– Merci, mylord ! Monsieur Sutton, vous avez admis tout à l’heure que vous étiez jaloux. Était-ce uniquement de l’influence prise par lady Ferrals sur son époux et que vous jugiez néfaste, ou bien s’y ajoutait-il un sentiment plus trouble ?
– Lorsqu’on déteste une personne, il est difficile de démêler ce qui est trouble de ce qui ne l’est pas...
– N’ergotons pas, si vous le voulez bien ! Lady Ferrals est très jeune. Elle a, si je compte bien, trois ans de moins que vous. En outre il est inutile, je crois, de souligner sa beauté : même dans cette Cour elle est évidente pour tous. Etes-vous bien sûr de n’être pas amoureux d’elle, auquel cas votre jalousie prendrait une tout autre couleur ?
– Non. Je ne l’ai jamais aimée, mais je reconnais volontiers l’avoir désirée...
– ... au point de vous être comporté envers elle comme un soudard avec une fille publique, l’entraînant dans des coins sombres pour essayer de la violenter...
– Ça ne tient pas debout, monsieur ! Si coins sombres il y a dans la maison de sir Eric, ils sont beaucoup trop exposés aux regards pour y entreprendre un viol. J’imagine que c’est une entreprise difficile... et plutôt bruyante si l’on ne bâillonne pas l’intéressée...
– J’admets que vous n’avez sans doute pas eu le loisir d’aller jusque-là. Lady Ferrals s’est plainte qu’à plusieurs reprises vous ayez tenté de la caresser, de l’embrasser...
– Je l’admets. Pourquoi me serais-je gêné, ajouta le jeune homme avec insolence, dès l’instant où elle accordait de telles privautés à un domestique ?
– C’est votre point de vue, pas le mien. Une chose est certaine : durant le dernier mois, vous avez passé beaucoup de temps à épier lady Ferrals en dépit du fait que vous la poursuiviez de vos assiduités. Votre travail... si satisfaisant n’en souffrait-il pas ?
– En aucune façon ! J’ai surveillé lady Ferrals et son valet mais je n’ai pas passé mon temps derrière eux. Je vous l’ai dit : je désirais faire en sorte que sir Eric découvre lui-même quel genre de femme il avait épousée. Mais dans les derniers temps, elle et son amant faisaient preuve de prudence.
– Bien. A présent, monsieur Sutton, nous allons examiner un autre point de votre situation auprès de sir Eric. Vous travailliez bien, vous aviez sa confiance et, en retour, vous lui aviez voué une sorte de culte, une... affection dépassant de beaucoup les sentiments habituels d’un employé envers son patron...
– C’est vrai. J’aimais profondément sir Eric. La loi s’y oppose-t-elle ?
– Nullement ! Il semble d’ailleurs que vous ayez été payé de retour. Dans son dernier testament dont sa femme est la bénéficiaire, sir Eric vous lègue une somme de... cent mille livres ! Une somme énorme si j’en crois la réaction du public...
Celui-ci, en effet, venait d’émettre un « oh ! » à la fois admiratif et stupéfait.
– Je crois avoir dit qu’il m’appréciait, dit calmement Sutton, et il m’est arrivé de penser qu’il me portait une certaine affection.
– Une certaine affection ? Mais il devait vous adorer pour vous faire un cadeau pareil. Qui ne vous surprend pas, d’ailleurs, on le notera ! Alors moi je me pose une question : vous occupiez une situation agréable sans doute, mais sachant quelle fortune vous tomberait dans les mains à sa mort vous avez fort bien pu être tenté d’en avancer l’heure. Après tout, c’est vous qui vous trouviez le plus souvent dans son bureau, auprès de lui... Subtiliser un instant une petite clef assez simple pour en prendre l’empreinte vous était facile et... Ce fut au tour de sir John d’intervenir.
– Je proteste, mylord ! Mon distingué confrère est en train de faire du roman et tente d’influencer le témoin...
Mais le juge n’eut même pas le temps d’ouvrir la bouche.
– Avec votre permission, mylord, je répondrai moi-même à sir Desmond. J’ai juré de dire la vérité et je vais la dire tout entière. Oui, j’aimais sir Eric et il me rendait mes sentiments ! C’est assez naturel, n’est-ce pas, puisqu’il était mon père !
De nouveau la rumeur du public emplit la salle et l’avocat fut un instant désarçonné. Ses yeux se rétrécirent jusqu’à n’être plus qu’une mince fente grise comme une feuille d’ardoise. À son banc, la presse s’activa.
– Votre père ? Où avez-vous pris cela ?
– Il me l’a appris lui-même. Mieux, il me l’a écrit. J’ai de quoi le prouver largement...
