L’échoppe du tailleur se trouvait devant une petite synagogue mais le taxi ne s’y arrêta pas. Adalbert lui indiqua une place située à une centaine de mètres et lui recommanda de les attendre après lui avoir remis une partie de la course et promis un bon pourboire.
Lorsque les deux hommes arrivèrent devant la boutique, ils constatèrent qu’elle était fermée au cadenas et qu’aucun signe de vie ne se montrait au-delà de la vitrine à petits carreaux. Ni d’ailleurs à l’étage où le tailleur avait son logement.
– Où a-t-il pu passer ? marmotta Vidal-Pellicorne en tournant sur lui-même comme il arrive quand on se trouve devant une porte close et que l’on espère voir apparaître le propriétaire.
Ce qui parut, ce fut une grosse femme qui revenait du marché en traînant après elle un lourd cabas débordant de poireaux et de choux.
– Vous vouliez voir le tailleur, gentlemen ? demanda-t-elle avec un large sourire.
– Oui, répondit Aldo. Nous avons entendu vanter son habileté.
Le regard appréciateur de la femme détailla les vêtements des visiteurs.
– C’est pourtant guère votre genre, constata-t-elle, mais après tout c’est votre affaire. Seulement, pour aujourd’hui, vous perdez votre temps parce qu’Ebenezer Lévi n’est pas là. Je suis sa voisine et je l’ai vu partir ce matin avec un sac de voyage.
– Si vous êtes sa voisine, il ne vous a rien dit ?
– Rien du tout. Il est pas très causant vous savez ? Autrefois je lui faisais son ménage et puis on a eu des mots. Alors maintenant, il se débrouille tout seul.
– Puisque vous avez l’air de le connaître, vous n’auriez pas une idée de l’endroit où il a pu se rendre ?
– Pas la moindre ! Pour autant que je le sache il est seul au monde et on ne le voit jamais aller nulle part.
– Une maison à la campagne peut-être ? La femme manqua s’étrangler de rire.
– Vous croyez que les gens de Whitechapel ont les moyens de s’offrir ça ? Non, gentlemen, je ne peux rien vous dire de plus... Ah si, il avait l’air très pressé !
– Eh bien, nous reviendrons dans quelques jours, soupira Morosini en tirant quelques pièces de sa poche sous l’œil intéressé de la voisine qui accepta volontiers.
– Ça m’étonnerait qu’il soit longtemps absent, reprit-elle. Si vous voulez que je vous prévienne de son retour, laissez-moi votre adresse.
– Non, c’est inutile. Nous repasserons à l’occasion...
Ayant salué la voisine, ils rebroussèrent chemin pour rejoindre leur taxi.
– Bizarre ! commenta Vidal-Pellicorne. On dirait que notre homme a pris peur.
– Oui, ça ressemble assez à une fuite. Et l’autre soir, il n’a fait aucune difficulté pour te raconter l’histoire de sa pierre juive ?
– Non. Il avait même l’air assez content d’en parler. Un peu comme un gamin qui connaît une belle légende et trouve plaisir à la répéter.
– Une belle légende avec un double meurtre à la clef ?
– Oh tu sais, les Juifs ont tellement l’habitude du malheur ! Il a commencé à prendre peur quand je l’ai un peu poussé dans ses retranchements pour savoir si, à l’époque du vol, il n’avait soupçonné personne...
– C’est ça qui est extraordinaire ! Une affaire vieille de dix ans ! Dans ces conditions, pourquoi a-t-il raconté ça à Bertram Cootes ?
– Il ne roule pas sur l’or et un peu d’argent, c’est toujours bon à prendre. Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? Il serait peut-être profitable de faire rechercher le tailleur par Scotland Yard ? proposa Aldo.
– Ce pauvre type a eu assez d’embêtements comme ça et Warren en a déjà suffisamment sur les bras avec le faux diamant et l’affaire Ferrals. Il n’y a qu’à attendre : Ebenezer finira peut-être par revenir...
Le taxi venait de prendre le chemin du retour, tout aussi encombré, ce qui obligeait le chauffeur à rouler au pas, quand Aldo, soudain, saisit le bras de son ami.
– Regarde les deux hommes qui sont arrêtés devant le magasin d’épicerie.
– L’un avec un manteau noir et l’autre avec un manteau gris et une casquette enfoncée jusqu’aux sourcils ?
– Oui. Examine bien le manteau gris : tu le connais.
