Partagé entre l’envie de jeter loin de lui le joyau tant de fois meurtrier et celle de le fourrer dans sa poche, Aldo alla le reposer sur son lit de velours.
– Sachant tout cela, est-ce que ce diamant ne vous fait pas horreur ? demanda-t-il les yeux encore fixés sur le tabernacle ouvert. Il ne vous vient pas à l’idée qu’il porte avec lui le malheur ?
Lord Desmond haussa les épaules.
– Vous êtes assez superstitieux, vous autres Latins. Moi, je ne me suis jamais laissé atteindre par de telles idées. Une bonne partie de nos châteaux gardent derrière leurs murs de sanglantes aventures, des meurtres générateurs d’âmes en peine et de fantômes. En outre, par ma profession, je côtoie souvent le crime. Cela endurcit, croyez-moi !
– Si j’étais vous, cependant, je me méfierais, reprit Aldo le regard toujours attaché au diamant et l’esprit tourné vers l’inquiétante épouse du lord. Peut-être était-il temps de faire entendre la vérité ?
– De quoi, mon Dieu ? Et que feriez-vous à ma place ?
– Je le vendrais. Pas en salle des ventes, bien sûr, pour ne pas ressusciter l’agitation que nous avons connue mais... à moi par exemple.
– A vous ? Est-ce que vous savez qu’il vaut très cher ?
– Je paierai le prix demandé. Quel qu’il soit ! Vous oubliez que je ne suis venu à Londres que pour enchérir chez Sotheby’s.
– Je n’oublie rien mais je ne vendrai pas. Si je vous fais partager mon secret c’est par pure sympathie et aussi pour vous éviter de perdre votre temps dans l’attente du retour d’un bijou faux. Vous devez bien penser qu’il ne peut être question pour moi de me séparer...
Il n’acheva pas sa phrase. Une exclamation d’Adalbert dirigea son regard et celui d’Aldo vers la porte secrète demeurée ouverte : debout dans l’encadrement, lady Mary frappée de stupeur considérait la scène inattendue qu’elle découvrait. Ses yeux clairs en survolèrent les personnages et le portrait avant de se fixer, intensément, sur le joyau qu’Aldo venait de remettre en place. Elle ressemblait tant à un fantôme que personne ne dit mot. Elle non plus d’ailleurs car elle ne voyait plus que la Rose.
D’un pas d’automate, elle marcha jusqu’à la pierre où la flamme des bougies allumait de scintillants reflets puis, d’un geste évoquant aussi bien la prière que la supplication, elle leva ses mains gantées pour la saisir en laissant tomber à terre le petit sac de daim noir, assorti à son manteau et à sa toque d’astrakan, qu’elle tenait. Instinctivement Adalbert se baissa pour le ramasser et le conserva.
Mary allait prendre le diamant quand la voix de son époux claqua :
– Laissez ça tranquille ! Je vous interdis d’y toucher !
Elle tourna vers lui un regard absent qui ne le voyait pas et qui s’en détourna aussitôt pour revenir à l’objet de sa convoitise.
– La Rose ! ... La Rose est ici ? Mais alors...
Soudain affolé, son regard chercha le sac abandonné un instant plus tôt mais, comprenant ce qu’il contenait, Adalbert venait de le faire disparaître dans sa poche. Elle n’eut pas le temps de fouiller les zones obscures du sol : avec un bruit sourd, le pan de mur se refermait. Quelqu’un venait de le rabattre de l’extérieur.
– Qu’est-ce que ça veut dire, gronda lord Desmond. Qui est là ? Qui avez-vous amené avec vous ? Et d’abord que faites-vous ici ? Vous deviez rester à Londres jusqu’à samedi...
Il avait saisi sa femme aux épaules et la secouait sans qu’elle opposât la moindre résistance. Aldo se jeta entre eux et obligea le mari à lâcher sa femme qui semblait perdue, en transe...
– Je crois que cette scène de ménage peut attendre, fit-il. Au moins jusqu’à ce que nous soyons sortis d’ici. Si toutefois c’est possible, ajouta-t-il en déposant lady Mary sur le fauteuil des contemplations où elle se laissa aller comme un linge mouillé.
– C’est possible ! Le mécanisme fonctionne dans les deux sens. Je ne suis pas fou...
À certains moments, Morosini en doutait un peu. Un instant plus tôt, par exemple, quand Mary avait voulu toucher la pierre, son regard furieux était celui d’un dément. Mais quand il leva le bras pour faire jouer la porte, il l’en empêcha.
– Pas si vite ! Ce point acquis, il convient peut-être de songer à ce qui se passe de l’autre côté. Vous l’avez dit vous-même, il y a quelqu’un. La porte ne s’est pas refermée toute seule... Il se pourrait qu’il y ait même plus de monde que vous ne pensez. Si vous sortez, vous risquez de vous faire tirer comme un lapin...