– Comment se fait-il, alors, qu’il ne vous ait pas reconnu ?
– Par respect pour la réputation de ma mère et l’honneur de celui qui devenait mon père. Ils sont morts tous deux à présent... et j’ai juré de dire la vérité. Vous comprenez maintenant pourquoi je l’aimais ? Il ne m’a pas donné son nom mais il ne m’a jamais abandonné. Il a veillé sur moi de loin. J’ai eu les meilleures écoles, Eton, Oxford... lorsque j’ai été diplômé, il m’a pris avec lui...
Sir Desmond tira de sa poche un vaste mouchoir blanc et en épongea les gouttes de sueur qui sourdaient de sa perruque. Il ne s’attendait évidemment pas à cette péripétie qui bouleversait le public et cherchait une parade. Pour s’en donner le temps, il demanda :
– Pouvez-vous nous en apprendre davantage ?
– Sir Desmond, rappela le juge avec une ferme sévérité, vous n’avez pas à poursuivre votre interrogatoire dans une direction qui n’intéresse pas cette affaire. Les raisons pour lesquelles la naissance de ce jeune homme est demeurée secrète ne regardent personne. Je pense que ce serait aller contre les intentions de sir Eric Ferrals de les étaler. À présent, vous pouvez reprendre.
– Pour le moment je n’ai plus de questions, mylord.
John Sutton salua la Cour, le jury, et se retira. À aucun moment son regard n’avait effleuré la tête blonde de l’accusée.
– Eh bien, chuchota Adalbert, voilà du nouveau ! Curieuse famille que celle de ce pauvre Ferrals !
– J’ai bien peur que ça n’arrange pas les affaires d’Anielka, répondit Aldo. Un secrétaire dépité, aigri, haineux pouvait se manipuler, mais un fils ! L’impression a dû être forte sur le jury...
– On verra bien. Attendons la suite !
La suite, ce fut l’interrogatoire du maître d’hôtel et de Wanda. Le premier, Soames, apparut comme le modèle du serviteur discret qui refuse de laisser monter jusqu’à sa grandeur les potins de cuisine.
Aussi ignora-t-il délibérément les relations de lady Ferrals avec le valet polonais.
– Cet homme faisait bien son travail, il était poli et discret. Je n’ai jamais eu à m’en plaindre. D’autre part, ignorant tout de la langue polonaise, il m’était impossible de savoir ce que milady lui disait lorsqu’elle s’adressait à lui.
Interrogé sur les relations entre ses patrons, il se borna à déclarer qu’il y avait, certes, des frictions, des moments tendus mais que ce n’était pas étonnant dans un couple formé d’êtres aussi différents. Quant à la scène violente du dernier soir, il n’en avait rien su.
– Ce qui se passe dans les chambres se situe au niveau des caméristes. Pas au mien !
– Un serviteur modèle ! murmura Morosini. Il ne voit rien, n’entend rien et ne dit rien. On aurait aussi bien pu se passer de lui...
– Wanda sera sûrement plus intéressante. Seulement, Wanda, c’était pour plus tard. Ayant tiré sa montre de son flot de pourpre et d’hermine, sir Edward Collins déclara que l’heure du lunch étant arrivée, une interruption de séance lui semblait souhaitable. Les débats reprendraient à quatorze heures trente.
Heureux d’échapper un temps à l’atmosphère pesante du tribunal, les deux amis choisirent d’aller se restaurer au grill du Savoy. Toujours galant, Aldo proposa d’y emmener lady Danvers mais, après sa pénible prestation, celle-ci avait obtenu d’aller prendre quelque repos. On ne put la retrouver.
En revanche, la sortie du public leur réservait une surprise dont ils se seraient bien passés. Dans le grand hall d’Old Bailey, ils furent rejoints par lady Ribblesdale qui, sans autre préambule, se pendit au bras d’Aldo.
– J’ai été agréablement surprise de vous voir dans la salle, mon petit prince, s’écria-t-elle. J’ignorais que vous étiez revenu. Comment se fait-il que vous ne soyez pas déjà venu me voir ? Je suppose que vous avez rapporté ce que vous m’aviez promis ?
– Je n’ai rien promis, lady Ribblesdale, fit-il en s’efforçant de cacher le déplaisir que lui causaient cette rencontre et cette manie que cette femme avait de l’appeler son petit prince, et c’est heureux car je n’ai rien rapporté non plus. J’avais d’ailleurs l’intention de vous écrire à ce sujet.
Elle s’arrêta net et lâcha son bras pour mieux le fusiller de son regard noir :
– Qu’est-ce que vous venez de dire ? Je n’aurai pas mon diamant historique ?
