– Je désire seulement vous dire, milady, combien je considère ma demeure honorée par votre présence et les grands événements qui s'y sont déroulés. Vous apportez avec vous la grâce et ce foisonnement d'idées et d'images qui font le charme du Vieux Monde. Lorsque j'étais enfant à Leyde, en Hollande, j'aimais sentir la profusion du passé à chaque tournant de rue. Ici, nous manquons de racines. Nous sommes comme un pieu fiché en terre. Je voulais aussi vous informer de ce que je vais dire à M. de Peyrac. Si le difficile équilibre que vous maintenez dans la baie Française et qui permet aux peuples de ces rivages d'œuvrer pour la paix était rompu, et si ces enragés de Français, vos amis et compatriotes, dont M. de Peyrac retient le bras, s'avisaient à nouveau de jalouser son influence, sachez que le gouverneur du Massachusetts et les membres du consistoire de Salem en particulier vous accueilleraient toujours, vous et les vôtres, de grand cœur. Vos premiers fils ont été élevés à notre collège de Harvard. Notre charte nous laisse autonomes dans le choix de nos amitiés et de nos alliances. Ni le roi de France ni le roi d'Angleterre ne peuvent nous dicter notre conduite en ce domaine et nous nous considérons comme un État libre sous l'œil de Dieu.
Déjà, à plusieurs reprises, les petites servantes étaient venues pointer leurs museaux à la porte, n'osant interrompre le redoutable vieillard. C'était l'heure de son souper.
Angélique le remercia, lui affirma que c'était réconfortant pour elle de savoir qu'ils avaient d'indéfectibles amis parmi les États de Nouvelle-Angleterre, malgré leurs titres de Français et de catholiques, ce qui prouvait bien que l'entente des peuples pouvait se réaliser pour les hommes de bonne volonté. Il se retira.
– Ne vous laissez pas tenter par Boston, recommanda-t-il encore.
Lorsqu'il fut sorti, Ruth et Nômie aidèrent Angélique à regagner son lit. Elle était fatiguée et elles l'installèrent confortablement sur ses oreillers. Elle ferma les yeux aussitôt.
L'entretien avec le patriarche lui avait fait oublier le chariot et son fou à la ceinture dorée et elle ne retrouvait pas l'émotion irritée qui s'était emparée d'elle lorsque Ruth en avait parlé.
Par contre, elle se souvenait de l'assurance qu'elle avait donnée de la disposition encourageante du troisième septennaire où les forces nocives étaient « maîtrisées », et où sa victoire « superbe, sereine et décisive » ne se contestait point.
Cela rejoignait le sentiment de paix profonde qui la comblait depuis la naissance des enfants et leur salut. Quelque chose était arrivé qui lui avait donné la victoire. Ruth, traversée de courants de voyance et de divination, s'était approchée si près de la vérité qu'Angélique en était effrayée.
Parlant, de la papesse, de l'homme brillant, Ruth avait dit :
– Ils veulent votre perte !
Et c'était bien vrai ! Même si ce n'était désormais qu'un état de fait du passé.
La papesse, l'homme brillant avaient en effet pesé lourdement sur la nouvelle existence qu'Angélique et Joffrey de Peyrac entreprenaient au Nouveau Monde, après avoir tant lutté pour se rejoindre.
Les influences nocives, les sournois complots s'étaient entrelacés comme des lianes vénéneuses à la trame de leur vie, d'autre part si précaire. Ce qui prouvait bien que les combats de l'âme se jouent et se poursuivent partout et en tout lieu et prennent parfois le pas sur les défis déjà presque insurmontables que pose la survie dans une contrée sauvage, peuplée de races différentes.
Nômie avait murmuré :
« Il est dans la tombe... »
L'exil de leur ennemi, Sébastien d'Orgeval, et le silence qui s'était fait autour de lui pouvaient être considérés comme une tombe morale qui l'empêchait d'agir et de se manifester. Jadis adulé, il joua de sa légende, de ses attraits, pour asseoir son pouvoir sur les êtres faibles : sa célébrité, sa beauté, ses succès mondains, sa bannière de guerre brodée, la pitié qu'inspiraient ses doigts mutilés par les tortures, ses yeux bleus à l'éclat insoutenable comme celui du saphir...
Il avait des espions à son service qui portaient ses lettres jusqu'au roi, des serviteurs fanatisés. Aujourd'hui, tout était changé. Les passions s'étaient atténuées. Son nom tombait dans l'oubli.
