Les yeux de la jeune femme s’agrandirent et ce qu’il y lut ressemblait à de l’épouvante :
– Vous êtes le Diable ! souffla-t-elle.
– Pas vraiment... ou alors un brave homme de diable tout à votre service. Voyons, Anielka, cessez de vous méfier et dites-moi comment vous en êtes arrivée à introduire votre ancien amoureux dans la maison de votre époux !
Elle détourna la tête mais, dans la triste lumière de cet endroit lugubre, il vit une larme perler à ses cils.
– Amoureux ? L’a-t-il seulement jamais été ? J’en doute beaucoup à présent... comme je doute aussi de ce grand amour que vous prétendiez éprouver pour moi.
– Laissons cela de côté pour l’instant, si vous le voulez bien ! coupa doucement Morosini. Ce n’est pas moi qui, dans la maison du Vésinet, ai choisi de tomber dans les bras de sir Eric.
– Il venait de me sauver et je n’avais pas le choix. Comme je n’ai pas eu le choix avec Ladislas lorsque je l’ai rencontré dans Hyde Park où d’ailleurs il m’attendait...
– Comment pouvait-il savoir que vous y seriez ? Personne n’ignore à présent que les parcs ont votre prédilection, mais pourquoi celui-là ? Ce ne sont pas les jardins qui manquent à Londres.
– Non, mais j’y faisais chaque matin une promenade à cheval.
– Seule ?
– Bien sûr, seule ! Je n’aime pas être accompagnée, j’aurais trop l’impression d’être surveillée. Oh, évidemment, je rencontrais toujours des gens de connaissance, mais j’arrivais assez bien à m’en débarrasser.
– On dirait que ça n’a pas marché avec Ladislas. Je suppose d’ailleurs que l’effet de surprise a dû jouer en sa faveur ?
– En effet. D’autant qu’il est sorti d’un buisson, presque dans les jambes de ma jument, et que j’ai failli vider les étriers.
– Étiez-vous contente de le revoir ?
– Sur le moment, oui... Il m’apportait l’air de mon cher pays et aussi le souvenir des premières amours. C’est quelque chose qui compte pour une femme...
– Pour un homme aussi. Mais vous venez de dire : sur le moment. Cela n’a pas duré ?
– Non. J’ai vite compris que j’avais devant moi un adversaire, pour ne pas dire un ennemi. Oh, il s’est d’abord montré aimable. À sa façon bien sûr. Il disait qu’il n’était venu en Angleterre que pour me retrouver, que c’était trop bête de s’être quittés comme nous l’avions fait...
– Il désirait reprendre vos relations d’autrefois ?
– Pas vraiment. Ce qu’il exigeait – car il exigea très vite ! – c’était que je l’introduise dans l’entourage de mon époux. Il s’est déclaré indigné que j’aie pu devenir la femme d’un trafiquant d’armes mais il comptait surtout s’en servir pour « sa cause ». En fait, ce sont ses compagnons anarchistes qui l’ont envoyé ici avec de faux papiers et un but bien précis : obtenir de l’argent pour leur révolution. Il leur était apparu comme une idée d’une sublime drôlerie de tirer ces subsides d’un marchand de canons. Ils voulaient aussi des armes.
Aldo tira son étui à cigarettes de sa poche, en offrit une à la jeune femme avant de se servir et d’allumer les deux minces rouleaux de tabac.
– C’est une histoire de fous, dites-moi ! Il voulait que vous voliez pour lui donner...
– Non, je vous l’ai dit. Tout ce qu’il demandait c’était d’entrer au service d’Eric. Il se faisait fort, une fois dans la place, de trouver lui-même ce qu’il espérait.
– Et pourquoi avoir accepté ? Vous n’aviez, il me semble, qu’une attitude convenable à adopter : remonter en selle – car je suppose que vous aviez mis pied à terre ? — et tirer votre révérence en lançant votre cheval à fond de train.
– J’aurais bien aimé. Seulement c’était impossible. Vous devez vous douter que Ladislas ne m’a pas abordée sans avoir protégé ses arrières.
– Du chantage ?
– Naturellement. Quand on est jeune et que l’on aime pour la première fois, il arrive que l’on se montre imprudent. Ce fut mon cas. J’ai écrit des lettres...
– Déplorable manie et qui vous coûte parfois très cher, à vous autres femmes ! Et il voulait en faire quoi de ces lettres ? Les montrer à Ferrals ? Il n’était pas idiot et devait bien se douter que vous aviez eu jadis quelque amourette ? En outre, ça n’est jamais bien méchant des lettres de jeune fille...
