– Non ! Je ne veux rien savoir. Je veux rêver, je veux rêver que je n'ai plus d'ennemis. Il sera toujours temps pour moi, quand l'épreuve arrivera, de faire face.
– Tu es un Sagittaire, admit-elle, comme si cela expliquait la rébellion de son Héroïne.
Celle-ci refusait l'image trop nette d'un avenir dont elle ne se souciait pas vraiment, et qu'elle préférait découvrir au hasard des jours. Car Sagittaire, c'est-à-dire profondément ancrée dans le présent, et aussi, par ce signe qui dresse vers le ciel une flèche impatiente, vivement imaginative, la projection d'un futur qu'elle ne pouvait aborder en pleine conscience la démoralisait.
Aujourd'hui, elle en était à rêver de connaître enfin des jours stables et riches de bonheur quotidien entre les murs de Wapassou. Assez de fuites et de déroutes... Ruth la vit perturbée et posa avec bonté sa main sur son poignet.
– Ne te tourmente pas, ma sœur. Ce troisième septennaire nous donne seulement le sens de ton destin, et je n'y vois aucune infortune calamiteuse. Au contraire, tu restes, et tu resteras victorieuse, je peux te l'affirmer.
Elle ne niait pas l'influence démoniaque très forte, mais en ce jour où les cartes étaient tirées pour la première fois, cette influence se trouvait maîtrisée. Et, quoi qu'il arrive, la victoire lui demeurait, superbe, sereine et décisive.
– Peut-être. Mais je ne veux plus entendre parler de ce chariot.
Un léger ronflement ponctuant leur discussion leur rappela la présence de Mrs Cranmer.
– Réveille-la, Nômie.
– Non. Tandis qu'elle dort, la maison est en paix.
Elles contemplèrent leur hôtesse qui continuait de dormir comme un bébé, avec de temps à autre de discrets ronflements trahissant la profondeur de son sommeil.
– Cela la repose, fit Ruth Summers en hospitalière sagace. Cette femme n'est pas mauvaise, mais pleine de contradictions. Elle est hantée par tant de craintes sans fondement et sans issue, qu'elle finit par en être ligotée à ne plus pouvoir respirer. La folie accable les habitants de cette maison à part quelques petites servantes étourdies, tant mieux pour elles, et aussi...
Elle parut réfléchir.
– ... Le vieux monsieur peut-être ? Car lés hommes vont autrement que les femmes lorsqu'ils inclinent vers la vieillesse. Alors que, sous l'aiguillon d'une liberté plus grande due à la perte de leurs attraits et qui éveille en elles un désir de revanche sur une existence de servitude et de soumission, les femmes deviennent souvent autoritaires, cassantes, voire acariâtres et méchantes, les hommes, au contraire, pour avoir déposé armes et cuirasse, et ne sentant plus peser sur eux la dure responsabilité des combats, la défense de la vie des créatures plus faibles, s'accordent de sacrifier à l'indulgence et à la sagesse, à la bénignité d'une vie plus aimable dont ils n'ont pu, auparavant, goûter ni se permettre la douceur. On les voit rejoindre dans l'indulgence et la méditation des adages ce qui fut toujours le meilleur d'eux-mêmes... Ainsi en est-il, je crois, du patriarche de ces lieux qui fut pourtant un dur législateur, plus dur que Wintrop, le fondateur, qu'il chassa de la ville, dit-on.
Comme elle parlait, celui dont il était question parut sur le seuil, sa haute et digne silhouette demeurée fort droite occupant presque tout le chambranle de la porte. Arrêté sur le seuil et immobile, il ressemblait à un portrait en pied d'aïeul dans son cadre. Ses prunelles pâles examinaient les personnes présentes avec la même expression distante, énigmatique et bienveillante qu'un bon peintre eût su donner à son modèle afin qu'il la puisse garder, sans encombre, des siècles durant pour l'édification de ses descendants : un brin souriant, un brin sévère.
Parce qu'elles étaient quatre femmes – Angélique, nimbée de sa chevelure claire, hiératique dans le grand fauteuil, Ruth devant ses tarots encore étalés avec Nômie à son côté posant la tête sur son épaule, et Agar à ses pieds, tressant des fleurs –, cinq si l'on comptait Honorine dont la chevelure rousse brillait dans un recoin et même six pour peu qu'on admît aussi comme représentante de l'éternel principe féminin Gloriandre au nom plus long qu'elle, le vénérable Samuel Wexter, lui l'homme, fut dans le même instant le point de mire d'un seul et même regard énigmatique, en alerte, et celui de la pouponne ne lui parut pas le moins insondable.
