train de la Great Northern Railway qui les débarqua le surlendemain, Adalbert et lui-même, rompus de fatigue et couverts d’escarbilles du glorieux charbon britannique, sur un quai de la gare de King’s Cross. D’où un courageux taxi les véhicula jusqu’à l’hôtel Ritz à travers un brouillard à couper au couteau.
Depuis longtemps le grand hôtel de Piccadilly recueillait les suffrages du prince Morosini tout comme son homonyme de la place Vendôme à Paris. Peut-être parce que son architecture, inspirée de beaux immeubles parisiens et des arcades de la rue de Rivoli, lui semblait agréable. Mais il en aimait aussi la décoration intérieure élégante, la qualité parfaite du moindre détail, l’attention sans faille du personnel et surtout le style incomparable. Adalbert, pour sa part, avait une prédilection pour le Savoy, qui drainait la clientèle américaine et les vedettes hollywoodiennes... que le Ritz d’ailleurs refusait alors de recevoir depuis que Charlie Chaplin s’y était comporté de façon peu convenable. Cependant, pour ne pas quitter son ami, il s’était rangé à ses préférences et ne le regrettait pas.
Les deux hommes arrivèrent à l’hôtel pour l’heure du thé. Un cortège de femmes élégantes et d’hommes bien habillés se dirigeait vers le grand salon où se déroulait cette importante cérémonie. Pressé de se débarrasser de ses escarbilles et de se reposer, Adalbert fonçait droit sur les ascenseurs sans regarder à gauche ni à droite. Aldo le retint par sa manche :
– Regarde un peu qui est là !
Deux dames traversaient le hall en direction du salon de thé, suivies d’un valet de pied. La plus âgée s’appuyait au bras de sa compagne et c’était elle qui retenait l’attention de Morosini. Grande avec beaucoup d’allure, elle coiffait d’une haute toque en velours violet copiée sur celles qu’affectionnait la reine Mary un visage sillonné de rides mais dont l’ossature parfaite lui conservait une beauté un peu fossile mais réelle.
– La duchesse de Danvers ? souffla Vidal-Pellicorne. Tiens donc !
– Oui, n’est-ce pas ? Si quelqu’un sait ce qui s’est passé chez Ferrals, ce doit être elle. Souviens-toi : à son mariage, sir Eric la traitait en parente proche.
– Oh, je n’ai rien oublié ! Et notre conduite est toute tracée : on grimpe se changer en vitesse et on va prendre le thé !
Un quart d’heure plus tard, Aldo et son ami se présentaient à la jeune fille vêtue de noir et de blanc qui, à ce moment de la journée voué surtout aux femmes, faisait office de maître d’hôtel. Tous deux savaient que l’on ne pouvait avoir accès aux délices du tea time sans passer par elle :
– Si vous n’avez pas retenu votre table depuis au moins trois semaines, je ne pourrai vous placer, fit-elle avec un rien de sévérité.
– Nous sommes clients de l’hôtel, dit Morosini avec son plus charmant sourire, et nos appartements sont retenus depuis un bon mois. Est-ce que cela ne suffit pas ?
– Peut-être, en effet, si vous voulez bien me confier vos noms ?
Le titre princier ayant opéré son effet habituel et la demoiselle ayant daigné sourire, Aldo en voulut un peu plus :
– Accepteriez-vous, mademoiselle, de mettre un comble à votre amabilité en nous plaçant... aux environs d’une dame que nous avons l’honneur de connaître et que nous avons vue arriver tout à l’heure ?
L’hôtesse fronça son blond sourcil :
– Une... dame ? fit-elle avec une nuance de dédain laissant supposer qu’il s’agissait là d’une espèce inconnue. Il n’est pas dans nos usages...
– Ne vous méprenez pas, mademoiselle, coupa Morosini sèchement. Je pense que les usages du Ritz ne voient aucun inconvénient à ce que nous présentions nos hommages à Sa Grâce la duchesse de Danvers. Je vous assure que nous ne nourrissons aucune mauvaise intention envers sa personne.
Devenue d’un bel incarnat, la jeune fille murmura une vague phrase d’excuses qui se termina par :
– Veuillez me suivre, je vous prie, Altesse ! La chance était avec les deux amis. Après leur avoir fait traverser la moitié de la salle fleurie et étincelante de vaisselle d’argent sur laquelle flottait le subtil parfum du lapsang-souchong et des pâtisseries, l’hôtesse, peut-être pour s’assurer qu’on ne lui avait pas menti, les conduisit à une table voisine de celle de la duchesse. Il y avait dans son œil une petite flamme de défi qui amusait beaucoup Morosini mais elle fut bien obligée de se rendre à l’évidence : avant de s’asseoir, les deux étrangers saluèrent avec respect Sa Grâce qui, après avoir braqué sur eux son face-à-main, eut une exclamation amusée.
