La jeune femme, avec laquelle Séverine s'était tout de suite sentie en sympathie malgré son aspect étrange, lui avait affirmé qu'elle et sa sœur feraient de leur mieux pour l'aider dans cette lutte, mais la fatigue du combat marquait leurs traits. Auraient-elles assez de forces pour retenir la mourante au bord de la tombe ?
Séverine, hagarde et oubliée, était demeurée seule, berçant Honorine dans ses bras :
– J'ai prié, madame, guettant les bruits de la maison difficiles à percevoir et à interpréter parmi le fracas du tonnerre.
Enfin, surgissant de la nuit ruisselante, comme un triton d'une caverne sous-marine, le vieux medicine-man Shapleigh était apparu sur le seuil, et avait été conduit au chevet de Mme de Peyrac où il avait pu lui administrer le remède, le seul – une décoction d'écorces ou de racines – qui pût subjuguer l'inguérissable fièvre palustre de trop ancienne et sinistre réputation.
Angélique écoutait et reconstituait avec ses propres souvenirs les épisodes de son délire.
– « Ils » m'ouvriraient la cervelle pour savoir mon secret ! ricanait George Shapleigh. Mais qu'ils crèvent tous des fièvres... De remèdes, je n'en ai point pour eux.
Car il s'en était fallu de peu, cette fois, que le réprouvé des forêts américaines fût pendu. L'on avait molesté sa petite tribu, Maktara, l'Indienne Péquot avec laquelle il vivait depuis quarante ans, son Indien pisteur qui était donc son fils, et la femme de celui-ci, une Wapanoag.
Ce qui le fâchait le plus, c'était d'avoir manqué le rendez-vous convenu avec Mme de Peyrac.
Il s'était pourtant mis en route dans le temps convenable, quittant son repaire de la pointe Maquoit, aux environs de Sheepscott avec son épouse indienne, son fils, sa bru qui portait sur son dos, bien ficelée sur une planchette dans son cocon de lanières de couleur brodées de perles, une petite quarteronne d'Anglais de quelques mois.
Mais malgré ses ruses et ses détours, il avait été reconnu et appréhendé aux abords de Naumbeag, à l'emplacement des premières sécheries de morue de la compagnie de la baie du Massachusetts. Dans ces parages, on ne se contentait pas de lui en vouloir parce qu'il vivait dans les bois avec une femme indienne, ayant deux fois ratifié son pacte avec le diable. Son contentieux avec le Massachusetts était plus grave. Périodiquement, les héritiers de son ancien maître, un apothicaire de Salem, venaient réclamer, en l'indexant sur les fluctuations de la livre sterling, le prix de son passage de l'Océan, qu'il avait traversé, jeune apothicaire de dix-huit ans, et qu'il n'avait jamais remboursé.
– Mes secrets, je ne les donnerai qu'à vous, mi-lady. À vous et aux jeunes « druidesses ».
Ainsi désignait-il ses collègues en magie, Ruth et Nômie, qui, avec lui, avaient œuvré à retenir sur Terre, pour le bonheur des vivants, Angélique de Peyrac et les merveilleux jumeaux : Raimon-Roger et Gloriandre.
*****
– Mais pourquoi ces noms ? s'informait-elle enfin.
Autant qu'elle pût s'en souvenir, le choix d'un prénom pour le futur bébé n'avait pas encore été débattu entre eux. Sa naissance leur semblait alors si lointaine. Angélique soupçonnait Joffrey de souhaiter une fille et le prénom d’Éléonore avait été avancé. Mais pour le garçon, point.
Son mari lui donna quelques aperçus des délibérations qui avaient présidé à leurs prénominations, dans les premiers moments de leur venue au monde.
Gloria était le patronyme de la sage-femme irlandaise catholique qui l'avait assistée de son mieux, la pauvre femme, et qui, jugeant les deux enfants condamnés à une mort rapide, avait décidé de les baptiser illico. Les sachant papistes comme elle, elle baptisa la petite fille Gloria et pressa M. de Peyrac de prénommer le garçon à son idée.
– Alors, voyant comme un reflet doré briller sur la tête du pauvre petit, je me souvins de Raimon-Roger de Castillon, grand adversaire des Barbares du Nord durant l'extermination des Albigeois. Homme de victoires, surnommé « le comte roux » par la légende, il me parut bon d'appeler la protection d'un vigoureux héros de ma province sur cette frêle créature, et je prononçai le nom de Raimon-Roger.
Quant à Gloriandre, c'était aussi une transformation occitane, qu'il avait ajoutée au prénom de Gloria, et il lui raconterait un jour, quand elle serait moins impressionnable, l'histoire qui s'y rattachait.