– C’est juste et c’est bien pour ça qu’il faut qu’elle parle ! s’écria Desmond en se retournant vers sa femme toujours inerte dans le fauteuil mais les yeux rivés au diamant. Vous avez amené du monde, Mary ? Qui sont ces gens ?
– Dans l’état de prostration où elle se trouve, elle est incapable de vous répondre, mais moi je le peux peut-être...
– Comment le pourriez-vous ? À moins d’être de mèche, ajouta l’avocat avec un rire désagréable.
– Quand nous serons sortis d’ici, il se pourrait que je vous flanque une correction pour ce mot-là, fit tranquillement Morosini. En attendant, il y a mieux à faire. Le superintendant Warren ne vous a-t-il pas mis en garde, il y a quelque temps, contre les agissements d’un certain Yuan Chang décidé à vous délester d’une collection qu’il considérait comme un pur produit du pillage de son pays ?
– Mais ce Yuan Chang est mort en prison. Et puis, je ne vois pas comment il pouvait espérer cambrioler ma maison et surtout ma chambre forte !
– C’est simple : il tenait votre femme en son pouvoir. Comment ? Ce serait un peu long à vous expliquer maintenant, ajouta-t-il avec un regard de pitié involontaire vers Mary à laquelle Adalbert s’efforçait de prodiguer quelques soins.
– Je veux bien le croire mais, je vous le répète, cet homme s’est pendu. Sans doute, mais sur ordre, et je croirais volontiers qu’il a laissé au moins un successeur... Et que ce successeur a obligé lady Mary à le conduire jusqu’ici où il n’est pas venu seul...
A cet instant, en effet, un fracas de verre brisé se fit entendre, puis un autre et encore un autre.
– Dieu tout-puissant ! s’écria lord Desmond. Ils sont en train de démolir mes vitrines ! ... Je ne les laisserai pas faire...
Se jetant sur le mur, il appuya sur un point indiscernable et le déclic se produisit, mais la porte ne fit que s’entrebâiller. Quelque chose ou quelqu’un devait en empêcher l’ouverture. En même temps, on entendit une voix gutturale lancer des ordres en chinois, sans doute une exhortation à se presser...
– Aidez-moi ! gronda Desmond. Il faut les empêcher de bloquer la porte sinon nous sommes tous morts. Personne au château ne connaît ce mécanisme.
– Pas même moi ! grinça lady Mary qu’à l’aide de quelques claques Adalbert réussissait à ranimer. Comment avez-vous pu me berner de la sorte ?
Personne ne lui répondit. Comprenant que le risque de périr étouffés dans ce réduit était sérieux, Aldo et Adalbert joignaient déjà leurs efforts à ceux du châtelain pour repousser le mur.
– Vous n’êtes pas armé, bien entendu ? demanda Morosini.
– Oh si ! Toujours quand je viens ici...
– Nous aussi ! émit la voix traînante d’Adalbert. Du coup l’autre s’indigna :
– Vous êtes venus chez moi avec des armes ?
– Bien entendu, reprit Aldo sans cesser de pousser. Depuis que le superintendant nous a fait savoir que des Asiatiques s’intéressaient de près à votre domaine, nous avons jugé plus prudent de ne pas nous y aventurer sans quelques précautions. On dirait que nous avons eu raison... Poussez plus fort, que diable ! Ce n’est pas le moment de discuter ! On dirait que le bruit s’éloigne.
— Ils doivent avoir fini ! gémit le collectionneur. Il faut les arrêter !
Un effort plus violent vint à bout de la résistance de la porte retenue par un amas de débris divers. Elle s’ouvrit si brusquement que les trois hommes se trouvèrent projetés en avant. Au même moment, deux coups de feu claquèrent, heureusement sans atteindre personne. On guettait leur sortie, mais ni Aldo ni Desmond précipités les premiers ne furent pris au dépourvu. À peine au sol, ils avaient mis revolver au poing et tiraient à leur tour.
La salle du trésor chinois offrait un désordre indescriptible. Ce n’étaient que verre brisé, vitrines abattues, cependant qu’une demi-douzaine d’hommes vêtus de noir et chargés de sacs se pressaient pour sortir, protégés par le feu du plus grand d’entre eux qui devait être le chef. Cela n’allait pas sans difficultés, car ils prétendaient passer la porte blindée tous ensemble. Comprenant que cette issue encombrée était une chance, Aldo visa soigneusement et abattit l’un des bandits juste au passage. Une autre balle, tirée par lord Killrenan, toucha à l’épaule le chef qui reculait vers la porte. Celui-ci lâcha un intraduisible juron et une balle, peut-être la dernière. Il y eut un cri derrière Aldo mais il ne se retourna pas. Fonçant à travers le caveau, il tomba sur l’homme au moment où il atteignait la sortie. Une lutte sauvage mais brève s’ensuivit. Les deux hommes étaient de force égale. Cependant, le Chinois réussit à glisser des mains de son adversaire qui, cramponné à lui, se laissa traîner jusqu’au bas de l’escalier où l’autre se débarrassa de lui d’un coup de pied. Étourdi, Aldo n’eut que le temps de voir son hôte bondir pardessus sa tête avec une agilité insoupçonnée et se lancer à la poursuite des pillards.
