À sa question, elles échangèrent un coup d'œil malicieux de gamines fautives, puis l'aînée prit la parole :
– Pardonne-nous, ma sœur, d'avoir osé l'appeler l'Homme Noir. Mais nous savons qu'il n'y a en lui rien de diabolique. Nous l'appelions ainsi, les premières années qu'il venait à Salem, car, vêtu de sombre, avec ses yeux et ses cheveux noirs, il nous effrayait un peu. Depuis, nous avons appris à le connaître et quand il est venu nous chercher, nous l'avons suivi.
– Mais qui ? insista Angélique, inquiète à la pensée de ne pas bien comprendre et d'être restée dérangée d'esprit ou d'avoir perdu la mémoire.
– Mais lui, le pirate français de Gouldsboro.
Fallait-il comprendre que c'était de Joffrey qu'elles parlaient ?
Fallait-il comprendre que Joffrey restait, aux yeux des populations du Massachusetts, le pirate français ? Et alors, fallait-il comprendre que c'était Joffrey qui était allé chercher... les anges ?
Elle s'endormit si brusquement, et si profondément, qu'elle ne pouvait croire en s'éveillant qu'on était le même jour et qu'elle n'avait dormi qu'une petite heure.
Mrs Cranmer était de nouveau là, ayant retrouvé sa deuxième boucle d'oreille, et Angélique, reposée, non seulement la reconnut, mais se réjouit de la voir car, par la suite, ce qu'elle put apprendre de plus cohérent sur les événements qui s'étaient déroulés pendant les jours de son inconscience, ce fut à Mrs Cranmer qu'elle le dut. Elle apparaissait par éclipses, mais Angélique avait l'impression qu'elle ne cessait de demeurer en faction soit au pied de son lit, soit dans la ruelle entre l'alcôve et le mur, et il y avait un peu de cela, car la pauvre Mrs Cranmer, bouleversée par ce qui se passait dans sa demeure, consciente qu'elle n'y pouvait rien et qu'on ne l'écoutait pas, se réfugiait près d'Angélique, sentant que celle-ci, malgré sa faiblesse, l'écoutait attentivement. L'Anglaise gardait ainsi un léger espoir que, mise au courant de certaines choses, la comtesse de Peyrac saurait intervenir en sa faveur. Ce fut donc par elle, tout d'abord, qu'Angélique eut quelques éclaircissements sur celles qu'elle continuait à nommer les anges. Cela se fit en trois entretiens, mais si longue était l'histoire et si étrange, qu'Angélique en garda l'impression d'avoir écouté, durant des jours et des nuits, un interminable conte oriental, comme en débitent à longueur de journée certains mendiants des villes islamiques.
Mrs Cranmer commença à remonter fort loin dans le passé, lui parlant d'un petit groupe de « quakers » qui étaient venus, dix ans plus tôt, chercher refuge à Salem, la plupart des leurs ayant subi à Boston des condamnations d'emprisonnement et de flagellation.
On leur fit accueil, plutôt pour désavouer le gouverneur Wintrop de Boston que par tolérance envers les membres d'une secte inconnue, estimée des plus dangereuses par les théologiens du Massachusetts. Mais ils étaient peu nombreux et promirent de se tenir à l'écart, de respecter les lois civiles et de ne se livrer à aucun prosélytisme de leurs impudentes doctrines. Parmi eux, se trouvait une très jeune veuve nommée Ruth Summers. Or, elle demanda d'emblée à être admise parmi les puritains de Salem, se plaignant d'avoir été entraînée par ses éducateurs quakers hors des chemins de la vérité. La vérité seule et unique, qui, comme il avait été établi par l'évidence, était sortie pure et régénérée de la Réforme, mouvement religieux engagé par le moine inspiré allemand Martin Luther, sanctionné par le prêtre français éclairé Jean Calvin, et qui, après avoir connu la purification de ses erreurs, comme l'anglicanisme, grâce à la lutte du grand philosophe écossais John Knox, instigateur du puritanisme, avait trouvé son expression parfaite en frayant son chemin parmi les dissidenters ou « non-conformistes » persécutés. Au bout d'un siècle, en s'écartant du presbytérianisme hésitant, elle était parvenue à atteindre la purissima religio, la religion pure et sans tache dont, à la suite des prophètes d'Israël, l’Épître de Jacques et tout le Nouveau Testament esquissaient les traits, dans la forme du « congrégationalisme » qui avait servi de base à l'établissement de la charte du Massachusetts et qui se pratiquait à Salem.