La tension mauvaise accumulée s'était éloignée comme ces nuages d'orage très noirs et retirés à l'horizon. Ils y demeureraient, peut-être en attente, mais « maîtrisés » selon le terme, et elle sentait sur elle, sur les siens, sur tous ceux qu'elle aimait, la protection du ciel.
Certitude enivrante. La grande aile blanche se déployait au-dessus d'eux comme le voile d'une tente en plein désert.
Et, sans savoir à quel point son pressentiment se trouverait bientôt confirmé, Angélique se disait que quelque chose était arrivé qui avait dilué le péril. Et cela avait dû se passer avant ou au moment de la naissance des jumeaux, et c'est pourquoi leur destin avait été marqué d'une telle menace.
Mrs Cranmer ouvrit un œil égaré. Sans données précises, elle se sentait victime d'une malice et, tournée vers la fenêtre, elle considéra avec suspicion les lueurs accentuées du couchant. Puis elle soupira.
Dans quelques jours, cette compagnie bruyante qui avait mis plusieurs fois sa maîtrise intérieure en échec, jusqu'à lui faire perdre sa dignité et verser des larmes, s'embarquerait et, l'hiver venant, on se retrouverait entre croyants. Prières et vertueuses tâches recommenceraient à scander les heures du jour. Le souvenir de ses épreuves de l'été s'estomperait.
Elle ne savait pas, pauvre lady Cranmer, qui se faisait appeler mistress et non milady par humilité, qu'avant de retrouver la paix de sa conscience et de sa maison, il lui faudrait subir une dernière épreuve bien plus pénible et plus inconcevable que toutes les autres.
Deuxième partie
Une robe noire en Nouvelle-Angleterre
Chapitre 9
La rumeur s'amplifiait. Ce n'était ni celle de l'orage ni celle de la mer. Le ciel dans l'encadrement de la fenêtre ouverte demeurait serein. La marée était étale, et il fallut que le sourd grondement qui roulait au loin et se rapprochait éclatât soudain, dans un rugissement plus proche, pour que les nuées d'oiseaux de mer qui couvraient la plaine d'algues en picorant, s'envolassent dans un grand claquement d'ailes et des piaillements déchirants.
Ces cris firent écho aux braillements et invectives qui jaillissaient et se confondaient tour à tour, formant cette rumeur confuse qu'Angélique entendait. Une foule acharnée tournait le coin de la rue. Les hurlements aigus et prolongés des femmes étaient-ils ceux de la douleur ou de l'hystérie ? Les clameurs réitérées des hommes, celles de la colère ou de la peur ?
Ruth et Nômie se précipitèrent à la fenêtre.
– Oh ! God ! s'écria Ruth en reculant, la main sur la bouche comme si elle voulait contenir d'autres exclamations plus effrayées encore. Je rêve ! Je crois avoir aperçu l'un de ces terribles prêtres papistes que vous appelez jésuites, madame ! Mais ici..., à Salem !
Angélique n'y put tenir. C'était la première fois qu'elle faisait l'effort de se lever seule, mais l'élan de la curiosité la soutint et elle rejoignit Ruth et Nômie à l'une des fenêtres, tandis que Séverine, la Tsigane et Honorine se précipitaient vers l'autre.
La foule compacte et agitée parvenait devant leur maison. Du moutonnement des chapeaux noirs en pain de sucre, des bonnets de laine des marins et des manœuvriers, des coiffes blanches des femmes, émergeait, au centre, ballotté comme bouchon sur les flots, et oscillant sous les poussées diverses et contraires qui le pressaient de toutes parts, un groupe composé de personnages pour le moins insolites, car elle distingua en premier lieu un de ces hauts panaches hérissés en gerbe d'éventail et maintenus par des baumes de résine d'une chevelure iroquoise. Panache planté de plumes qui flottait au-dessus des têtes et même des chapeaux et qui ne pouvait appartenir qu'à un gigantesque sauvage. La pointe de sa sagaie, qui émergeait, miroitait par à-coups ainsi que les têtes de hallebarde de trois ou quatre miliciens du conseil qui formaient ou s'efforçaient de former un cercle autour des personnes à protéger et d'écarter les plus enragés. Un homme d'une puissante stature, vêtu d'une casaque en buffletin, sans manches, son feutre à plumes de travers, jouait des poings, tonitruant pour s'ouvrir le passage.