– Les miennes pouvaient l’être. J’avais une telle confiance en Ladislas que je lui ai raconté tout du long les plans de mon père pour obliger Eric à m’épouser.
– Oh, que je n’aime pas ça ! émit Morosini avec une grimace.
– Il y a pis encore. À cette époque, j’étais assez acquise aux idées de Ladislas et de son groupe. Je voulais qu’il reste au moins mon amant.
– Parce qu’il était votre amant ? lâcha Aldo abasourdi.
Le regard qu’elle leva sur lui était un poème de candeur :
– Plus ou moins... oui. Et comme je tenais à le garder – je crois vous en avoir donné la preuve à deux reprises – j’ai donné des assurances, promis mon aide pour... comment disaient Ladislas et ses amis ? ... ah oui : plumer le gros pigeon capitaliste. Vous imaginez l’effet d’une telle correspondance sur mon mari ?
– J’imagine très bien ! La suite aussi d’ailleurs : vous avez dû émouvoir Ferrals avec la triste histoire d’un cousin à vous tombé dans la misère et retrouvé par miracle...
– C’est presque ça : j’ai dit qu’il était le fils de ma nourrice et on lui a offert tout de suite une place de valet.
– On se croirait dans un roman. Les nourrices y sont toujours pourvues de rejetons aussi encombrants et dévoyés que pittoresques ! Et, bien entendu, c’est lui qui a tué !
– Bien entendu. C’était sans doute le but recherché mais l’on s’était bien gardé de m’en informer.
– Mais sacrebleu ! Pourquoi n’avoir pas tout raconté à la police au lieu de vous laisser arrêter, emprisonner ? À ce moment-là, les dénonciations du secrétaire se seraient trouvées bien atténuées.
– C’était impossible ! Je ne pouvais pas faire ça sans risquer ma vie. Comprenez donc ! Ladislas n’est pas venu seul en Angleterre. Il a des compagnons... une cellule comme il disait, chargée de veiller sur lui, de récupérer ce qu’il rapporterait et de l’aider à fuir en cas de danger. Et moi, j’étais bien prévenue : dans ce cas-là je ne devais rien dire qui puisse mettre la police sur sa trace sinon...
– Sinon vous n’aviez à attendre ni pitié ni merci, dit lentement Aldo. Vous seriez condamnée à mort d’office.
– C’est bien ça. Et puis, voyez-vous, je me suis dit qu’au moins en prison je n’aurais rien à craindre de personne. Je serais protégée.
– Sauf de la corde qui vous guette ! Mais, malheureuse, comprenez enfin que si l’on ne met pas la main sur le vrai meurtrier, vous risquez tout simplement d’être pendue ! ...
– Non, je ne crois pas. Mon père va rentrer d’Amérique. Il saura me défendre. Mieux que le jeune imbécile qui remplaçait sir Geoffrey Harden. Il trouvera quelqu’un de bien.
– À ce propos, dit Aldo en tirant un papier de sa poche, on m’a recommandé un avocat très habile et très combatif. Son nom et son adresse sont inscrits ici...
– Qui vous l’a recommandé ?
– Si étrange que cela puisse vous paraître, c’est un haut fonctionnaire de police. Il se trouve que je connais un peu sir Desmond Saint Albans, et qu’il ne m’inspire pas une grande sympathie, mais il paraît que, la perruque sur la tête, c’est un champion qui s’accroche à sa cause comme un chien à son os. Afin d’être complet, j’ajoute qu’il vous coûtera cher, mais ça en vaut peut-être la peine...
Elle prit le papier, le lut et le garda dans sa main.
– Merci, dit-elle. Je vais le demander. L’argent importe peu.
La geôlière entra à cet instant :
– Le temps qui vous est imparti est écoulé, sir...
– Encore un mot ! fit Morosini en se levant. Quand vous verrez votre nouveau défenseur, je vous conjure de lui dire la vérité, toute la vérité. À propos, comment s’appelle au juste votre Ladislas ?
– Wosinski. Pourquoi demandez-vous ça ?
– Vous ne pensez pas que le mieux, pour vous, serait encore qu’on les trouve, lui et sa bande ? Vous n’auriez alors plus rien à craindre... Essayez de conserver l’espoir, Anielka. J’espère pouvoir revenir. Vous n’avez besoin de rien ?
– Wanda doit m’apporter quelques petites choses...
Sans rien ajouter, pas même le plus petit signe de satisfaction pour la visite reçue, la jeune femme rejoignit sa gardienne qui faisait déjà jouer bruyamment la serrure de la porte. Aldo ne put supporter de la quitter ainsi. Il la rappela :
– Anielka ! Cet homme que vous vous efforcez de protéger, vous êtes bien certaine de ne plus l’aimer ?