– Vous ici, messieurs ? Quel curieux hasard ! Je viens de parler de vous il n’y a pas deux minutes en évoquant pour ma cousine, lady Windfield, l’étrange mariage de ce pauvre Eric Ferrals.
– Étrange, en effet, et qui vient de s’achever de façon plus étrange encore si j’en crois le journal. On aurait arrêté lady Ferrals ?
– Est-ce assez stupide ! Une si jeune femme, presque une enfant. Mais prenez donc le thé avec nous ! La conversation sera plus facile !
Aucun des deux hommes ne retint le large sourire que lui inspirait cette proposition. Le Ciel, décidément, était avec eux. Tandis que l’hôtesse appelait un serveur pour les modifications nécessaires à la table, présentations et salutations déroulèrent leur rite et finalement on s’installa.
– Si j’ai bien saisi votre pensée, madame la duchesse, dit Aldo choisissant la formule française, vous ne croyez pas à la culpabilité d’Anielka ?
– J’ai toujours un préjugé défavorable quand il s’agit d’une lady et que l’accusateur est un serviteur... ou tout au moins un subordonné.
– Il y aurait un accusateur ?
– Oui. Le secrétaire de sir Eric. Ce John Sutton est formel. L’un des domestiques aussi : lady Ferrals a offert de l’aspirine ou Dieu sait quoi à son époux qui se plaignait de migraine : il l’a mis dans un verre de whisky soda... et il s’est écroulé : l’autopsie a révélé la présence de strychnine. L’effet a été foudroyant.
– Sans doute, remarqua Aldo qui se souvenait de ce qu’il avait lu, mais ni le whisky ni le soda ne contenaient de poison. En revanche, le verre...
– La belle affaire ! Quelqu’un l’aura glissé dedans discrètement. Un serviteur peut-être ? hasarda Vidal-Pellicorne. Pourquoi pas ce John Sutton ? Les accusateurs me sont toujours suspects.
– C’est impossible, fit la duchesse, péremptoire. À aucun moment, le secrétaire n’a approché sir Eric ni le plateau où tout était disposé. J’en ai témoigné.
– Vous étiez donc présente ?
– Mais oui. Nous prenions un verre dans le cabinet de travail de ce cher ami avant d’aller dîner au Trocadero. Sinon comment pourrais-je être aussi formelle ? Évidemment, la presse n’a pas pu en faire état. Le chef superintendant Warren qui mène l’enquête est fermé comme une huître et réduit tout le monde au silence.
– C’est d’autant plus gentil à vous, ma cousine, de confier tout cela à ces messieurs, flûta lady Winfield dont l’œil inspectait les deux étrangers avec un rien de méfiance.
– Ne dites pas de sottises, Pénélope ! Nous sommes entre gens du même monde. Voyez-vous, mon cher prince, ce qui joue contre la jeune Anielka – trop jeune, hélas ! – c’est que le couple cahotait depuis quelques semaines. Les disputes étaient fréquentes et, vers la fin de cette affreuse journée, avant que j’arrive, une dernière avait éclaté. Sutton a entendu lady Ferrals s’écrier : « Il faudra bien que cela finisse un jour. Je ne vous supporte plus ! » Eric serait alors parti en claquant la porte mais quand nous nous sommes retrouvés tous dans son bureau il s’est plaint d’un violent mal de tête. C’est alors que sa jeune épouse, qui semblait normale et peut-être un peu repentante, lui a offert un sachet d’antimigraine qu’elle est allée prendre elle-même dans sa chambre. Un geste de bonne volonté, j’imagine ? Un petit pas vers la paix ?
– Et aussitôt après avoir bu, sir Eric est tombé raide ? Il me semble que si lady Ferrals avait voulu se débarrasser de son époux, elle s’y serait prise de façon plus adroite et, surtout, moins publique, émit Adalbert qui écoutait avec passion.
– C’est aussi mon avis et celui de Sa Grâce, intervint à nouveau lady Winfield. Je pencherais plutôt pour un domestique. Qui donc servait le fameux whisky ? Le maître d’hôtel ? Un valet ?