Une dispute entre deux marchands venait d’obliger la voiture à s’arrêter, ce qui permit à Adalbert de mieux considérer le personnage lancé dans une conversation animée. Il dit enfin :
– On dirait... oui, c’est notre vieil ami le comte Solmanski. Quant à l’autre...
– Je l’ai déjà vu avec lui l’autre soir : c’est le curé de l’église polonaise de Shadwell. Quant à ce qu’ils font là, en plein quartier juif, je n’en sais pas plus que toi, mais pourquoi ne pas nous dégourdir les jambes ?
Aldo se disposait à payer le taxi avant de descendre quand Adalbert l’arrêta du geste. Solmanski et son compagnon venaient de se mettre en marche pour rejoindre une voiture rangée dans une ruelle transversale. Ils y montèrent et le véhicule démarra. La dispute étant enfin terminée, le taxi reprit sa route peu après.
– Suivez cette voiture sans trop vous faire remarquer, ordonna l’archéologue.
Mais la filature se révéla décevante : le Polonais ramenait seulement son compatriote à son église après quoi il se fit conduire au Claridge. Aldo et Adalbert rentrèrent chez eux en se promettant d’essayer d’en savoir un peu plus sur les agissements du père d’Anielka.
Une surprise désagréable les y attendait : en quelques phrases brèves, le superintendant Warren leur apprit que le procès de lady Ferrals était fixé au lundi 10 décembre, de nouvelles charges étant intervenues contre la jeune femme.
Chapitre 11 Le procès
C’est par une rare matinée ensoleillée que s’ouvrit le procès d’Anielka. Aussi Aldo et Adalbert choisirent-ils de passer par les berges de la Tamise pour gagner le lieu où allait se dérouler le drame, Central Criminal Court, plus connu sous le nom d’Old Bailey, afin de profiter d’un moment d’exceptionnelle douceur avant de plonger dans les ténèbres d’une affaire qui se présentait de plus en plus mal.
En dépit de recherches minutieuses, la police n’avait pas réussi à mettre la main sur Ladislas Wosinski, peut-être sorti du pays à présent. De leur côté, les deux amis s’étaient partagé la filature du comte Solmanski et du prêtre polonais sans parvenir au moindre résultat : l’abbé menait la vie la plus austère comme la plus régulière ; quant au père de l’accusée, il avait promené ses suiveurs dans les quelques églises catholiques de Londres où il faisait de longues prières et dépensait une fortune en cierges mais sans jamais retourner à Shadwell.
Il les conduisit aussi à la prison, à l’ambassade polonaise et chez certains membres éminents de son personnel, chez la duchesse de Danvers et, bien entendu chez sir Desmond... Toujours vêtu de noir, il était l’image même du père douloureux.
Le temps était superbe : un vent frais envoyait de petits nuages blancs se pourchasser à travers le ciel bleu, cependant qu’un escadron de mouettes se livrait à une activité frénétique, tournoyant au-dessus de Temple Gardens avant de piquer droit vers le fleuve... C’était un spectacle apaisant pour le cœur, pourtant vint le moment où il fallut bien se résoudre à lui tourner le dos.
Old Bailey apparaissait comme un imposant bâtiment datant des débuts du siècle et qui, avec sa tour et son dôme, ressemblait un peu à la cathédrale Saint Paul. A cette différence qu’une grande statue de la Justice régnait sur la coupole grise. Une statue qu’Aldo considéra d’un œil dubitatif : les tribunaux britanniques avec leur appareil d’un autre âge lui semblaient aussi peu rassurants que possible. L’intérieur ne lui parut pas plus encourageant.
Les hautes fenêtres derrière lesquelles l’azur du ciel faisait des clins d’œil souriants éclairaient une vaste salle habillée de boiseries sombres dont le point d’orgue était le fauteuil du juge placé sous un haut-relief représentant l’épée de justice pointée vers les armes d’Angleterre. Le juge, sir Edward Collins, allait siéger là, au-dessus de divers juristes, pour arbitrer le combat qu’accusation et défense se livreraient dans un moment.
Les us et coutumes du système judiciaire britannique différaient beaucoup de ceux des continentaux. Un procès, en Grande-Bretagne, n’était pas une enquête pour déterminer ce qui s’était passé – enquête au cours de laquelle le juge est une sorte d’inquisiteur, le rôle de l’avocat se trouvant assez réduit – mais bien un affrontement, une espèce de match entre l’avocat de la Couronne représentant le ministère public et celui de la défense dont le juge est supposé être l’arbitre impartial et imperturbable. La question, alors, n’est pas de savoir si l’accusé est coupable mais si le ministère public a suffisamment prouvé qu’il l’était. À charge pour le défenseur de se montrer plus convaincant aux yeux des douze jurés.