Il renonça à le suivre : l’important était que la chambre forte ne se soit pas refermée sur eux. D’ailleurs, il entendit bientôt des coups de feu accompagnés d’ordres de mettre les mains en l’air lancés en excellent anglais. Il eut alors un soupir de soulagement et s’offrit le luxe d’un sourire.
– On dirait que nous avons eu une excellente idée de prévenir Warren de notre départ et des circonstances de l’invitation, pensa-t-il.
Une brusque inquiétude effaça le bref instant de détente. Adalbert ! ... Pourquoi n’était-il pas auprès de lui ? Il se souvint alors du cri rauque entendu au moment où il s’élançait pour atteindre le chef et son cœur se serra. S’il était arrivé malheur à son ami... Mais dès qu’il pénétra de nouveau dans la salle, il l’aperçut agenouillé devant quelque chose qu’il ne vit pas tout de suite à cause de l’amas de ferraille et de verre.
– Tu es blessé ? cria-t-il en se frayant un passage.
– Non. Viens voir !
Le cri c’était Mary qui l’avait poussé et c’était le dernier. Elle gisait là, dans la vague noire de ses fourrures et dans une pose pleine de grâce, ses cheveux blonds échappés de la toque et répandus autour d’elle. La balle l’avait marquée, au front, d’un point rouge semblable à celui que portaient les femmes hindoues et, dans la mort, elle gardait un petit sourire. Peut-être parce qu’au creux de sa paume ouverte brillait le diamant pour la possession duquel elle était prête à tout sacrifier...
A son tour, Aldo mit un genou en terre, se pencha pour prendre la pierre qui venait de tuer une fois encore.
– N’y touche pas ! dit Adalbert en passant une main légère sur les yeux gris encore ouverts. J’ai déjà fait l’échange... Ce n’est pas la vraie...
Au-dehors, la police du comté, conduite par le colonel Courtney à la réquisition du superintendant Warren, et les domestiques du château s’assuraient des bandits et de leur chef, un certain Yuan Yen, le propre fils de feu Yuan Chang, tandis qu’à quelques pas des voitures, lord Desmond Killrenan ramassait fébrilement les sacs contenant son trésor, riant et pleurant tout à la fois sans s’occuper le moins du monde de ce qui se passait autour de lui. Il n’interrompit même pas son labeur quand Morosini vint lui dire que sa femme venait d’être tuée... Seuls comptaient les jades précieux qu’il avait failli perdre !
Renonçant à troubler sa félicité, Aldo se tourna vers Warren.
– Il est fou ?
– À mon avis, s’il ne l’est pas encore, cela ne saurait tarder...
La veille de leur départ pour Venise, les deux amis avaient invité Warren à dîner au Trocadero, mais il leur déclara sans ambages qu’il préférait de beaucoup déguster en toute tranquillité la cuisine de Théobald plutôt que subir à longueur de soirée les regards curieux, voire les indiscrétions d’un public encore secoué par les remous du procès Ferrals. Ce fut donc autour d’un admirable pâté truffé et d’un poulet Vallée d’Auge que l’on se retrouva pour commenter les derniers événements.
La mort tragique de lady Mary avait incité Scotland Yard, après consultation en haut lieu, à faire le silence sur son rôle dans l’assassinat du joaillier Harrison. La pierre volée avait été retrouvée près d’elle et l’on ne cherchait pas à savoir dans quelles circonstances elle pouvait se trouver là, mais l’honneur de la police était sauf et le roi, informé, venait de faire savoir qu’il s’opposait à ce qu’elle soit remise en vente : il n’y avait eu que trop de drames et de scandales ! La Rose d’York, rachetée par lui aux héritiers de Harrison, prendrait place à la Tour de Londres parmi les joyaux de la Couronne. Quant à l’existence d’un vrai et d’un faux diamants, elle n’était plus connue que de Morosini, de Vidal-Pellicorne et, bien entendu, de Simon Aronov, grâce à la précaution prise par Adalbert de refermer la petite pièce secrète de lord Desmond avant l’entrée en scène de la police. Rien à craindre du véritable propriétaire que sa raison déclinante venait de conduire dans une de ces cliniques psychiatriques de luxe, fort chères et peu connues du grand public, où il pourrait vivre entouré de ses jades bien-aimés jusqu’à ce qu’il guérisse – chose fort improbable ! – ou que Dieu se résigne à le rappeler à lui... Ses biens allaient être placés sous administration judiciaire.
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