On fit passer à Ruth Summers des examens sévères. Il fallut reconnaître qu'elle savait à qui elle avait affaire et qu'elle avait étudié à fond la question, ne faisant point aux sévères gardiens de la loi qui présidaient aux destinées de l'État l'injure de les confondre avec tant de coreligionnaires attiédis ou égarés, qu'on avait pris l'habitude de désigner comme eux, pour plus de commodité, par l'appellation globale de « puritains ».
Comme elle était fort intelligente et se montrait avisée dans les affaires qu'elle avait entreprises, on l'accepta. Son intégration fut hâtée par son mariage avec Brian Newlin, un habitant de Salem, qui l'avait remarquée au procès et souhaitait l'épouser.
Ils prirent en concession une ferme aux environs. Et cela faisait un couple exemplaire de plus dans la capitale du Massachusetts, jusqu'au jour où...
Arrivée à ce point de son récit, Mrs Cranmer s'interrompit, regarda autour d'elle, puis se rapprocha d'Angélique. Sa voix se fit chuchotement.
– ...jusqu'au jour où Ruth Summers, devenue Ruth Newlin, épouse de l'honorable Brian Newlin...
La voix de Mrs Cranmer baissa plus encore tandis que ses yeux s'écarquillaient :
– ... aperçut Nômie Shiperhall dans l'étang...
Ayant énoncé cette phrase sybilline, Mrs Cranmer se redressa. Puis elle se tut, comme écrasée par la révélation.
– Que faisait Nômie Shiperhall dans l'étang ? demanda Angélique au bout d'un moment.
La dame pinça les lèvres et prit un air fuyant. Il y avait longtemps de cela et elle n'était plus très sûre, fit-elle d'un ton qui prouvait qu'elle se souvenait au contraire fort bien.
– En tout cas, continua-t-elle en hochant la tête, les parents de Nômie Shiperhall n'avaient pas mérité d'avoir une fille comme cela.
Mais elle fut interrompue par l'arrivée d'une servante et dut s'en tenir là.
Quand Mrs Cranmer reprit son récit – était-ce une heure après ou le lendemain ? – Angélique avait oublié la moitié de l'histoire et elle se demandait pourquoi Mrs Cranmer avait entrepris de la lui raconter. Tous ces noms anglais qui se mélangeaient dans sa tête...
Entre-temps, elle avait appris le prénom de ses propres enfants : Gloriandre pour la fille, Raimon-Roger pour le garçon. Pourquoi ces noms ? Qui les leur avait donnés ? Et maintenant qu'elle y songeait, les avait-on baptisés ? Ondoyés seulement ? Cette pensée du baptême qu'elle avait oublié, alors que son petit enfant était en danger de mort, la tourmenta. Fallait-il croire vraiment qu'elle était devenue irréligieuse ?
« Irréligieuse peut-être, mais non séparée de Dieu », se dit-elle aussitôt.
« Je t'ai retirée et mise au large », avait dit la voix, écho d'un psaume plein de tendresse et de sollicitude.
Mrs Cranmer paraissait impatiente de poursuivre son récit.
– ... Cela, on l'avait su dès sa naissance, que Nômie Shiperhall était une sorcière. Mais on le sut définitivement à la suite de l'histoire de la veuve Ruth Summers, épouse Newlin. Car celle-ci, l'ayant aperçue dans l'étang, descendit illico de sa carriole, la prit dans ses bras, l'embrassa sur la bouche, et l'emmena dans une cabane qu'elle avait gardée d'avant son mariage, au fond des bois. Et de ce jour, elles ne se quittèrent plus. Ce qui était bien la preuve que Nômie Shiperhall était une sorcière, mais aussi que Ruth Summers-Newlin, dont on avait tout à fait oublié qu'elle était née quakeresse, car elle était rigoureuse dans l'exercice des prières et n'avait eu, depuis longtemps, aucune relation avec ses anciens coreligionnaires, que Ruth la Convertie donc avait toujours été, sous ses dehors rigoristes, une convertie plus que suspecte. Car était-il normal que, possédant ferme, étables, granges et bergeries, sans parler des entrepôts et de la petite échoppe sur le port, elle conserve en secret, dans la forêt, une cabane où, comme on le sut plus tard, elle se rendait seule souvent, prétextant qu'elle allait vendre au marché ses charcuteries et ses fromages ? Or, que pouvait-elle bien y faire, dans cette cabane, sinon rencontrer le diable ?
Désormais, elles vécurent là, honnies de tous, ajoutant au scandale créé par leurs turpitudes, celui de recueillir une enfant de gitans, une fillette abandonnée sous un buisson de sumac par une tribu de Roms qu'un navire, par mégarde, avait laissée descendre à terre. Ces sauvages et obscurs individus se croyaient arrivés à Rio de Janeiro du Brésil et on avait dû les chasser vers le sud avec leurs singes, leurs haridelles et deux chariots bariolés, en espérant que de ville en village, les dix ou douze colonies anglaises se les repasseraient jusqu'à la Floride espagnole sans subir leurs maléfices.