La sage-femme irlandaise, Gloria Hillery, mariée à New York, avait surtout pratiqué sa profession parmi des Hollandais, dont elle avait adopté les coutumes qui environnent la naissance, qui sont nombreuses et attendrissantes chez ce peuple aimant les enfants jusqu'à les gâter et les rendre insupportables. Si l'on n'avait pu boire le « chaudeau » d'usage, brassé avec un long bâton de cannelle enrubanné, elle avait cependant envoyé ses filles dans toutes les directions annoncer la naissance aux voisins, à la parenté et, faute de celle-ci, les braves petites Irlandaises-Hollandaises avaient couru au port avertir les équipages des navires français.
Puis, leur mère les avait mises à broder les écriteaux qui devaient être suspendus à la porte de la maison, formés d'une planchette recouverte de soie rouge encadrée de dentelles. Pour la fille, le centre de la planchette était dissimulé par un rectangle de satin blanc. Puis, voyant la mort s'avancer, imminente, les mains agiles se hâtèrent de composer des écriteaux de soie noire qui allaient remplacer les autres et, l'orage éclatant, un écriteau de toile plus simple qui affronterait la pluie afin de préserver ceux de soie et de satin.
Maintenant que tout danger était écarté et que le soleil était revenu, les filles de la sage-femme piquaient l'aiguille pour des robes somptueuses, destinées à un plus grand baptême ou à quelque cérémonie où les jumeaux devraient faire leur apparition publique.
Ainsi, Angélique apprenait qui étaient ces jouvencelles brodeuses, penchées à longueur de journée sur des étoffes, et cousant dans la lumière de la fenêtre, sauf lorsque Ruth et Nômie les chassaient à grands gestes comme une volée de poules et mettaient tout le monde sur le palier.
Car la chambre n'avait cessé d'être le théâtre de mille intenses brins d'existence vécus par tous ceux et celles qui y avaient accès. Moments d'enthousiasme, d'émotion, de lyrisme, d'effroi sacré, de quiète et chaleureuse promiscuité, qui ne semblaient pouvoir s'éprouver que là et lançaient vers le seuil de la maison de Mrs Cranmer la moitié de la ville et un nombre incalculable de délégations d'équipages, venant des navires à l'ancre dans le port. Il avait fallu recevoir par exemple les matelots de L'arc-en-ciel, du Mont-Désert et du Rochelais dont certains avaient formé l'escorte du comte de Peyrac lorsque celui-ci était parti vers la maison des quakeresses chercher du secours pour son fils mourant, tous, fiers et rudes matelots, bouleversés par une si étrange odyssée et qui souhaitaient contempler et admirer de visu le « ressuscité » de cette nuit-là : Raimon-Roger de Peyrac de Morrens d'Irristru. Il y avait aussi ceux que leur nécessité attachait à ces lieux et, pour commencer, les deux nourrices indispensables, la bru de Shapleigh pour Gloriandre, l'Acadienne Yolande pour Raimon-Roger, toutes deux flanquées l'une de son Indien d'époux, l'autre de sa robuste pouponne Mélanie, puis les domestiques de la maison, requis pour d'incessants services, Agar tressant ou répandant ses fleurs, la petite Honorine qu'on ne pouvait éloigner, Séverine son ange gardien, Mrs Cranmer, bien entendu... À toutes ces visites s'ajoutaient les allées et venues des familiers qui estimaient, eux aussi, avoir un droit de présence indiscuté soit par l'ancienneté de leur amitié, soit par l'importance de l'emploi qu'ils étaient accoutumés à tenir auprès de Mme de Peyrac et qu'ils étaient décidés à remplir coûte que coûte malgré les événements. Et l'on voyait Kouassi-Bâ, l'aigrette de son turban de cérémonie frôlant les poutres du plafond, apparaître au pied du lit avec son matériel pour le café et ses petites tasses de faïence dans leurs supports de bois, filigranées d'argent. Il était assisté de Timothy et d'un autre enfant noir aux yeux farouches, marqués de tatouages bleus jusqu'au front, qu'ils avaient achetés sur un marché de Rhode Island. On voyait aussi dans un coin Élie Kempton, occupé à vendre des noix de muscade à la sage-femme irlandaise en lui affirmant que ce n'étaient pas des billes de bois camouflées comme s'autorisaient parfois à en vendre ses collègues colporteurs du Connecticut, et Adhémar qui surgissait, triomphant, après avoir traversé la ville dans son uniforme de soldat français, pour rapporter de l'auberge de L'ancre bleue un plat de tripes à la mode de Caen de sa confection, et puis Shapleigh, avec son tromblon, ses livres, et d'autres encore...
