Angélique se retira aussi discrètement que possible et remonta dans sa chambre. Là, comme au début de la journée, elle éprouva le désir de se tenir devant la fenêtre ouverte. Et comme elle se penchait un peu pour découvrir l'apothéose du couchant, la douleur fut là, mais, cette fois, non pas aiguë et fulgurante, mais sourde et ample, la douleur ennemie dont elle aurait voulu rejeter la présence de toutes ses forces.

Mais cela ne servait plus à rien maintenant, la révolte.

Elle s'immobilisa, laissant le signe redoutable se développer, puis décroître. Car elle savait que cette douleur-là ne pouvait s'affronter à égalité qu'en s'inclinant devant elle, qu'en lui abandonnant le pouvoir, la directive de ce qui se mettait en marche et allait s'accomplir, qu'en acceptant de s'en faire la complice...

Angélique ne bougeait plus. Ne cillait pas.

Le ciel vert lui entrait dans les yeux, plus vert que l'étendard du Prophète, où s'inscrirait bientôt non pas un croissant, mais une lune opaline, bien ronde, un écu d'argent.

Puis elle baissa les paupières.

« Le sort en est jeté ! se dit-elle. Oh mon Dieu ! Le sort en est jeté. »

Chapitre 5

Ils vinrent au monde dans la nuit. Ce monde qu'ils étaient appelés à conquérir, ils le saluèrent d'un cri vaillant, étonnant à ouïr de si chétives créatures, qui, posées chacune sur une main d'homme ouverte, la dépassaient à peine.

Angélique avait fait pour eux tout ce qu'elle pouvait et tout ce qui dépendait d'elle. Les mettre au monde, les amener à la lumière avec le plus de maîtrise et de rapidité possible, ménageant leur faiblesse. Faisant taire toutes angoisses, toutes alarmes, elle ne songea qu'à remplir au mieux sa tâche de femme. L'angoisse et les alarmes commenceraient ensuite lorsque, séparés d'elle, leur survie ne dépendrait plus de ses seules forces.

La matrone irlandaise, une papiste qu'on avait fini par trouver et par convaincre de venir l'assister, ne lui avait pas caché, dès qu'elle l'eut examinée, qu'il s'agissait bien d'une double naissance. Aussi accepta-t-elle lucidement les conséquences de ce verdict dès le début de l'accouchement. Dur combat ! Mais, comme pour tout combat, il fallait s'y consacrer sans barguigner, sans trembler, jeter dans la bataille le meilleur de soi-même.

C'est à peine si elle entendit leurs premiers cris. Épuisée, un peu hagarde, elle fut distraite des affres de l'instant par le geste de Joffrey de Peyrac qu'elle distinguait debout à son chevet et qu'elle vit lever les bras, afin de faire passer par-dessus sa chevelure touffue et sombre d'Occitan sa chemise blanche de toile fine qu'il avait revêtue pour la circonstance. Il l'étala sur ses deux mains tendues et la sage-femme y déposa deux petits corps indistincts et frémissants. Alors, il les enveloppa avec des précautions infinies dans le linge encore tiède de la chaleur de son corps et les ramena contre lui, les serrant doucement contre son torse brun et vigoureux, ainsi qu'il l'avait fait quelque vingt années plus tôt pour son fils premier-né, Florimond.

C'était une coutume d'Aquitaine qu'Angélique avait oubliée : la chemise du père !

Pour l'enfant qui vient de quitter la sécurité des entrailles maternelles, la chemise du père, symbole de sa chaleur, de son accueil et de sa protection, est là, qu'il présente et qu'il offre.

Ce fut presque la dernière vision dont elle demeura consciente.

Sans parvenir à sortir vraiment de l'étourdissement causé par les peines de son accouchement et l'épuisement des forces qu'elle y avait investies, elle vécut dans une sorte d'état second, au sein duquel elle entendait certains mots, certaines phrases, apercevait certaines personnes tandis que d'autres disparaissaient.

Où était Joffrey ? Elle ne le voyait plus, le cherchait d'un regard, se souvenant de lui comme d'un secours qui avait disparu. Elle croyait l'apercevoir puis le perdait de nouveau, cherchait autour d'elle.

Elle avait la tête vide et ne parvenait pas à lier deux idées ensemble, tout en sachant nettement, en toute lucidité, ce qui se passait.

