– Un malheureux concours de circonstances ! soupira-t-il. Ce matin, Harrison devait recevoir la vieille lady Buckingham qui lui avait demandé une présentation particulière d’une gemme qui appartenait jadis à son ancêtre, le fameux et fastueux duc de Buckingham dont l’amour pour une reine de France nous aurait valu une guerre supplémentaire sans le coup de couteau de Felton. C’est une dame très âgée qui vit cloîtrée dans sa demeure, ne recevant jamais personne et gardée par des domestiques presque aussi vieux qu’elle. Il était impossible de refuser ce qu’elle demandait et Harrison répondit qu’il la recevrait avec joie. C’est pendant qu’elle admirait le diamant dans le bureau du joaillier que deux hommes masqués et armés ont fait irruption. Ils ont jeté la vieille dame dehors avant d’abattre Harrison et de s’enfuir avec leur butin.
– Vous croyez aux concours de circonstances, vous ?
Cette fois, les yeux du superintendant s’arrondirent plus que de raison.
– Vous ne soupçonnez tout de même pas lady Buckingham d’être complice de ces gens ? J’ai naturellement envoyé Pointer chez elle pour prendre sa déposition mais elle a dû s’aliter et se trouve dans un tel état qu’il eût été barbare de lui arracher une parole. C’est sa suivante, qui l’accompagnait d’ailleurs chez Harrison, qui a répondu... À présent, prince, je crains de ne pouvoir vous accorder plus de temps. Avec deux affaires de cette importance sur les bras, vous devez vous douter que j’ai beaucoup à faire. Mais je vous reverrai volontiers... si vous avez quelque chose à m’apprendre.
– Je l’espère sincèrement. Merci de m’avoir reçu.
En quittant Scotland Yard, Morosini hésita sur qu’il devait faire. Rentrer à l’hôtel ne le tentait guère : Adalbert ne serait sans doute pas encore de retour. Mais l’envie lui vint d’aller respirer l’air ambiant du côté de la maison du crime. Il héla un taxi et se fit conduire à Grosvenor Square.
– Quel numéro ? demanda le chauffeur.
– Je n’en sais rien mais peut-être connaissez-vous la demeure de sir Eric Ferrals ?
– Bien entendu. Dès l’instant où un crime a été commis, la maison la plus anonyme devient célèbre.
Situé au cœur du très noble quartier de Mayfair, Grosvenor Square abritait plusieurs ambassades et quelques grandes demeures aristocratiques bâties le plus souvent dans le style géorgien. Elles avaient été construites au siècle précédent dans ce lieu proche de Buckingham Palace par les nobles qui étaient au service du souverain.
– Nous y voilà ! dit le chauffeur, et désignant l’une des plus imposantes bâtisses devant laquelle un autre taxi était en train de s’arrêter : Vous voulez descendre, ou bien attendre que celui-là soit parti ?
– Je préfère attendre...
En effet, un homme en costume de voyage surgissait du véhicule avec tant d’impétuosité qu’il atterrit presque sur les pieds de l’un des deux policemen commis à la surveillance de l’hôtel particulier et qui, les mains au dos, en arpentaient le trottoir d’un pas solide et lent. Aldo reconnut aussitôt le comte Solmanski. Tout juste arrivé des États-Unis. Il le vit parlementer un moment avec les gardiens, exhiber quelque chose qui devait être un passeport et, finalement, escalader l’escalier menant au porche à colonnes dont la porte lui fut ouverte peu après mais, comme le taxi qui l’avait amené ne bougeait pas, l’observateur en conclut qu’il s’agissait d’une visite et que le père d’Anielka ne comptait pas s’attarder. Dans les circonstances actuelles, il devait être un peu délicat pour un parent de la supposée meurtrière de s’installer chez l’assassiné.
Prévenant une question de son chauffeur, Morosini déclara qu’il patienterait. Cela dura une bonne dizaine de minutes. Après quoi Solmanski ressortit brusquement. L’observateur put voir qu’il était très rouge et faisait des efforts pour retrouver son calme. Sans doute venait-il de piquer une violente colère. Un moment il resta là, debout en haut des marches, reprenant peu à peu sa respiration. Enfin, il logea son monocle dans son orbite puis, assurant son chapeau sur sa tête, descendit vers le taxi-cab qui démarra aussitôt.
– Suivez cette voiture ! ordonna Morosini.
La poursuite fut courte. Juste le temps de faire le tour de Grosvenor Square et de s’engager dans Brook Street où l’on s’arrêta finalement devant l’hôtel Claridge.