– Un valet entré depuis peu au service des Ferrals. Il s’agissait d’un compatriote d’Anielka, un Polonais prénommé Stanislas, un ancien serviteur de son père qu’elle avait retrouvé par hasard et fait engager dans le personnel de Grosvenor Square afin de lui venir en aide. Un garçon très bien d’ailleurs et qui assurait son service avec la discrétion qui convient. Malheureusement, il semble qu’il ait disparu avant même l’arrivée de la police.
Sous le coup de l’indignation, Morosini s’étrangla dans sa tasse de thé :
– Disparu ? finit-il par articuler après quelques toussotements. Et c’est Anielka que l’on arrête ? Mais il fallait lui courir aux trousses !
– Vous pouvez être certain que Scotland Yard n’y manque pas ! Par malheur, il semblerait que ce Stanislas soit plus cher qu’il ne conviendrait au cœur de notre jeune lady. Quand un inspecteur est venu dire qu’on ne le trouvait nulle part, elle a éclaté en sanglots en balbutiant qu’il avait dû prendre peur mais que certainement il allait revenir et qu’elle avait peine à croire qu’il y soit pour quelque chose... ou peu s’en faut. Je ne me souviens plus très bien mais ce que je n’oublierai jamais c’est la fureur soudaine du secrétaire ! Il n’a pas hésité à insulter cette pauvre enfant en disant qu’il n’était pas étonnant qu’elle veuille protéger son amant ! Une véritable horreur, vous dis-je, mais je ne saurais vous en apprendre plus. Ma déposition recueillie par le superintendant – un homme d’une grande courtoisie ! – on m’a raccompagnée chez moi et je n’ai pas eu d’autres contacts avec la police, conclut-elle avec la satisfaction d’avoir joué un rôle important dans une tragédie en y prenant un assez vif plaisir. Mais vous voilà bien pâle soudain, mon cher prince, reprit-elle. On dirait que cette navrante histoire vous tient à cœur ?
Le terme était faible. Ce qu’il venait d’entendre bouleversait Aldo au point de lui faire oublier un instant où il se trouvait. Adalbert s’élança à son secours. Il savait depuis leur première rencontre que lady Danvers n’était pas follement intelligente mais il craignait que le sang italien de son ami ne le poussât à quelque esclandre. Aussi se hâta-t-il de poser une question destinée à détendre un peu l’atmosphère :
– Les journaux n’en font pas mention, mais j’espère que le comte Solmanski est accouru au secours de sa fille ! Pareille nouvelle a de quoi bouleverser un père, ajouta-t-il hypocritement.
– Non. Il n’est pas ici pour le moment mais il ne devrait pas tarder à arriver. Au moment du drame, il séjournait à New York où il marie son fils à je ne sais quelle héritière de je ne sais quoi mais il revient. Il doit être actuellement à bord du Mauretania qui fait route vers Liverpool. Mais, s’il vous plaît, parlons d’autre chose, mes chers amis. Cette horrible histoire m’est d’autant plus pénible que j’aimais beaucoup Eric Ferrals ! Des sentiments un peu... maternels. Je l’ai connu si jeune ! Revenons à vous, prince ! Je suppose que vous êtes ici pour la vente du diamant qui fait couler tellement d’encre ?
Remis de son émotion, Aldo étouffa un soupir. Mieux valait pour l’instant revenir à la conversation mondaine et repousser l’image d’une Anielka plaidant la cause d’un valet que Sutton n’hésitait pas à lui donner pour amant quelques minutes après la mort de son époux, d’une Anielka vêtue de noir, assise sur la couchette d’une prison et pensant peut-être à ce Stanislas sorti on ne savait d’où mais qu’elle avait su imposer à Ferrals pour une raison connue d’elle seule. Pour sa part, il ne croyait guère à un mouvement de charité envers un compatriote en situation difficile. Et soudain, une idée lui traversa l’esprit, absurde peut-être mais suffisamment insistante pour qu’il coupe la parole à la duchesse lancée avec Adalbert dans une passionnante conversation sur les bijoux égyptiens :
– Pardonnez-moi, Votre Grâce ! Vous êtes bien certaine qu’il s’appelait Stanislas, ce valet ?
Le face-à-main se braqua sur lui avec la rapidité d’un fusil :
– Bien sûr ! Quelle drôle de question !
– Elle peut avoir son importance. Est-ce qu’il ne s’appelait pas plutôt Ladislas ?
– Oh non ! ... Vous savez, ces noms polonais se ressemblent tous, même ceux qui sont prononçables, mais je jurerais volontiers que c’est bien Stanislas. À présent, dites-moi un peu quelle importance cela peut avoir ?
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