Tous ces regards de femmes tournés vers lui, l'homme-maître, l'homme-gardien, l'homme-juge...
« Et si peu de chose », songea-t-il, sentant combien il était chétif au centre d'une telle force convergente.
Son sourire s'accentua.
Il alla au berceau, contempla Raimon-Roger de Peyrac, seul représentant avec lui dans cette pièce du principe masculin, et qui dormait, minuscule, inconscient de ce redoutable privilège, et cita :
L'homme né d'une femme,
Court en jours,
Rassasié d'agitation,
Il perce comme une fleur
Puis se fane,
Et fuit comme l'ombre sans s'arrêter,
Voilà sur quoi tu m'ouvres les yeux
Et c'est moi que tu convoques au tribunal ?
– Premier cycle du discours du Livre de Job, chapitre XIV, approuvèrent Ruth et Nômie d'une seule voix, tout en rassemblant les cartes bariolées et en les remettant dans le sac.
Angélique était impressionnée d'avoir entendu le vieillard reprendre les paroles qui avaient hanté son esprit au moment où le bébé agonisait.
Elle pria le patriarche de l'excuser de le recevoir en déshabillé, dans sa « ruelle », comme l'on disait à Paris.
Nômie déplaça un fauteuil et le lui avança. Il s'y assit, parut à peine surpris de découvrir dans un autre fauteuil sa fille, Mrs Cranmer, qui dormait. Son grand âge l'autorisait à pénétrer dans l'intimité d'un gynécée, et son éloignement des affaires et de la prédication le dispensait de devoir porter un jugement sur les petites originalités qu'il y rencontrait, car l'on sait que les femmes ont leurs façons à elles de gouverner leurs loisirs et d'ordonner l'intimité de leur retraite.
Il parla de la bonté du Christ Jésus qui leur avait obtenu grâce et bonheur au cours de ces jours derniers.
Angélique ne s'habituait pas à entendre ces personnages, barbus, sévères, intolérants, grognons pour la plupart et pénibles à vivre, s'approprier comme celle d'un ami personnel la personne de Jésus-Christ que les Évangiles présentent plutôt comme un jeune homme affable, plein d'indulgence pour les péchés du monde, de douceur et de tendresse à l'égard des femmes et des enfants. Il y avait beaucoup à parier que ce Maître, ce Seigneur, dont ils se réclamaient, commentant chacune de ses paroles comme s'ils en avaient discuté des heures avec lui dans le temple de Jérusalem ou dans les chambres du colloque ou de la meeting house, avec la plus franche amitié, il y avait gros à parier donc que, de son vivant, ils ne l'auraient pas souffert ni toléré tel qu'il était, et qu'il se serait retrouvé au pilori plus souvent qu'à son tour, en attendant la corde du gibet. Elle s'enhardit à le lui dire.
Samuel Wexter se permit de sourire et ne nia pas. Il dit qu'en fait, la personne de Jésus-Christ ne l'intéressait guère dans son enveloppe incarnée, laquelle, sans doute avec intention, avait été taillée dans une étoffe assez commune, assez falote pour être mise en doute historiquement, tant les traces du Fils de l'Homme étaient floues et peu nombreuses, personnalité humaine assez neutre après tout, esquissée comme un modèle courant pour ne pas se faire remarquer et pour plaire à toutes sortes de gens, et en effet, suprême habileté, aussi aux femmes et aux enfants.
Ce devant quoi il s'inclinait avec adoration, c'était ce phénomène de l'incarnation, prodigieux mystère qui avait mis à la portée des hommes la pensée même du Dieu tout-puissant.
Que l'enveloppe choisie, répéta-t-il, fût de peu de relief, cela ne le tourmentait point. La fascination exercée et le poids des actes accomplis par ce Jésus, fils de charpentier, n'en prouvaient que plus l'intervention divine à travers un être ordinaire.
– Mais, justement, rétorqua Angélique, est-ce que ce désir de plaire aux femmes et aux enfants ne démontrerait pas que Dieu, dans son incarnation, décidait de centrer ses nouvelles révélations sur l'affectivité, c'est-à-dire sur l'amour ?