Il n'y avait donc pas à s'étonner que M. de Peyrac, pour les amener de leur cabane jusqu'ici, se soit nanti d'une forte escorte. Il avait dû même faire garder la porte de la demeure des Cranmer par ses gardes, piques tendues, pour tenir à distance la foule qui s'était rassemblée en les apercevant et ne pouvait retenir un grondement à leur apparition tant elles paraissaient insolentes, avec leurs cheveux répandus sur les épaules. Elles auraient beau prétendre qu'elles n'avaient pas eu le temps de se coiffer...
– Mais... de qui parlez-vous donc enfin ? réclama Angélique.
– Mais, des infâmes créatures qui souillent ma demeure ! s'écria Mrs Cranmer, choquée de voir qu'Angélique, après une histoire aussi sombre et scandaleuse, ne montrait pas plus d'indignation. Ah ! Les voici !
Elle se retira avec crainte derrière les rideaux.
Les « infâmes créatures » pénétraient dans la pièce, rieuses, portant chacune un poupon, suivies de l'enfant des Roms, une fille de quinze ans, pieds nus et yeux de braise, couronnée de fleurs et chargée d'un panier de beaux fruits, poires, pommes et prunes, qu'elle posa sur la table, et d'une corbeille pleine de pétales qu'elle commença à semer sur le dallage afin de rafraîchir et de parfumer la chambre. L'aînée, tout en remettant les enfants au berceau, disait que, le soleil brillant aujourd'hui et le vent s'atténuant, elle avait descendu les bébés au jardin et leur avait fait faire leur première promenade sous le ciel de Dieu.
Angélique, d'un signe, pria Mrs Cranmer de se rapprocher et lui parla à mi-voix.
– Vous en avez trop dit. Précisez maintenant. Qui sont-elles ?
– Mais je viens de vous le dire !
– Vous divaguez. Ces femmes ne peuvent être les personnes dont vous m'avez parlé. Elles sont beaucoup trop jeunes !
L'Anglaise eut un sourire à la fois entendu et triomphant.
– Ah vous voyez ! Vous aussi !
– Comment, moi aussi ?
– Vous aussi vous pouvez constater les effets de leur magie.
Elle chuchota :
– On dit que... Satan leur a donné le secret de l'éternelle jeunesse !
Par la grâce du ciel, Mrs Cranmer fut appelée ailleurs et Angélique soupira de soulagement en la voyant disparaître. Elle était épuisée.
Lorsqu'elle rouvrit les yeux, les deux femmes aux sourires séraphiques se penchaient sur elle avec des linges blancs et un bassin d'eau chaude.
Son regard dut refléter un peu d'égarement.
– Ma sœur, rassure-toi, dit l'aînée en passant à plusieurs reprises sa main fine devant les yeux fixes d'Angélique comme pour la distraire d'un cauchemar.
– Comment vous nommez-vous ? demanda-t-elle.
– Nômie Shiperhall, répondit la cadette.
– Ruth Summers, fit l'autre.
Elles prononçaient Nômie et Ruth à la façon hébraïque.
Il fallait y croire !
« Elles ont le secret de la jeunesse éternelle », avait dit Mrs Cranmer.
Angélique en regardant le visage de « ses » anges se rassurait d'y découvrir, plutôt à l'expression du regard ou à un pli grave et mature des lèvres, la possibilité qu'elles aient pu vivre tant d'événements lointains et cacher, derrière les apparences d'une vingtaine printanière, trente ou trente-cinq ans d'âge.
Ruth surtout, la veuve Summers, la fermière vertueuse... Cette histoire ne tenait pas debout.
– Que faisait Nômie Shiperhall dans l'étang ? demanda Angélique.
Se préparant à la soulever pour lui retirer ses draps, elles s'interrompirent et échangèrent entre elles un demi-sourire.
– Ah ! Elle vous a raconté cela ! fit Ruth.
Elle mit son bras autour des épaules de son amie et elles se regardèrent en silence, les yeux pleins de lumière.
– Ce n'était pas sa faute, reprit-elle avec douceur. Elle est née comme ça. Elle voyait la couleur de l'âme des êtres autour de leur tête et pouvait guérir par imposition des mains. Elle effrayait par ses pouvoirs miraculeux. Et ce fut le malheur de sa vie, surtout lorsqu'elle devint très belle. Car les jeunes gens la courtisaient, mais n'osaient point se déclarer et la fuyaient, disant qu'elle portait malheur. Pourtant, elle n'était que beauté et bonté.
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