Joffrey de Peyrac la rassurait, lui disait qu'on atteignait à peine la fin de l'été et qu'elle serait sur pied en moins de dix jours, en tout cas assez valide pour s'embarquer sur L'arc-en-ciel, où elle pourrait achever sa convalescence. Il l'assurait aussi qu'ils se trouveraient à Wapassou avec leurs petits princes bien avant les frimas, sans pour cela avoir manqué de séjourner le temps nécessaire à Gouldsboro.
Mais Angélique avait perdu la notion du temps. Pour elle, les minutes étaient des heures, les heures des jours, les jours des semaines.
Élie Kempton lui amena un de ses almanachs des saisons qu'il vendait au long des fleuves et des côtes, afin de lui démontrer qu'il y avait à peine deux jours qu'elle avait repris connaissance. Mais alors, elle s'embrouilla tout à fait et la danse des feuillets, dont les lettres et les images défilaient sous ses yeux, lui donna le vertige.
Que faisait là le colporteur du Connecticut ? Bien sûr, il était là ! Pourquoi pas ? Il y avait longtemps qu'il avait prévu de se trouver à Salem en même temps que la flotte de M. de Peyrac. Et le négrillon, aperçu au réveil, n'était autre que son petit aide Timothy. Et Mr Willoagby ? Of course, Mr Willoagby était à Salem, lui aussi. En fort bonne santé et toujours facétieux. Mais ç'aurait été trop ajouter aux épreuves de lady Cranmer que de l'introduire dans la maison.
Dans ses premiers moments de lucidité, elle fut consciente d'attacher une ridicule attention aux moindres détails de la vêture de ceux ou celles qui se penchaient sur elle. Elle les reconnaissait, mais l'on eût dit que sa pensée ne pouvait aller au delà d'un regard superficiel qui était surtout sollicité par un ruban dénoué, un col blanc ou des manchettes d'un beau glacé, le grain ou la couleur d'une étoffe. Comme chez les enfants, son œil se fixait, cherchant, aurait-on dit, à comprendre, à replacer son esprit dans le rythme confus et désordonné, trop multiple, trop diversifié, de la matérialité des choses.
Comme elle avait été attirée par la tache rouge sur la robe des anges et que cette lettre A s'était ensuite gonflée dans son délire pour chanter : « Amour, Amour », le moindre objet, tissu ou ruban, lui paraissait doué d'une vie propre, et elle éprouvait le besoin de le toucher et de le remettre à sa place, comme pour l'apaiser et lui rendre son caractère inerte.
C'est ainsi que, lorsque Joffrey de Peyrac se pencha sur elle, elle leva machinalement ses deux mains diaphanes et rectifia le nœud du jabot de dentelle, un peu lâche, puis lissa le col de la redingote, mal rabattu, geste d'épouse tendre et préoccupée de l'apparence de son époux, mais qu'elle n'eût jamais eu si elle avait été lucide. C'était plutôt lui qui passait l'inspection de son entourage, et comme tout chef de guerre soucieux de se présenter à son poste de commandement ou d'aller au combat, sans un défaut dans sa tenue, il ne sortait des mains de ses valets ou écuyers que vêtu et harnaché sans défauts, apportant aux siens et à ses hommes la même attentive surveillance.
Mais, durant le combat qui s'était livré ici, il n'était pas surprenant que lui-même se fût laissé aller à quelques négligences et ce geste d'Angélique l'avait fait sourire tant il était à la fois inusité de sa part, charmant et tendre, et lui apportait la preuve qu'elle revenait parmi eux.
Et elle, sentant sous ses doigts le rugueux de la broderie, continua son geste afin de caresser une épaule dure et robuste et c'était comme si elle avait touché terre, cessé de se mouvoir dans l'éther parmi les fantômes.
Ce sourire au-dessus d'elle, c'était son sourire. Durant tout ce « voyage », c'était ce sourire qu'elle avait craint de ne plus revoir et cette inquiétude était demeurée comme un minuscule noyau noir au sein de la lumière paradisiaque ; et c'était le regret de ce sourire et de ces lèvres dont elle aimait le dessin ourlé et sensible, un peu mauresque, qui lui avait fait demander : « Viendra-t-il avec moi ? »
Elle avait subi la force de son charme qui l'avait fait revenir, puisqu'elle avait quitté le chemin de lumière et recommencé à le chercher parmi les personnages de sa vie...
Pour lors, ayant regagné le monde terrestre, il lui fallait faire « le point », un peu comme les navigateurs.