Un cri grêle, qui s'élevait non loin vers le centre de la pièce, vrillait au creux de son être une angoisse intolérable. Son regard s'arrêtait aux limites vagues d'un berceau.

Mrs Cranmer, l'hôtesse malchanceuse, avait fait descendre des galetas, avec force plaintes, une bercelonnette, sorte de panier tressé, garni d'un matelas de balles d'avoine, qui avait fait le voyage sur le Mayflower et qu'on se repassait dans la famille.

On le posa sur une table et on y coucha les deux enfançons qui y tenaient à l'aise.

En quelques heures, deux jours à peine, si frêles qu'ils apparussent, ils envahirent tout, mobilisèrent autour de la maison à pignons de Mrs Cranmer les pensées de toute une ville et son port.

Une naissance gémellaire porte en elle de multiples signes... on hésitait à les interpréter. Surtout pour des jumeaux nés de tels personnages, catholiques et français.

Couchés dans le berceau qui avait accueilli les premières générations puritaines de l'Amérique du Nord, les nouveau-nés occupaient le centre du monde et cependant n'y participaient point. Leur extrême fragilité les isolait, les rejetait vers l'au-delà. On n'osait parler d'eux ni commenter leur présence et, à ce silence, Angélique comprenait que son entourage, d'instinct, ne se décidait pas à les compter au nombre des vivants.

Pouvait-elle s'illusionner sur les chances de survie d'enfants nés bien avant leur terme et si fragiles ? Se raccrochant au moindre indice favorable, elle se disait que la chaleur étouffante qui régnait sur la baie et qui l'anéantissait, trempée de sueur au creux de son lit, serait peut-être pour eux le salut.

Elle eut, malgré elle, tout en sachant combien cette énergie première était trompeuse et vaine chez les prématurés, quelques moments d'espérance en les voyant téter avec vigueur, avides et courageux. Puis leurs forces se mirent à décliner.

Le silence qui venait maintenant du berceau poignait son cœur d'une angoisse plus taraudante que leurs cris du début.

On les lui présentait pour les nourrir en détournant les yeux. Et elle savait que ce sommeil qui les anéantissait contre son sein, après quelques efforts, n'était pas celui de la satiété, mais celui de la faiblesse. Ils s'endormaient et déjà la quittaient, quittaient ce monde, s'éloignaient...

On parla de leur trouver une autre nourrice. Mais qui voudrait nourrir des enfants catholiques en cette ville ? Et puis, d'ailleurs, la question n'était pas là. Leur mère avait du lait. Beaucoup de lait. Plus qu'il n'en fallait pour leurs forces débiles. On parla de les alimenter « au petit pot » avec du lait d'ânesse mais il n'y en avait pas en cette saison.

On se rabattit sur du lait de brebis. Mais ils vomirent ce qu'on leur fit absorber et, ensuite, le refusèrent, laissant couler le liquide hors de leurs lèvres.

Angélique ignorait encore de quel sexe étaient les enfants et n'avait pas songé à s'en informer. Elle avait bien entendu répéter autour d'elle des exclamations heureuses et satisfaisantes : « Le choix du roi ! Le choix du roi ! », ce qui signifiait qu'il y avait un garçon et une fille. Mais cela n'était pas parvenu tout à fait jusqu'à son entendement, et, d'ailleurs, peu lui importait. Ce n'étaient que deux petits corps, deux petits êtres de chair, déclinant vers la tombe. On les lui posait dans les bras comme des cocons blancs. Elle aurait voulu qu'on les débarrassât de leurs bandelettes et exigea qu'on le fît. Elle voulait les reprendre, les serrer contre elle, nus, comme lorsqu'ils étaient en elle.

Le courant qui les unissait tous trois les traversait comme une lumière magique. Mais la lueur s'affaiblissait, Angélique la sentait pâlir au-dessus d'elle-même, la vidant de ses propres forces. Vers la fin du second jour, il lui fallut aborder l'instant où elle comprit que le petit garçon allait mourir.

C'était le soir. On venait d'allumer des chandelles dans de beaux flambeaux de vermeil, tandis qu'au-dehors s'accomplissait avec le déclin du jour le déroulement impavide des splendeurs. Le crépuscule d'abord, s'étirant sans fin, d'or pâle, puis la nuit violette sur la mer.

Angélique était assise dans son lit, un lit de nulle part, hors de tout lieu, hors du temps.