– Vous devriez être le dernier à me poser cette question, Aldo ! J’y ai répondu voici quelques mois dans un billet et je n’ai pas changé depuis
Par un de ces petits miracles que seul l’amour peut accomplir, Aldo eut l’impression qu’un rayon de soleil venait éclairer et réchauffer les sinistres murs gris, et ce fut d’un pas allègre qu’il sortit de la prison.
Au moment où il rejoignait la voiture qui l’attendait, un autre taxi s’arrêta derrière le sien. Une femme entre deux âges et de solide corpulence descendit et se mit en devoir d’extraire du véhicule une valise qui semblait pesante. N’écoutant que sa galanterie, Aldo se précipita.
– Laissez-moi faire, madame. Ceci est trop lourd pour vous !
– Oh, merci, monsieur ! fit avec un accent étranger la dame qui aussitôt se mit à pleurer. Aldo vit alors que c’était Wanda, la fidèle femme de chambre d’Anielka, lui apportant sans doute les « quelques petites choses » dont elle avait besoin.
– Le seigneur Morosini ! s’exclama-t-elle entre deux sanglots. Vous êtes donc là ? Mais quelle joie, mon Dieu ! Quelle grande joie !
Et de pleurer de plus belle !
– Si vous êtes si contente, il faut vous calmer ! dit celui-ci auquel vint soudain une idée.
– Comment se fait-il que vous soyez venue en taxi ? N’y a-t-il plus de voitures de maître chez sir Eric ?
– Il n’y en a plus pour le service de ma pauvre petite lady, s’indigna Wanda qui semblait à présent maîtriser le français. Cet affreux Mr. Sutton l’interdit sous le prétexte que rien ne doit être fait pour aider une... une meurtrière. Oh ! c’est... c’est affreux !
– Pour un Anglais, cet homme connaît bien mal la loi de son pays : tout prévenu est réputé innocent jusqu’à ce que sa culpabilité soit démontrée...
– Alors, pourquoi est-ce que ma pauvre petite est en prison ?
– C’est ce que l’on appelle la prévention. Vous allez lui porter cette valise ?
– Oui. Elle a demandé différentes choses. Pauvre ange, elle qui est si...
Coupant court au panégyrique d’Anielka qui ne pouvait manquer d’être long, Aldo dirigea Wanda vers la porte de Brixton et lui proposa de l’attendre pour la ramener à domicile.
– Une seule voiture suffira bien pour nous deux, dit-il. Je vais renvoyer la vôtre.
Un début d’accalmie se fit jour dans le désespoir de Wanda.
– Vous voulez bien m’attendre ?
– Bien sûr. Cela nous permettra de parler un moment... Ne soyez pas trop longue !
– Oh non, je n’aurai pas le droit de la voir. Je dépose ça au greffe et je reviens.
Quelques minutes plus tard, elle était de retour et prenait place auprès d’Aldo qui ne perdit pas de temps pour entrer dans le vif du sujet.
– Je viens de donner à votre maîtresse le nom et l’adresse d’un avocat sérieux. Il semblerait qu’elle ait été, jusqu’ici, fort mal défendue.
– Oh, ça c’est bien vrai ! Jamais elle n’aurait dû être jetée dans cette prison. Et sans ce menteur de secrétaire...
– Je sais à quoi m’en tenir à son sujet, coupa Morosini. Je voudrais que vous me parliez de celui qui a disparu : ce Ladislas Wosinski entré voilà peu dans la maison sous un nom d’emprunt. Ce qui me paraît d’ailleurs superflu, sir Eric n’ayant certainement jamais entendu parler de lui.
– Lui, non, mais monsieur le comte aurait été furieux de sa présence. Ma colombe aurait eu de gros ennuis s’il avait su qu’il était là.
– Je suppose qu’il le sait, à présent. Hier, je l’ai vu arriver à Grosvenor Square. Il n’y est pas resté bien longtemps et quand il est parti il avait l’air furieux, bien qu’il fît un grand effort pour se contenir.
Wanda leva les yeux au ciel et joignit les mains au souvenir de ce qui s’était passé.
– Oh ! Il y a eu une terrible dispute avec Sutton à cause de ce qu’il a fait et aussi du serviteur polonais, mais, grâce à Dieu, le secrétaire connaît seulement un certain Stanislas Razocki et monsieur le comte n’en sait pas plus !
– Gomment ça « grâce à Dieu » ? Voilà un homme qui a obligé votre maîtresse à l’accueillir, qui a assassiné son mari et qui s’est enfui en lui laissant toute l’affaire sur le dos, et vous avez l’air de considérer que tout est bien comme ça ?
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