Elle reprit donc pied dans le réel. Assez rapidement puisqu'on le lui affirmait, mais d'une façon qu'elle jugeait pour sa part chaotique et lente.
Troublée, elle ne cessait de craindre de « battre la campagne ». Il lui fallait relier événements et visions, ce qu'elle en avait surpris ou compris à travers les brumes et les déchirements de la fièvre ou de son esprit égaré par les approches de la mort, et remettre objets et gens à leur place. Ce n'était pas chose aisée, car, en fait, tout le monde était à l'envers après ces jours terribles d'affliction, comme si un tremblement de terre avait ébranlé non seulement la maison, mais la ville, en son absence. Et elle trouvait à tous un air hagard et un comportement hésitant, comme si chacun avait été retourné comme une chaussette, contraint, dans les heures du drame, à montrer une face de lui-même soigneusement conservée à l'abri de tous regards jusqu'alors et qu'on souhaitait n'avoir jamais l'occasion de mettre au jour.
Était-elle coupable ? Qu'avait-elle raconté dans son délire ?
Deux femmes en sévères bonnets blancs, très étroits, qu'elle voyait aller et venir sans bien les discerner, l'une derrière l'autre, et la première portant une sorte de baguette, lui parurent être, plus qu'elle-même, source d'affolement.
Quelqu'un lui raconta que dès qu'elles étaient entrées dans la maison, elles avaient déclaré que le berceau n'était pas à la bonne place, le lit de l'accouchée non plus, car à ces emplacements, montaient vers eux des ondes nocives issues de failles souterraines.
– Regardez le chat !
En effet, à peine avait-on bougé le berceau que le chat était venu s'asseoir et se rouler en boule à l'endroit même où il se trouvait placé auparavant, ce qui était une preuve de ce qu'elles avançaient, car l'on sait que les chats, au contraire des humains, recherchent ces blessures invisibles de l'écorce terrestre pour s'y recharger de forces telluriques.
– Et la maison, alors ?
– La maison, non plus, n'est pas à la bonne place. Brûlez-la ! dirent-elles.
Car, assez malignement, sire chat allait ensuite s'asseoir en différents lieux, et l'on s'était mis à déplacer les meubles avec angoisse, d'abord les lits, puis les tables, où l'on prenait les repas, puis les armoires, d'où ce bruit de charroi qu'Angélique avait entendu dans son sommeil, et qui lui brisait la tête.
– La maison non plus n'est pas à la bonne place, répétait, catégorique, l'une des femmes en bonnet blanc, suivant celle qui tenait la baguette de sourcier, et suivie elle-même par le chat.
– Brûlez-la, brûlez-la !
– Ce sont des quakeresses magiciennes, chuchota Mrs Cranmer penchée vers Angélique. Elles sont inquiétantes.
Angélique la regarda fixement, intriguée par son aspect. Elle la reconnaissait difficilement et à certains moments, pas du tout, et elle se demandait alors qui était cette femme grimaçante, la lèvre agitée, le teint gris, les yeux creusés, la prunelle dilatée, qui s'inclinait vers elle entre les rideaux, la chevelure en désordre.
– Je ne comprends pas, disait-elle, pourquoi le consistoire ne les a pas encore expulsées de la ville ! Pourquoi me regardez-vous ainsi ?
– Madame, est-ce la mode à Londres pour les dames de ne porter qu'une seule boucle d'oreille ?
Mrs Cranmer porta vivement la main au lobe de son oreille.
– Oh ! God ! J'ai oublié de mettre l'autre. Je ne sais plus où j'ai la tête. On me dérange cent fois par jour, même quand je suis à ma toilette. Pourvu que je ne l'aie point égarée !
Elle s'enfuit en gémissant.
*****
Angélique s'en voulut de l'avoir déconcertée. Elle se reprochait d'être plus indifférente aux paroles qu'on lui adressait qu'à ces vétilles vestimentaires. Mais, pour l'instant, cela l'aidait à participer à la vie, tandis qu'elle oubliait presque aussitôt les mots qu'on prononçait devant elle. Il y avait des questions qu'elle n'osait proférer, de peur qu'on ne la crût de nouveau reprise par les fièvres. Elle se demandait par exemple où étaient passés les anges aux longues chevelures blondes et leur absence l'attristait. Elle n'avait tout de même pas rêvé ! De cela, elle était certaine : ils étaient venus, puisque les enfants étaient vivants.