La disposition intérieure différait beaucoup elle aussi : face au juge, la loge de l’accusé à laquelle on accédait par un petit escalier venant du sous-sol. A droite et perpendiculairement à celle-ci, quelques rangées d’avocats en toge noire, col à rabats et petite perruque blanchâtre à rouleaux serrés perchée au sommet du crâne. Accusation et défense y tenaient le premier rang, leurs représentants se contentant de se lever pour intervenir. Enfin, de l’autre côté de la salle, sur la même ligne que l’espèce de chaire à prêcher où se succéderaient les témoins, le jury qu’aucun magistrat n’accompagnerait au moment des débats et qui devrait statuer sur sa seule conscience. Le public avait accès aux galeries supérieures, style poulailler de théâtre, les divers témoins occupant des sièges placés derrière l’accusé avec les amis des deux parties.
Gomme il ne s’agissait pas d’un procès ordinaire mais d’une affaire intéressant la haute société, le public, trié sur le volet, était admis sur présentation de tickets délivrés par les « shérifs » chargés du maintien de l’ordre. Quant au banc de la presse, il regorgeait et, à la surprise de ses compagnons d’aventure, Bertram Cootes, proprement vêtu pour une fois, y avait pris place, arborant une mine triomphante.
Lord Desmond Killrenan ayant averti Morosini qu’il l’appellerait peut-être à la barre, celui-ci trouva place, avec Adalbert, dans les rangs des privilégiés, proche voisin de la duchesse de Danvers qui arborait ce jour-là une toque de tulle et de velours noirs ressemblant assez à un nid de cigognes et sans doute fort gênante pour les gens assis derrière. Elle accueillit les deux amis avec une sorte de soulagement.
– L’angoisse me tient la gorge nouée, confia-t-elle à Aldo, mais je vais me sentir un peu mieux de vous savoir auprès de moi. Etre obligée de témoigner est une terrible épreuve...
– Vous avez tort de vous tourmenter ainsi : le juge et les avocats seront pleins d’égards envers vous... Lord Desmond est votre ami...
– Sans doute, mais sir John Dixon, l’avocat de la Couronne, ne me porte pas dans son cœur. Il a toujours trouvé scandaleuse mon amitié pour ce pauvre Eric et ne s’en est jamais caché. Je sais que notre justice oblige les avocats à une parfaite politesse et même à une grande courtoisie, mais j’en connais qui savent dissimuler là-dessous des phrases, des allusions... fort désagréables !
– Allons, rassurez-vous ! Je suis certain que tout se passera bien.
– Dieu vous entende ! Vous croyez que sir Desmond ira jusqu’à appeler Anielka à la barre des témoins ?
Cela aussi était un des droits de la législation anglaise : l’accusé pouvait être entendu en tant que témoin, ce qui permettait à son avocat de l’interroger directement. Ce contre-interrogatoire pouvait se révéler bénéfique ou désastreux selon les cas... et la tête de l’accusé.
– Je l’espère ! murmura Morosini pensant à la jeunesse et à la beauté de la jeune femme : si le jury se montrait sensible et compréhensif, cette comparution l’influencerait peut-être favorablement.
L’entrée du juge mit la salle debout. Drapé de pourpre et d’hermine, son long visage encadré d’une vaste perruque XVIIe siècle ressemblant assez à un châle frisé, sir Edward Collins fit son entrée et gagna son fauteuil surélevé dans un silence quasi religieux. Dès qu’il fut installé, un juriste annonça l’ouverture du procès intitulé « Le roi contre lady Ferrals », curieuse formule qui aurait pu être celle d’un duel, à cette différence près que l’un des adversaire ne se trouvait pas là en personne. Aussitôt après retentit l’ordre :
– Faites entrer l’accusée !
Toutes les têtes se haussèrent et, à la galerie, le public se pencha pour mieux voir. Aldo, quant à lui, sentit son cœur se serrer en pensant que peut-être, dans deux ou trois jours, le juge se coifferait d’une toque noire ainsi qu’il en était coutume lorsqu’il devait prononcer une sentence de mort.
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