– Non. À mon grand regret croyez-le, mais lorsque je suis arrivé à Venise sa propriétaire venait de mourir et ses héritiers ne veulent vendre à aucun prix. Il faut les comprendre : voilà des années qu’ils attendent que cette pierre leur tombe dans les mains. J’en suis désolé mais je suis revenu bredouille.
– Bredouille ? ... Qu’est-ce que c’est ?
– Une expression usitée par les chasseurs lorsqu’ils rentrent sans rapporter de gibier. Il vous reste à espérer que Scotland Yard retrouvera bientôt la Rose d’York !
– Peuh ! ... Des incapables ! En ce genre d’affaires, l’enquête devrait être confiée à des femmes. Les bijoux, nous avons un sens particulier pour les dénicher. Nous les... comment dire ? Nous les sentons. Oui, c’est ça, nous les sentons.
– Comme les cochons sentent les truffes ? marmotta Vidal-Pellicorne trop bas pour être entendu.
D’ailleurs, Ava se lançait dans un grand discours sur les étonnantes capacités féminines sans lesquelles ces malheureux hommes ne seraient rien.
– Regardez ma fille ! Elle est toujours en Egypte et je suis certaine que si ce Carter a découvert la tombe de Tou... enfin de ce pharaon, c’est parce qu’Alice était auprès de lui. Le fluide, vous comprenez ?
Seigneur ! pensa Aldo. Si elle le lance sur l’égyptologie, Adal va l’inviter à déjeuner !
Il fut vite rassuré. Tout au contraire, l’archéologue félicita l’heureuse mère de ce jeune génie mais la pria de bien vouloir les excuser : ils étaient attendus pour le lunch.
– Aucune importance ! Nous nous reverrons plus tard ! Mon intention est d’assister au procès jusqu’au bout. Je n’ai encore jamais entendu prononcer une sentence de mort. Ça doit être très excitant...
– Quelle femme impossible ! gronda Morosini lorsqu’ils se furent un peu éloignés. Cette affaire est déjà suffisamment pénible sans qu’il faille encore supporter ces hyènes de salon qui flairent la mort !
– Elle et ses pareilles seront déçues, il faut l’espérer.
– Mais tu n’y crois guère ? Je suis un peu comme toi : les choses ne tournent pas à mon idée...
– C’était seulement la première audience. Rien n’est encore joué.
Pourtant, à mesure que passait le temps, l’espoir alla s’amenuisant. Plusieurs domestiques furent appelés à la barre. Aucun ne chargea Anielka mais à travers leurs témoignages l’atmosphère de mésentente entre les deux époux se faisait plus présente, plus étouffante, en dépit des efforts de sir Desmond qui déployait une extraordinaire énergie. Ce fut pis encore lorsque Sally Penkowski, l’amie d’enfance de Bertram Cootes, fut appelée à témoigner. Aldo comprit alors que les nouvelles charges recueillies contre lady Ferrals, c’était elle qui les apportait.
Ce que Sally avait à dire tenait en peu de mots : une semaine environ avant la mort de sir Eric, elle avait surpris sa maîtresse dans le cabinet de travail. Celle-ci avait ouvert le faux panneau de bibliothèque et se penchait sur la porte de l’armoire frigorifique.
– Était-elle en train de l’ouvrir... ou d’essayer de l’ouvrir ? demanda sir John Dixon.
– C’est ce qu’il m’a semblé mais, quand elle s’est aperçue de ma présence, elle s’est redressée, a refermé le panneau avec un haussement d’épaules et s’est retirée.
– Semblait-elle gênée ?
– Pas vraiment. Elle avait même un petit sourire.
– Miséricorde ! gémit Aldo. Qu’est-ce qu’elle faisait là ?
Sir Desmond, en prenant possession du témoin, se chargea de la réponse.
– Je ne vois pas pourquoi on attache tant d’importance à ce témoignage. Lady Ferrals était chez elle dans toutes les pièces de cette maison et il n’y a rien d’extraordinaire à ce qu’elle ait eu la curiosité d’essayer d’ouvrir ce qui était le jouet préféré de son époux. Sa présence dans le bureau n’a donc rien de surprenant. En revanche, c’est la vôtre, Sally Penkowski, que je trouve curieuse. Vous êtes l’une des femmes de chambre de Grosvenor Square. Comme ce titre l’indique, vous vous occupez des chambres et plus particulièrement du service de lady Ferrals. J’aimerais savoir ce que vous veniez faire dans le cabinet de sir Eric. C’est le département des valets.
"La Rose d’York" отзывы
Отзывы читателей о книге "La Rose d’York". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "La Rose d’York" друзьям в соцсетях.