Elle les reconnut soudain à la lettre A rouge brodée sur leurs corsages, lorsque les deux femmes en bonnets blancs qui faisaient si peur à Mrs Cranmer s'inclinèrent vers elle avec leurs sourires séraphiques, dans l'intention de la soigner et de lui arranger son lit.
– Mais où sont donc vos cheveux ? s'exclama-t-elle.
– Sous nos bonnets, répondirent-elles, en riant. Il était temps. Mrs Cranmer en faisait tout un drame, mais nous étions au lit quand il est venu nous chercher pour sauver l'enfant. Nous n'avons eu que le temps de passer nos robes communes et de le suivre avec tous nos cheveux sur les épaules. Durant deux jours nous n'avons pu quitter votre chevet et celui des enfants.
– Qui est venu vous chercher ?
– L'Homme Noir !
L'esprit d'Angélique vacilla à nouveau... L'Homme Noir ! Un jésuite ! Toujours cette image mythique de la prédiction ! Puis, elle se souvint qu'ils étaient en Nouvelle-Angleterre et que si, en Nouvelle-France, les Indiens convertis désignaient souvent les religieux de la compagnie de Jésus sous le nom de « Robes Noires », il y avait, primo, peu de chances qu'il s'en trouvât du côté de Salem où ils étaient considérés comme pires que le diable, secundo, que le diable lui-même pouvait être désigné sous le terme de l'Homme Noir par les puritains. Shapleigh y avait fait allusion la première fois qu'elle l'avait rencontré avec son tromblon dans la forêt et l'on pouvait se demander si cette croyance, fortement ancrée dans les esprits et que confirmaient les théologiens avec toutes sortes de références, n'était pas née de la peur qu'inspirait aux premiers immigrants, jetés sur un rivage hostile et inconnu, la grande forêt primitive et sans fin, hantée de bêtes sauvages et de païens, qui commençait à quelques pas de leurs habitations rustiques. Et l'on pouvait les comprendre.
Car, plus encore que la mer des ténèbres qu'ils avaient réussi à traverser, la forêt était leur ennemie, opposant à leur marche de pionniers, désireux de cultiver la terre nourricière, un front d'arbres serrés et ne leur accordant ce peu de terre arable qu'au prix d'efforts épuisants. Elle reculait, cette forêt, sans doute, emportant ses démons, mais elle était sans fin. Il était donc établi que l'Homme Noir hantait la forêt primaire, rassemblant sous sa houlette les créatures païennes qui lui étaient soumises. Si jamais le voyageur solitaire venu de l'ancien monde le croisait, l'apparition noire lui tendait un livre épais et lourd avec une fermeture de fer rouillé et une pointe métallique terminée en bec de plume.
– Écris ton nom dessus, disait Satan.
– Avec quelle encre ?
– Avec ton sang.
– Mais si je refuse ?
Alors le diable ricanait, dénudait la poitrine de son interlocuteur et y apposait par magie une marque rouge. Puis il ordonnait :
– Signe maintenant ! Car l'enfer t'a quand même marqué.
Ainsi, des centaines, des milliers de voyageurs attardés ou partis à l'aventure, dédaigneux de la force religieuse de leur communauté, avaient été marqués de la sorte par Satan, surtout dans les premiers temps, car, maintenant, les fidèles avertis se comportaient avec plus de prudence. C'est pour rappeler cette terreur salutaire des œuvres de Satan qui guette toujours l'indiscipliné ou la forte tête, que les vertueux puritains avaient institué l'usage de la lettre écarlate à porter par le coupable en cas de scandales particulièrement révoltants mais ne nécessitant pas toutefois la peine de mort qui ne s'appliquait, elle, qu'aux meurtres ou aux crimes de sorcellerie.
– Qui donc, dites-vous, est venu vous chercher pour sauver l'enfant ? demanda-t-elle de nouveau après un long instant de réflexion que les deux quakeresses avaient mis à profit avec une dextérité qu'elle n'eût pas désavouée pour lui ôter sa chemise, la baigner des pieds à la tête d'une eau parfumée, la panser, la revêtir de linge frais, changer les draps de la couche et la taie des oreillers.
Et maintenant qu'elle les voyait si proches et distinguait la finesse de leur peau lisse et fraîche, la beauté de leurs traits juvéniles, elle comprenait pourquoi elle ne les avait pas reconnues en ces deux femmes qui terrorisaient Mrs Cranmer et les avait prises pour des anges. Car il s'agissait de très jeunes femmes : l'une, grande et élancée, devait avoir vingt-cinq ans et l'autre semblait à peine sortie de l'adolescence.
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