Sous la cloche de feutre marron enfoncée jusqu’à ses yeux bleus, Sally – une assez jolie fille d’ailleurs ! – devint très rouge. Elle tordait ses gants entre ses mains, hésitant à répondre.

– Eh bien ? insista l’avocat. Dois-je en conclure que vous espionniez votre maîtresse et, en ce cas, il va falloir nous expliquer pourquoi. Si je m’en tiens au début de votre déposition, elle s’est toujours montrée gentille avec vous ?

– C’est vrai. Et je... je ne l’espionnais pas, je le jure !

– Vous avez déjà juré une fois. Alors que faisiez-vous ?

– Je... je cherchais Stanislas...

– Celui, tout au moins, que vous connaissiez sous ce nom ? Pourquoi ?

Nouvelle hésitation de Sally qui, finalement, se décida :

– Eh bien... j’avoue que j’avais beaucoup de sympathie pour lui... et même de l’amitié...

– Et même un peu plus ?

– Je... je ne sais pas mais il faut comprendre : c’est un Polonais, comme moi...

– Vous n’êtes pas polonaise. Votre mère était galloise.

– Chez nous ça ne comptait pas ! Seul, le père comptait qui nous avait appris à aimer la Pologne et à parler sa langue. Voyant arriver un compatriote, j’ai été heureuse de pouvoir parler avec lui. Oh, il ne faisait pas très attention à moi. J’ai bien vu qu’il était d’une condition supérieure au travail qu’on lui avait donné... Toujours est-il que je cherchais les occasions de le rencontrer...

– Si c’était pour parler polonais vous aviez aussi Wanda, la femme de chambre particulière de lady Ferrals ?

– Oh, ce n’était pas facile de causer avec elle. Miss Wanda n’aimait pas cela et se montrait plutôt sévère. Stanislas, ce n’était pas pareil...

– On s’en doute : c’était un homme et même un jeune homme. Devons-nous comprendre qu’en pénétrant chez sir Eric, ce jour-là, vous espériez le rencontrer ? C’est pour le moins bizarre.

– Pas du tout ! protesta Sally soudain vexée. Je remontais des cuisines où j’étais allée reporter le plateau de milady... et boire une tasse de thé quand j’ai vu la porte du bureau ouverte ; j’ai entendu du bruit...

– La contemplation d’une porte n’a rien de bruyant.

– Non... mais il m’avait semblé apercevoir la silhouette de Stanislas. Alors je suis entrée... Je n’ai rien de plus à dire !

– Il faudra bien nous en contenter. Je vous remercie.

La jeune Penkowski allait se retirer quand s’éleva la voix calme d’Anielka.

– Cette fille ment ! J’ignore dans quel but, mais elle ne m’a jamais rencontrée dans l’appartement de mon époux.

Le juge prit la parole :

– Vous infirmez cette déclaration ?

– Tout à fait. D’ailleurs l’invraisemblance de ce qu’elle vient de dire devrait être évidente.

– Comment cela ?

– Pour n’importe quelle maîtresse de maison tout au moins. Ainsi, alors que je me trouve dans la bibliothèque, je vois entrer cette fille et je me contente de sortir... comment a-t-elle dit ? ... avec un petit sourire ? En vérité cette histoire est risible : c’est elle qui aurait dû sortir après que je lui aurais demandé ce qu’elle cherchait là où elle n’avait que faire. Ainsi aurait agi n’importe quelle femme de mon rang en face d’une domestique...

Un murmure typiquement féminin mais approbateur parcourut la salle. Le juge le laissa mourir avant de prendre la parole :

– Que s’est-il passé alors ?

– Rien du tout, mylord, puisque ce n’est pas moi qu’elle a vue... mais bien celui qu’elle désirait rencontrer.

– Et qui n’est pas là pour trancher la question ! fit sir John.

– Ce n’est pas ma faute ! dit Anielka.

– En êtes-vous bien certaine ? Depuis votre arrestation, vous n’avez cessé d’assurer que vous croyiez à l’innocence de votre compatriote, même après une fuite cependant suspecte.

– Cet homme possédait de faux papiers. Il est normal qu’il ait eu peur d’un interrogatoire. De toute façon, il ne s’agit pas pour l’instant d’établir sa culpabilité ou la mienne, mais bien de savoir qui Sally Penkowski a vu dans le cabinet de travail. Et ce n’était pas moi !

Avec la permission du juge, la jeune camériste fut remise sur la sellette par sir Desmond, mais il fut impossible de l’amener à changer quoi que ce soit dans son témoignage.