Puis elle vit le jésuite. Un mouvement de la foule le lui découvrit au centre des soldats comme le groupe parvenait à quelques pas de la porte d'entrée. C'était bien un jésuite dans toute la vérité de sa robe noire et de sa barbe, également noire, de son crucifix sur la poitrine et des revers blancs de son col espagnol. Compte tenu du fait que ladite soutane noire était fort en loques, le visage fort émacié et la barbe en pointe hirsute et poussiéreuse, son regard impérieux et brûlant eût suffi à le dénoncer. Dans ce regard se révélait tout le pouvoir magique – et pour certains, démoniaque – que les membres de cet ordre religieux qui ose ne relever que du nom de Jésus, et s'avouer au service total des papes de Rome, sont réputés obtenir, par l'exercice de pratiques occultes, afin de capter sans recours les âmes ignorantes ou trop faibles pour leur résister.
Aussi, sous le regard brillant et perçant que le jésuite, soudain apparu au cœur de Salem, dardait sur la foule hallucinée qui le houspillait, la plupart de ses agresseurs commençaient à se sentir « aspirés » comme dans un gouffre vertigineux et suspendaient leurs gestes de violence, tandis que d'autres moins influençables ou plus primitifs jouaient des coudes et réclamaient le passage pour l'atteindre et le frapper.
Les soldats eux-mêmes que le major, à l'entrée de la ville, avait dû lui donner comme escorte afin qu'il fût conduit sous protection vers la maison de Mrs Cranmer, se laissaient impressionner par la réaction de folie collective, jusqu'à demeurer comme paralysés, les armes à la main, ne sachant à quoi se décider, tandis que, devant leur attitude timorée, d'énormes gaillards, des débardeurs venus du port, s'envoyaient des signes, décidés à prendre l'offensive.
Aux côtés de l'ecclésiastique, un adolescent blond, son « donné » canadien, sans doute, se jeta devant lui pour le défendre, et les agresseurs qui continuaient à ne pas oser toucher le jésuite, pouvant se défouler sur le jeune Français ennemi, l'accablèrent d'une grêle de coups – coups de poing de la part des hommes, coups de griffes des femmes – au point qu'il vacilla et que la tête blonde disparut, engloutie sous les bras, comme de noires ailes de corbeaux furieux.
– Ils vont se faire lyncher ! cria Angélique. Vite ! Qu'on ouvre la porte en bas et qu'on les fasse entrer.
À cette voix, le jésuite, toujours impassible dans la bousculade, leva les yeux vers les fenêtres où se penchaient des femmes.
– Vite, ouvrez cette porte ! Séverine, sors par l'arrière, et cours ameuter nos gens. N'y a-t-il donc pas un valet pour ouvrir cette porte ?
Et comme personne ne bougeait dans la chambre, ni dans la maison, les habitants paraissant transformés en statues de sel, elle descendit elle-même, se cramponnant à la rampe. Elle n'aurait pas eu la force de faire plus, mais elle sut secouer l'inertie des domestiques qui se tenaient dans le vestibule, figés devant la porte qu'on martelait du dehors de coups de poing pressants, et ils tirèrent verrous et loquets.
L'homme en casaque de cuir se rua à l'intérieur, jurant d'abondance dans une langue abrupte, et soutenant, avec l'aide du jésuite, le jeune homme qu'ils avaient pu relever, puis le grand sauvage empanaché. Les valets voulurent refermer la porte sur lui, mais l'Indien se faufila comme une couleuvre, les repoussant sans effort, et les soldats pénétrèrent à sa suite en se bousculant, aucun n'étant disposé à tenir tête à ses concitoyens qui pourraient se montrer déçus de voir échapper leur proie et s'en prendre à eux.
Par bonheur, les panneaux de chêne ouvragés étaient solides et les targettes et verrous nombreux. La colère de la foule s'y brisa. Il y eut mieux.
Une forte poussée venue du fond de la place entraîna malgré elles les personnes les plus proches de la maison contre la façade et, sous l'écrasement irrésistible, quelques épaules défoncèrent à moitié la grande fenêtre du rez-de-chaussée, tordant les fragiles croisillons de plomb et brisant les losanges de verre coloré qui tombèrent sur le dallage avec un bruit cristallin.
Le dommage n'alla pas plus loin. Cependant, la confusion d'avoir mis à mal l'une des plus belles demeures d'une des plus riches, pieuses et importantes familles de la ville s'empara des coupables et fit plus d'effet pour calmer les esprits que n'avaient réussi les coups de hallebarde et les adjurations des soldats.
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