Elles se regardaient toujours. Puis, comme ayant de la peine à quitter les sphères du rêve, elles se mirent, avec diligence, à dispenser à Angélique leurs soins habituels, tout en parlant et lui racontant leur histoire.

Tout d'abord l'histoire de Ruth Summers.

Par les commotions morales qu'elle avait subies, en son enfance, par la persécution dont ses parents quakers étaient l'objet, l'histoire de Ruth, née Mac Mahl, veuve Summers, épouse Newlin, ressemblait étrangement à celle de Guillemette de Montsarrat, la seigneuresse de l'île d'Orléans, en Nouvelle-France, dont l'esprit demeurait marqué pour avoir assisté à l'âge de sept ans au supplice de sa mère, immolée comme sorcière sur un quelconque bûcher des marches de Lorraine.

Mais, si Guillemette avait traversé la vie avec cette plaie au cœur d'une injustice aussi inexplicable qu'intolérable – « Regarde petite sorcière ! Regarde ta mère qui brûle ! » – et une chaude haine pour les gens d’Église, et n'avait trouvé la paix qu'en s'éloignant, sinon des vivants, du moins de la société commune et moutonnière qui, docile et satisfaite de ses lois et de ses institutions, constitue ce qu'on appelle la société tout court des gens « comme les autres », elle, Ruth, qui avait dû être une longue fillette fort jolie, aux tresses blondes, s'était révoltée très tôt contre l'ostracisme dont était victime sa douce et tendre mère. Avec son visage plein de lumière qui souriait toujours, elle répondait aux insultes, aux horions et aux crachats par une inaltérable courtoisie, et l'enfant, arrivée en Amérique à douze ans, consciente d'être sur une terre où de vieilles servitudes de rang ou de situation n'avaient pas à se maintenir, ne comprenait pas ce qui déchaînait contre eux la haine de personnes qui étaient venues comme eux de la vieille Angleterre et qui, comme eux, travaillaient dur, s'enrichissaient de leur labeur, avaient foi en le même Dieu et vénéraient le même Christ... Ses parents, talentueux et industrieux, prospéraient rapidement partout où ils plantaient les premiers piquets de leurs maisons, mais à peine devenaient-ils aisés que les tracasseries commençaient et qu'on leur faisait grief de la moindre attitude, ne leur reprochant même pas d'avoir prêché, seulement d'avoir traversé le village.

Ruth enviait les petites puritaines qui, sûres de leurs droits, sur cette terre du Massachusetts, passaient en groupe devant sa maison, en lui faisant les cornes et en criant : « Tremble ! Tremble, diablesse ! » Elle aurait voulu se mêler à elles et, elle aussi, aller faire les cornes au « bouc émissaire » désigné : le catholique, le quaker, l'évangéliste ou le baptiste. Et pourtant, pouvait-on rêver atmosphère plus douce et plus sereine que celle qui régnait dans les familles de leur secte, sous le toit de chaume des maisons, au sein des petits villages ou hameaux, qu'il fallait souvent quitter à peine édifiés et qu'une foule hargneuse et sombre venait brûler derrière eux, comme s'ils y avaient laissé les miasmes de la peste ?

Cette exclusion était encore plus insupportable pour la jeune Ruth que les dangers de coercition qui la menaçaient.

Malheureusement pour elle, elle était absolument imperméable à l'illumination intérieure qui habitait la plupart de ses coreligionnaires et les aidait à supporter tant d'avanies. Son effort pour dissimuler à leurs yeux la sécheresse et la révolte de son esprit l'épuisait. En vérité, elle les trouvait stupides de se glorifier de ce sobriquet de quakers : les trembleurs, dont on les avait affublés, parce qu'un mystique cordonnier du Leicestershire, George Fox, s'était un jour levé de son escabeau et était parti proclamer par les chemins qu'il fallait trembler – to quake –devant Dieu et ne s'occuper que du Saint-Esprit.

Il n'avait pas tort, ce cordonnier, de prêcher un peu de bonté et de miséricorde dans une Angleterre ravagée où catholiques et réformés, puritains et anglicans se découpaient en morceaux depuis des décennies, au nom d'un dieu d'amour.

Mais Ruth aurait préféré que George Fox restât à coudre ses chaussures dans son échoppe d'artisan, car les adeptes de la Société des Amis se levèrent par milliers pour le suivre et cela n'eut d'autre résultat que de fournir de nouvelles victimes aux gibets et de nouveaux fuyards sur les routes de l'Océan.