Elle tenait le bébé nu devant elle, dans le creux du drap, entre ses deux genoux relevés, le contemplant, contemplant l'effacement de la vie sur les traits imprécis, flous de son menu visage qui se creusait, prenait une teinte cireuse. Il avait une petite tête ronde, chauve, ivoirine.

L'obscurité maintenant pénétrait par la fenêtre qu'il fallait laisser ouverte afin de pouvoir respirer un peu, apportant le bruit rythmé du ressac et l'appel des loups marins.

Lorsque la lune se lèverait, l'aboiement des phoques redoublerait, célébrant son apparition. Mais à l'heure où l'astre surgirait, traçant à l'horizon une ligne d'un métal pur, l'enfant serait mort.

On ne lui avait pas encore donné de nom. Peut-être allait-il mourir ainsi, anonyme ?

Où était Joffrey ? Elle faisait effort pour se souvenir. Son nom était en elle comme un grand cri, mais son désespoir balayait tout, noyant son appel sous des vagues suffocantes.

Les paroles d'un verset biblique qu'elle avait entendu psalmodier jadis par les huguenots, dans leurs ravines de Vendée ou de Gâtine, par des nuits aussi sombres, lui battaient les tempes comme la cloche d'un glas.

L'homme né d'une femme,


Court en jours...

Cela lui revenait comme une lamentation :

Court en jours ! Court en jours...

Combien peu de jours il aurait vécu ce petit homme, né d'elle ! Plus précieux qu'un trésor.

Si minuscule, il avait déjà envahi son existence jusqu'à l'annihiler, l'égarer, la réduire, la détruire, car il la détruirait en la privant de sa présence nouvelle.

– Ne meurs pas ! Ne meurs pas, mon petit amour !

Elle faisait effort pour appeler au secours, pour se souvenir, mais la chambre s'était vidée, le monde était désert.

Ils étaient seuls, la mère et l'enfant, voguant sur les touffeurs d'une nuit ténébreuse, à bord d'une nacelle étrange, au sein d'une pénombre pleine de luisances, de miroirs et de colonnettes en bois tourné, des soies du baldaquin et des plis des rideaux de brocart.

– Ne meurs pas, mon petit amour ! Je t'en supplie ! Ne meurs pas ! Si tu meurs, je meurs aussi !

Tout à coup, le petit garçon rejeta la tête en arrière comme un oiseau au cou rompu. Ses bras se détendirent et glissèrent.

Angélique, relevant les yeux dans une ultime et folle supplication au ciel, aperçut deux anges. Elle les vit très nettement qui franchissaient le seuil de la chambre.

Ils étaient de taille différente mais d'une semblable beauté irréelle, le visage pâle et lumineux, le sourire plein de douceur, irradiant leurs traits purs marqués d'une jeunesse éternelle. Leurs longues chevelures, l'une d'un blond pâle, l'autre d'un blond doré, tombaient, en nappes, sur leurs épaules. Mais ils étaient vêtus de noir.

Et elle comprit. Elle ne s'étonnait pas de distinguer sur leurs poitrines, à la place du cœur, une tache rouge, une tache de sang, celle du cœur des mères poignardées par la douleur.

C'étaient les anges de la mort.

Ils venaient chercher l'enfant.

Elle l'avait ramené dans le creux de son bras afin de soutenir la petite tête trop lourde. Son souffle ténu s'amenuisait.

Angélique regardait les anges s'avancer, mais la douceur de leurs sourires et la sérénité de leur apparition firent que le cri déchirant qu'elle sentait monter en elle ne franchit pas ses lèvres.

Elle les laissa sans révolte prendre l'enfant chéri.

Résignée, anéantie, elle les regarda l'étendre devant elle, sur la courtepointe, après y avoir déployé un linge. Son linceul sans doute... Le plus jeune des anges posa deux mains sur le corps inerte, le caressant, l'enrobant de ses paumes. L'autre se penchait aussi et c'était de ses yeux d'une transparence bleutée que tombait un rayon subjuguant. Leurs deux lourdes chevelures faisaient comme un rideau de drap d'or autour de l'enfant à l'agonie.

Celui-ci brusquement frémit, puis se détendit, sans doute dans un spasme suprême, jetant en toute direction ses petits poings, ses petites jambes raidis. Son visage endormi se crispa, se plissa, parut s'effacer pour n'être plus qu'une bouche grande ouverte d'où s'échappa un cri perçant. Simultanément, de sa menue verge dressée, jaillit, source de vie, un filet d'eau claire, innocent, magnifique de pureté.