– Ne confondons pas affectivité et amour, protesta le révérend Wexter.
– Pourquoi pas ? protesta-t-elle. Quelle est la différence, sinon que l'affectivité n'est qu'une infime parcelle, une toute petite racine de ce sentiment transcendant que représente l'amour dans son essence et qui anime tout, puisqu'on prétend que Dieu est amour ? Et pour ma part, ajouta-t-elle comme il se taisait, je pense que ce Jésus qui ne fut ni si faible ni si falot que vous voulez le dire, mais un homme plein de séduction et de charme, a choisi pertinemment ce personnage non seulement pour rappeler que Dieu est amour, mais aussi pour rappeler qu'il est aimable et pour rendre accessible ce mystère du sentiment d'amour dont les hommes de ce temps avaient si peu notion. Et aujourd'hui, Votre Honneur, croyez-vous que le commandement nouveau est si bien accepté ? Un sentiment et non plus seulement une loi ?
Le révérend Samuel Wexter rapprocha ses blancs sourcils touffus et la considéra pensivement.
– Je déplore que vous soyez une femme, murmura-t-il, et je me félicite que vous soyez papiste.
– Pourquoi donc ?
– Parce que je n'ai pas à me préoccuper de vous voir engagée dans la faiblesse de votre esprit féminin sur des voies telles que les prêtres, même de votre religion, si plongés qu'ils soient dans l'obscurantisme, ne manqueraient pas de juger dangereuses et inadéquates pour une personne de votre sexe.
Elle approuva.
– En cela, sir, vous avez raison. Lorsqu'il s'agit de décider de la faiblesse de l'esprit féminin par rapport à l'esprit masculin, tous les ministres de tous les cultes et sectes tombent d'accord, et c'est même là un point de rapprochement qu'il serait bon de souligner dans les colloques ou conciles que les princes des Églises, occupés à l'entente entre les chrétiens, suscitent parfois, sans obtenir grands résultats. Mais encore, pourquoi déplorez-vous que je sois femme ?
– Homme, vous auriez pu offrir, après études universitaires et doctrinales s'entend, en des collèges où seuls les hommes sont admis, un interlocuteur des plus valables en discussions théologiques.
– Nous voici revenus au point de départ de notre discussion. Pourquoi les hommes se sont-ils adjugé le monopole des choses de Dieu ? La faiblesse physique de la femme, qui, dans les temps primitifs, a départagé le pouvoir entre les deux sexes, ne devrait pas être prise en considération lorsqu'il s'agit des affaires de l'esprit... Après tout, Adam et Ève, nus et animés du souffle de Dieu dans le jardin de l’Éden, étaient à égalité.
– Adam a été créé le premier, s'écria le révérend Wexter en levant un doigt vers le ciel.
– Devons-nous donner le pouvoir aux fleurs et aux oiseaux parce qu'ils ont été créés avant nous, les êtres humains ?
Le patriarche resta muet, apparemment sans réplique immédiate. Puis, après un long moment de silence, il sourit dans sa grande barbe.
– Je pourrais vous répliquer qu’Ève a été formée de la côte d'Adam, ce qui pourrait impliquer une certaine dépendance de la femme, mais vous décideriez que le Créateur a voulu la former d'un matériau moins vulgaire que l'argile.
– En effet, c'est une bonne idée !
– Et aussi, me désignant ces deux magnifiques nouveau-nés issus de votre chair et de la semence de votre époux, vous m'affirmeriez, ce qui est juste, que cela ne vous les rend point inférieurs quant à leur valeur d'êtres humains, le destin de tout être humain étant unique et dépendant de lui seul et de la volonté de Dieu sur lui et non pas du fait qu'il est issu d'une autre créature...
– Vous m'évitez la fatigue de chercher des arguments.
– Que vous auriez trouvés sûrement. Mais... en effet, je veux vous épargner de la fatigue car, après tout, je lis aux cernes de vos yeux que vous n'êtes qu'une faible femme, ajouta-t-il avec malice, mais gentillesse, et vous n'avez que trop devisé et disputé pour une personne que nous avons failli porter en terre il n'y a guère de temps. Reposez-vous.
Se redressant, il éleva, comme pour une bénédiction, sa main blanche, longue et diaphane, hors de la manche ourlée de fourrure de petit-gris de sa houppelande qu'il portait même par les jours de chaleur.
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