– Que faisons-nous à présent ? demanda le chauffeur de Morosini.
Morosini hésita. Il avait envie de descendre, de suivre le comte pour s’assurer qu’il allait bien élire domicile dans ce palace, mais c’était inutile : des bagagistes déchargeaient déjà la voiture qui l’avait amené. De toute évidence, le dangereux personnage ne bougerait guère tant qu’Anielka ne serait pas hors de cause ou son procès jugé.
Dangereux, certes, il l’était, ce Russe affublé des dépouilles d’un noble Polonais expédié par ses soins au fond de la Sibérie ! La mise en garde de Simon Aronov avait été sans nuance quand, dans le cimetière San Michele à Venise il avait révélé à Morosini la vérité sur son plus mortel adversaire. Ennemi juré des fils d’Israël, Fédor Ortschakoff, bourreau sadique du pogrom de Nijni-Novgorod en 1882, cherchait à récupérer par tous les moyens les pierres du pectoral et le joyau lui-même, autant par passion de l’argent que par haine de Simon Aronov, l’homme qui osait mener le combat contre lui et ses inquiétants amis que le Boiteux appelait l’Ordre noir.
Jusqu’à présent, le faux Solmanski restait encore dans l’ignorance du rôle joué par Morosini dans la quête des pierres disparues : il ne voyait en lui que le dernier propriétaire du saphir parti à la recherche du trésor familial envolé. Un spécialiste des bijoux anciens sans doute, mais peu redoutable et paralysé par l’amour que lui inspirait sa ravissante fille... Cependant Aronov s’était montré formel : si Aldo s’interposait encore entre lui et d’autres pierres manquantes, Solmanski n’hésiterait pas à entourer son nom d’un crayon rouge sur la liste de ceux qu’il convenait d’abattre.
Une perspective qui ne troublait en rien le prince-antiquaire. Le danger ne l’avait jamais fait reculer et, en outre, il ne doutait pas que l’aventurier n’eût commandité sinon exécuté l’assassinat de la princesse Isabelle, sa mère. Et comme il n’était
pas l’homme des menées souterraines, plus tôt les couteaux seraient tirés et mieux cela vaudrait.
Pour l’instant, la situation du comte permettait à Morosini d’être simple observateur et c’était une bonne chose. Il était inutile d’aller se pavaner sous le nez de l’ennemi plus ou moins paralysé par le meurtre de son gendre.
Aussi, le laissant à son installation, alluma-t-il une cigarette et se fit-il reconduire au Ritz.
Chapitre 3 Chacun sa vérité.
Construite en 1820, la prison de Brixton n’était pas vraiment un pénitencier. On l’utilisait surtout pour les prévenus en attente de leur procès, mais ce n’était pas pour autant un endroit aimable. Les pierres séculaires suaient la tristesse et l’humidité. Une fois à l’intérieur et les formalités d’admission accomplies, Morosini baigna dans une atmosphère angoissante jusqu’à ce qu’on l’introduise dans l’espèce de placard vitré baptisé parloir où il attendit.
Lorsque lady Ferrals parut, escortée d’une femme que, seuls, le port de la jupe et l’absence de moustache différenciaient d’un gendarme, Aldo sentit son cœur bondir. Elle était plus belle que jamais dans ce décor grisâtre et la sévère robe noire qui faisaient ressortir l’éclat de sa blondeur, mais elle n’était plus Anielka...
Cela tenait à ce qu’elle n’avait pas l’air de vivre. Avec son visage pâli, ses cheveux et ses yeux d’or, elle ressemblait à l’une de ces statuettes chryséléphantines qui faisaient alors le triomphe du sculpteur Chiparus. Tout aussi droite ; tout aussi froide.
La vue de son visiteur n’alluma aucune flamme dans son regard. Elle vint s’asseoir de l’autre côté de la table tandis que sa gardienne restait au-delà du vitrage. Aldo s’inclina. Elle demeura impassible.
– C’est vous ? dit-elle seulement. Que venez-vous faire ici ?
Le ton laissait entendre qu’il n’était pas le bienvenu.
– Savoir si je peux vous être de quelque utilité.
– Vous m’avez mal comprise. Je voulais dire : comment se fait-il que vous soyez à Londres ?
– Bien que j’aie su, avant de quitter Venise, la mort tragique de votre époux, ce n’est pas la raison de mon voyage. Je me suis rendu en Ecosse pour assister aux funérailles d’un vieil ami et c’est à Inverness qu’un journal m’a appris...