À seize ans, Ruth, petite quakeresse itinérante de la côte Atlantique, épousa John Summers à peine plus âgé qu'elle, mais si grand et beau, lisse et pur comme un ange, adolescent vigoureux, jeune laboureur tenace, pieux, courageux et souriant. Il l'aimait, heureux, inconscient de la fougue et de l'amertume qui se développaient en elle. Riche d'une nouvelle force depuis, elle décida de résister aux brimades de leurs compatriotes, réclamant pour les quakers ce qu'ils étaient venus eux aussi chercher si loin : la liberté et le droit de prier à leur façon.

Ils se vengèrent alors sur le jeune époux et le condamnèrent au pilori, pour une peccadille, se gaussant qu'il « tremble » aussi devant sa femme et ne sache la faire taire. L'oublia-t-on volontairement au banc d'infamie, par une nuit de grand gel ? Il mourut.

Les clameurs de Ruth Summers causèrent grand scandale, mais là encore – y avait-il eu en elle quelque chose qui inspirait aux juges de la crainte et qu'ils n'osaient outrepasser ? – ils la punirent en arrêtant ses parents. Honteusement flagellée sur la place du marché, sa mère décéda quelques jours plus tard. La purulence s'étant mise dans les plaies de son dos, une fièvre ardente la ravagea.

Son père, lui, fut condamné à avoir une oreille tranchée, sanction coutumière, selon la loi, pour un premier délit. Au deuxième délit, c'était l'autre. L'exécution n'eut pas lieu. La veille, on vint avertir Ruth que son père, dans sa prison, s'était fendu le crâne en manquant une marche.

Il fallait partir. Une force soudaine et décisive habitait Ruth Summers.

Elle convainquit la plupart des membres de la Société des Amis de remonter vers le nord et brûla elle-même les demeures qu'ils laissaient derrière eux.

On sait qu'à Salem, elle se désolidarisa des siens, jusqu'au jour d'hiver et de frimas où... « elle aperçut Nômie Shiperhall ».

Et maintenant c'était l'histoire de Nômie.

– Lorsque je la vis pour la première fois, elle était plongée dans l'étang glacé jusqu'au cou, son pâle visage émergeant comme une grande fleur de nénuphar, raconta-t-elle. « Eux », près du bois, ils attendaient, en chantant des psaumes, que le diable sorte par sa bouche. Oui, sa bouche était entrouverte, car elle allait expirer. Pauvre petite chose... Qu'aurais-je pu faire d'autre que de sauter à bas de ma carriole et de courir l'arracher à son noir tombeau ? Déjà la glace se refermait comme un carcan autour de son cou et à peine l'avais-je tirée sur la rive que la seule chemise qui la vêtait gelait sur son corps et que la pointe de ses longs cheveux devenait cassante comme du verre. Je l'ai embrassée sur les lèvres, disait Ruth Summers, ses pauvres lèvres bleues et glacées. Je voulais tant lui communiquer mon souffle, la chaleur de ma vie !

Elle n'avait pas pris le temps de défaire le nœud, lui aussi durci de gel, de la grosse corde qui, attachée sous les aisselles de la jeune fille, rejoignait à la branche d'un arbre une poulie et permettait de la hisser de temps à autre hors de l'eau, afin de constater si le mal était bien encore là ou si on pouvait le considérer comme définitivement extirpé.

Courant à sa carriole pour y prendre un couteau, la jeune fermière s'était contentée de trancher la corde et, chargeant Nômie Shiperhall sur son dos, l'avait portée jusqu'à sa cabane.

– M'en a-t-on fait une affaire de cette cabane ! riait-elle en secouant la tête. Tout d'abord cette petite hutte n'était pas, comme on l'a répété, dans la forêt, mais en lisière de la forêt... Mon mari, averti du scandale par la rumeur, se présenta. Je lui interdis de franchir le seuil de ce refuge désormais sacré, désormais le mien. Il comprit et se retira. Alors, je traçai un cercle avec des pierres devant la maison que nul ne devrait jamais outrepasser. Cela les terrorisa tous, je ne sais pourquoi. Personne ne semble envisager que c'est un devoir pour chacun de savoir, selon le temps, les circonstances, se préserver ou se dégager d'insupportables contraintes.