Séverine, très active, houspillait les servantes en cotte bleue trop lambines, apportait les oreillers enveloppés de linge frais, les draps et leurs rabats de dentelle, afin qu'Angélique fût comme une souveraine recevant ses sujets. En bonne Rochelaise huguenote, Séverine aimait le beau linge et pillait sans ménagement les armoires de Mrs Cranmer. Celle-ci était au-delà des protestations et Angélique, pour panser des blessures secrètes qui devaient s'envenimer chaque jour chez son hôtesse, lui parlait, la remerciait mille fois.
Elle avait vu celle-ci sangloter dans son mouchoir alors que l'on annonçait sa mort et ce souvenir la rendait indulgente envers la pauvre dame.
Tous l'aimaient, tous, elle était heureuse de les voir, mais, les premiers jours surtout, bien que s'évertuant avec grâce à ne décevoir personne, elle était reconnaissante à ses deux « anges » de leur ménager, à elle et à son mari, des instants de répit.
Angélique ne se lassait pas de contempler les menus visages, si ravissants que l'on ne pouvait que s'extasier.
« Qui êtes-vous, petits princes ? »
Ils allaient donner un autre cours à sa vie. Il était évident, rien qu'à regarder leurs petites faces hautaines, que le monde et l'histoire parleraient d'eux et ne la mentionneraient, elle, Angélique, qu'à titre de mère des étonnants jumeaux de Peyrac.
Mais n'était-ce pas déjà leur prêter bien des intentions ? Cet air de hauteur qu'affectent les nourrissons ne leur vient-il pas, tout d'abord, de la difficulté qu'ils ont à tenir droites leurs petites têtes branlantes ?
Elle riait :
« Mes trésors ! »
Le petit garçon, au crâne rond à peine parsemé d'un duvet pâle, lui était plus proche, car elle l'avait tenu mourant et cru périr de douleur de cet arrachement.
Elle eut un élan vers Joffrey assis près d'elle.
– C'est une chose terrible que d'être mère, murmura-t-elle, tandis que ses grands yeux clairs s'effaraient. Pardonnez-moi, mon cher seigneur : je crois que je vous ai oublié en ces heures épouvantables, lorsqu'il mourait entre mes mains.
– Et je me demande si ce n'est pas encore plus terrible d'être père, rétorqua-t-il d'un ton léger qui visait à atténuer dans son souvenir le choc ressenti. Car, en ces heures, l'oubli vous a été donné, non à moi. Il y a des tortures qui anéantissent tout souvenir, tout raisonnement. Vous en étiez la proie. J'éprouvais la rançon de mon corps intact, de ma force impuissante devant vos faiblesses menacées.
« Certes, pour moi aussi le monde était devenu désert et ténébreux, plus intenable et dangereux que je ne l'ai connu en aucune tempête ou sanglante bataille. Mais je ne pouvais oublier que vous y demeuriez car c'était cela seul qui comptait. Votre vie à sauver, celle de ces deux petits êtres qui entraînaient la vôtre, et aussi celle d'Honorine car elle ne vous survivrait pas. Une défaite que je n'avais pas le droit d'accepter, ni même d'envisager. J'étais responsable de votre salut et... désarmé.
– Il est venu nous chercher, avaient dit Ruth et Nômie.
– Qui ?
– L'Homme Noir ! Le pirate français de Gouldsboro.
Et elles pouffaient.
– Ce n'est que plaisanterie !... Ni pirate ni Homme Noir ! Nous l'aimons.
Maintenant qu'elle connaissait leur histoire, elle pouvait imaginer Joffrey de Peyrac se hâtant vers la cabane maudite à la lisière des bois, suivi de sa petite troupe sous la voûte murmurante, dans le crépuscule des grands ormes de Salem, s'arrêtant devant le cercle de pierres.
Il avait mis un genou à terre, lui qui avait refusé de s'agenouiller devant le roi, et il avait crié en tendant les bras vers la maison des sorcières :
– Venez ! Venez ! Je vous en conjure, mes sœurs bien-aimées ! Venez sauver mon fils qui se meurt !
Angélique souriait en regardant Raimon-Roger. Cette petite chose à peine achevée, qui alors n'avait même pas de nom, c'était déjà pour lui : mon fils qui se meurt !
"La route de l’espoir 1" отзывы
Отзывы читателей о книге "La route de l’espoir 1". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "La route de l’espoir 1" друзьям в соцсетях.