– J’ai juré sur le livre saint, dit-elle, et je ne veux pas aller en enfer pour avoir menti ! Je n’ai dit que la vérité !

Ce fut la dernière audition. Après la sortie de Sally, sir Desmond ayant remarqué l’extrême pâleur de sa cliente, demanda que l’on veuille bien surseoir à la suite des débats. Le juge se rangea volontiers à son avis. On reprendrait le lendemain à dix heures. L’accusée quitta son box pour regagner sa prison tandis que la salle se vidait lentement.

Pensant que l’atmosphère paisible de leur demeure ferait tous les biens du monde à Aldo après cette rude journée, Adalbert voulut l’entraîner mais celui-ci résista.

– Un instant ! J’aimerais dire un mot au jeune Bertram...

– Qu’est-ce que tu espères ?

– Je voudrais qu’il me parle un peu de son amie Sally. C’est bien son amie d’enfance ?

– Oui, mais que veux-tu en tirer ?

– On verra bien !

Il ne fut pas très facile d’arraisonner Cootes qui se ruait hors du tribunal avec l’ardeur d’un voilier qui prend le vent mais, outre une poigne solide, Morosini détenait des arguments plutôt sensibilisants.

– Venez donc dîner avec nous, cher ami, dit-il au journaliste en refermant sur son bras des doigts d’acier. Ensuite, si je suis content de vous, vous pourriez l’être aussi de moi. A moins que la perspective d’une vingtaine de livres dans votre poche ne vous soit indifférente ?

– J’aimerais bien mais... j’ai un papier à téléphoner à mon journal... Vous comprenez, Peter Larke est malade et je le remplace. Une veine !

– Nous avons le téléphone... et de quoi écrire ! Sans compter un vénérable whisky !

– Bon, je vous suis ! « L’espérance d’une joie est presque égale à la joie qu’elle donne... » Richard II, acte... mais si vous me faites rater mon article j’en veux davantage !

– Si vous êtes raisonnable, vous ne raterez rien ! Durant le trajet en voiture, Aldo n’ouvrit pas la bouche mais à peine installé au salon, il attaqua tandis qu’Adalbert remplissait les verres.

– Cette Sally Penkowski est bien votre amie ?

– Nous nous connaissons depuis l’enfance mais...

– Est-ce qu’elle aime l’argent ?

– Comme tout le monde, je pense, mais vous savez, « l’or est pour l’âme des hommes un... ».

– Abandonnez Shakespeare ou je ne vous donne pas un penny ! À votre avis, combien faudrait-il lui donner pour qu’elle change son témoignage ?

– Changer son témoignage ? s’écria Adalbert. Mais c’est impossible, voyons ! Tu es fou !

– Pas du tout ! Je ne sais pas quel but elle poursuit mais je suis persuadé que cette fille ment et que c’est lady Ferrals qui dit vrai ! Quant à changer ses propos, c’est l’enfance de l’art pour une femme : une crise de repentir, des regrets sincères et comme explication le désir effréné de libérer de tout soupçon celui qu’elle aime. Car il est évident qu’elle aime Ladislas. Et je ne suis pas loin de penser que c’est la véritable explication d’un témoignage aussi abracadabrant...

– Tu as peut-être raison, soupira Vidal-Pellicorne mais, si c’est le cas, elle ne se laissera pas acheter.

– Même pour mille livres ? L’importance de la somme fit sursauter les deux hommes qui écoutaient Morosini. Puis Adalbert protesta :

– J’avais raison : tu es fou !

– Peut-être mais je veux la sauver, tu m’entends ? Je veux la sauver à tout prix. Alors Bertram, mon bon, vous allez filer voir votre petite amie. Voilà votre argent à vous. Si vous savez vous montrer convaincant vous en aurez encore...

Mais quand le journaliste revint, une heure plus tard, il était tout déconfit :

– Rien à faire ! dit-il sobrement. Sally déteste lady Ferrals en qui elle voit une rivale. Une condamnation ferait son bonheur.

– Et toi, grogna Adalbert en pointant sur son ami un doigt accusateur, tu risques à présent de te retrouver sur la paille humide des cachots pour tentative de corruption de témoin...

– Non, coupa Bertram, et cela pour deux raisons. Sally ignore de qui j’étais le messager et... je lui ai fait cadeau des vingt livres...

– Vous avez bien fait ! Il ne me reste plus qu’à vous les rendre...

– Merci bien ! Maintenant je file m’occuper de mon article. À demain !