« Je sentais que le service de Dieu me commandait désormais d'aimer Nômie Shiperhall, de la défendre des méchants, de l'aider à épanouir ses dons qui étaient de bienfaisance, le don de guérir et que la haine d'un certain bonheur dispensé aux humains pour les aider à vivre poussait les gens chagrins et fielleux à détruire avec elle, s'ils n'étaient parvenus à complètement les étouffer et détruire en elle.

« Or, elle possédait le pouvoir du bien grâce à ses mains guérisseuses. Ceux qui le savaient commencèrent à venir la voir en secret. Ils s'agenouillaient devant le cercle de pierres et nous suppliaient.

« J'ai fait alors bâtir une sorte de grange un peu plus loin et nous avons commencé de guérir ceux qu'on nous amenait.

Tout cela était raconté par bribes, entre deux soins rapides donnés à l'accouchée ou aux enfants. Angélique écoutait avec avidité, comme elle aurait dévoré une miche de pain après une marche épuisante, ou bu l'eau fraîche d'un puits, après le désert. Oui, c'était une sensation de nourriture que lui apportaient ces voix et ces paroles avec leur saveur corsée et pleine des ferments vivaces d'une véritable histoire. Deux vies : de vraies douleurs et de vraies joies, de vrais combats et de vrais défis !

Un souffle épique avait entraîné hors de l'ordinaire ces humbles créatures promises au capot blanc ou noir des quakeresses et à l'existence pathétique d'un couple maudit, reléguées là-bas, dans la petite maison, à la lisière de la forêt. Angélique les comprenait, les rejoignait, éprouvant de cette confrontation avec elles comme une assurance nouvelle.

Loin de l'épuiser en effet, ces récits la ranimaient. Sa convalescence évolua rapidement sous le coup de fouet tonifiant de l'échange, car elle venait de rencontrer en ces deux femmes des êtres qui parlaient son langage.

Affaiblie, et de ce fait uniquement préoccupée par l'instant présent, elle ne s'était jamais sentie aussi absorbée par les péripéties d'une histoire et impatiente d'en savoir la suite, que depuis le temps lointain où elle écoutait, toutes oreilles ouvertes, les récits de la nourrice Fantine, dans le vieux château de Monteloup.

C'est un des dons de l'enfance que d'aimer tout ce qui l'initie. Ce goût de l'initiation qui s'affadit par la suite, Angélique, en écoutant les deux « quakeresses magiciennes » de Salem, le retrouvait, vivace, au fond d'elle-même, dru, candide, avide.

Elle s'étonnait parfois de si bien comprendre leur anglais, pourtant rapide et bourré de mots compliqués ou d'expressions de terroir qu'elle ignorait. Langage châtié, au demeurant, car toutes deux avaient fait des études poussées et diversifiées, l'éducation des filles ayant toujours été considérée avec sérieux dans les sectes religieuses issues de la Réforme, le principe étant posé, dès les prémices, que la femme aussi bien que l'homme pouvait officier et prêcher la nouvelle foi, et tenir sa part dans l'exercice du culte.

Principe difficile sans cesse remis en question.

Saint Paul et ses Épîtres où transparaissait sa misogynie biblique – n'était-il pas avant sa conversion l'un des membres de la secte des pharisiens ? –avaient causé beaucoup de dégâts à ce sujet parmi les presbytériens et les congrégationalistes issus du calvinisme.

Aujourd'hui, l'un des actes d'accusation les plus graves qu'ils portaient contre les quakers, c'était précisément que les femmes y pouvaient accomplir l'office sacré de la transsubstantiation du pain et du vin.

Angélique avait donc affaire à deux femmes intelligentes et cultivées, pittoresques dans leurs propos, habiles et décidées dans leurs manières, charitables, gaies et indulgentes, quoique promptes à se bien défendre. Leur exaltation – ou ce qu'elle taxa en elles d'exaltation au début de leur rencontre – leur était une garde nécessaire.

Pour demeurer ce qu'elles étaient, objet de scandale mais sûres de leur bon droit à l'être, il leur fallait l'affirmer, ou tout au moins le rappeler à très haute voix en toute occasion, surtout quand les populations, un moment domptées, calmées et comme séduites par elles et leurs « miracles », piquaient une nouvelle crise et prétendaient les ramener, non pas dans les chemins de la vertu commune, car pour cela il était trop tard, mais dans les cloaques ténébreux de la sorcellerie et de la débauche, d'où on ne se devait de les tirer que pour les juger et pour les pendre.