– Que j’ai tué Eric. N’ayez donc pas peur, des mots ! Ils me sont indifférents.
Elle lui fit signe de s’asseoir sur la chaise placée en face d’elle.
– Je n’ai pas peur des mots, dit-il en obéissant. C’est ce qu’ils signifient qui me fait peur et que je n’arrive pas à croire. Vous ? Une meurtrière Y Allons donc !
Elle eut un mince sourire dédaigneux :
– Pourquoi pas ? Vous savez bien que je ne l’aimais pas. Et même que je le détestais. Auprès de lui mes jours étaient dorés, mais mes nuits tissées de répugnantes ténèbres.
– Pas au point de le tuer. Et surtout pas de cette façon stupide parce que trop évidente : un sachet de poudre antinévralgique donné devant témoins pour être dilué dans un verre de whisky, et cela après une querelle ? Vous êtes trop intelligente pour ça. Telle que je vous connais, je vous imaginerais mieux armée d’un revolver et tirant sur Eric Ferrals, mais ce médicament offert pour apaiser et qui foudroie, non ! Ça ne vous ressemble vraiment pas.
– Pourquoi ? Chez vous, en Italie, on a bien souvent offert avec le sourire du poison à un invité !
– C’est une habitude perdue depuis longtemps et vous n’êtes pas une Borgia. Depuis votre arrestation, vous ne cessez de clamer votre innocence.
– En pure perte, mon cher prince ! Au point que je commence à être fatiguée de le répéter. On me rétorque, non sans raison, que la strychnine n’est pas venue toute seule dans le verre puisqu’elle n’était ni dans l’alcool ni dans l’eau... Pourtant, on a analysé les autres sachets qui se trouvaient dans ma chambre...
– Mais celui-là seul contenait le poison ? D’où vient, en ce cas, que l’on n’ait pas analysé aussi le papier qui l’enveloppait ?
– C’est ce que j’ai demandé mais on ne l’a pas retrouvé. Le feu était allumé dans la pièce.
Quelqu’un l’aura jeté dans la cheminée. Eric l’avait froissé et laissé sur le plateau.
– Qui pouvait être ce quelqu’un ? En avez-vous une idée ?
Anielka émit alors le bruit que son visiteur s’attendait le moins à entendre : elle eut un rire brusque mais amer et sans gaieté.
– Peut-être John Sutton, le brillant, le dévoué secrétaire d’Eric, celui qui n’a pas hésité à m’accuser du crime dès qu’il a vu son maître s’abattre sur le sol. Il me hait.
– Pour quelle raison ? Que lui avez-vous fait ?
– Je l’ai giflé. C’est, il me semble, la réaction normale d’une femme honnête quand un homme la pousse dans un coin en lui prenant les seins et en l’embrassant dans le cou...
Aldo savait depuis longtemps que la jeune Polonaise ne mâchait pas ses mots et possédait le talent des évocations précises. Celle-ci, cependant, lui arracha une grimace de dégoût. Le souvenir qu’il gardait du secrétaire, toujours d’une parfaite correction, ne correspondait guère à cette soudaine image relevant du répertoire d’un satyre, mais il savait que sous la glace britannique se cachaient parfois d’étranges pulsions volcaniques.
– Il est amoureux de vous ?
– Si l’on peut appeler ça ainsi ! Il y a longtemps que je sais qu’il a envie de coucher avec moi.
– L’avez-vous dit à votre mari ?
– Il m’a traitée de folle et n’a fait qu’en rire.
Son attachement pour ce... domestique dépassait les bornes permises. Je crois qu’il aurait préféré se couper un bras plutôt que s’en séparer. Sans doute existait-il entre eux un cadavre quelconque bien caché dans une armoire...
– Les cadavres, ma chère, sir Eric, en bon marchand d’armes, en avait trop sur la conscience pour tenir compte d’un isolé. Et si vous me parliez à présent de ce serviteur polonais que vous avez fait entrer à votre service ?
De pâle, la jeune femme devint soudain très rouge et détourna la tête.
– Comment savez-vous ça ?
Aldo lui sourit avec une grande gentillesse.
– On dirait que vous n’avez pas perdu cette bonne habitude de répondre à une question par une autre. Je le sais, voilà tout !
Mais comme elle restait muette, cherchant peut-être une nouvelle attaque, il reprit :
– Parlez-moi un peu de ce Stanislas... ou bien dirons-nous Ladislas ?
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