Cette nuit-là, Aldo ne dormit guère. Assailli de craintes que le silence nocturne amplifiait, il s’attarda au salon, fumant cigarette sur cigarette, affalé dans l’un des fauteuils ou arpentant le tapis de long en large. Big Ben avait sonné deux heures depuis longtemps quand il alla se jeter sur son lit. Pour sa part, Adalbert était allé se coucher sans états d’âme.

Le lendemain, en se rendant au palais de justice après avoir avalé force tasses de café, Aldo se sentait d’humeur noire tandis qu’Adalbert gardait un silence prudent. Cependant, au bout d’un moment, celui-ci ne put se retenir plus longtemps.

– Tu n’as pas remarqué quelque chose de bizarre hier ?

– Où ça ? À Old Bailey ?

– Oui. Pas un instant je n’ai aperçu le comte Solmanski. Comment se fait-il qu’il n’assiste pas au procès de sa fille ?

– Ce doit être une rude épreuve pour cet homme sensible, ironisa Morosini. Il doit préférer brûler des cierges et prier... à moins qu’il ne se désintéresse du sort de sa fille coupable d’avoir fait cavalier seul sans attendre ses directives ?

– Peut-être. On verra bien s’il est là aujourd’hui.

Mais ils eurent beau scruter la salle une fois les portes refermées, il leur fut impossible d’y détecter le visage sévère et le monocle de celui qu’ils cherchaient.

Anielka n’avait pas dû beaucoup dormir elle non plus. Son visage était plus pâle que la veille et ses beaux yeux cernés. Elle n’en était que plus touchante mais l’impression de fragilité accrue qu’elle donnait fit frémir Aldo.

Le premier témoin appelé fut Wanda. Son apparition dans la chaire des dépositions n’eut rien de rassurant. Vêtue de noir mais agitant par précaution un mouchoir blanc aussi vaste qu’un drapeau de parlementaire en temps de guerre, elle était l’image même de la désolation. Et, de fait, quand elle ouvrit la bouche, ce fut pour se lancer dans une apologie passionnée de sa « petite colombe » appuyée sur un solide fond de dénigrement du défunt Eric Ferrals. Ce qui, évidemment, était la dernière chose à faire.

– Seigneur, pria Aldo entre ses dents, protégez-moi de mes amis, mes ennemis je m’en charge...

– Ça tu peux le dire, chuchota Adalbert. Regarde un peu sir Desmond ! Je n’aurais pas cru qu’un homme puisse transpirer à ce point !

Ce fut pis encore lorsque l’avocat de la Couronne entama le chapitre Ladislas. Wanda, alors, devint lyrique : elle conta les attendrissantes et virginales amours de sa maîtresse et d’une sorte de héros de la liberté polonaise sorti tout cru de son imagination, décrivit sa colère et son désespoir en la découvrant mariée à un homme ayant fait sa fortune avec la mort des autres, son besoin de l’aider, de la protéger...

– Je veux bien vous croire, coupa sir John, mais j’aimerais savoir s’il était son amant.

– Sûrement pas ! fit Wanda catégorique. Je ne vois pas quand cela aurait pu se faire : j’étais avec elle toute la journée !

– Et la nuit ? Est-ce que vous dormez bien ? Un sourire béat s’épanouit sur le large visage.

– Oh oui, Votre Honneur, très bien ! Je vous remercie, j’ai un sommeil de bébé !

La salle éclata de rire et le juge lui-même se permit un vague sourire. Sir John se contenta de hausser les épaules.

– Bien. Dans ce cas continuons ! Si je vous entends bien, ce Ladislas ne pouvait que haïr sir Eric puisqu’à vous entendre il rendait sa jeune femme malheureuse. Avez-vous une idée de la façon dont il entendait la protéger ?

– Je crois qu’il voulait l’enlever pour la ramener au pays, mais les choses ont mal tourné et je pense qu’il s’est vu obligé de tuer ce mauvais mari !

– ... après quoi, son coup fait, il disparaît sans laisser d’adresse en abandonnant celle qu’il aime à la justice ? Ça ne vous paraît pas un peu anormal tout ça ?

– Si, et je ne cesse de prier Dieu et la Vierge de Czestochowa de le ramener afin qu’il puisse apporter toute la lumière et libérer celle qu’il aime tant ! Mais peut-être est-il malade ? Peut-être lui est-il arrivé quelque chose...

– Peut-être est-il reparti pour la Pologne ?

– Non. Je n’en crois rien ! O Ladislas Wosinski, où que tu sois, tu dois m’entendre ! Celle qui est ici court un grand danger et si tu ne venais pas tu manquerais à toutes les lois de la chevalerie, de l’amour, de la générosité. Tu offenserais le Dieu tout-puissant...