Sur un dernier cri consterné, le silence s'établit. Et, lorsque lord Cranmer accompagné du comte de Peyrac et de son escorte, et du comte d'Urville à la tête d'une escouade de matelots arrivèrent, les gens, sans s'être entièrement dispersés, étaient calmes.
Des groupes allaient et venaient en regardant vers la maison.
À l'heure où le Massachusetts était irrité par les récents raids indiens de Nouvelle-France, l'arrivée d'un de ces prêtres dont on leur faisait des épouvantails et qu'on leur présentait comme meneurs de leurs assassins, avait de quoi émouvoir la population. De quoi aiguillonner la curiosité aussi, car il y avait peu de personnes qui avaient eu l'occasion de voir un jésuite de près.
« Et si cette fois c'était lui » ? s'était demandé Angélique lorsqu'elle s'était penchée à la fenêtre.
Un prodige de plus à Salem ! Elle y était prête.
Cependant, l'apparence du nouveau venu ne correspondait pas à la description si souvent faite : les yeux bleus, le poil châtain, son crucifix marqué d'un rubis...
L'antichambre était déjà comble lorsque lord Cranmer et Joffrey de Peyrac étaient survenus.
L'on arrivait de tous les coins de la maison. Le vieux Samuel Wexter apparut sous sa houppelande, sa longue barbe blanche soigneusement étalée sur sa fraise empesée. L'homme en casaque l'apostropha en sa langue, qui s'avéra être du hollandais, puis en anglais, lui disant qu'il n'était plus disposé à rendre service à son prochain lorsqu'on risquait d'avoir affaire à ces moutons enragés du Massachusetts. Ces messieurs du consistoire de Salem n'avaient-ils plus d'autorité sur leurs ouailles ? Lui, Van Laan, il était d'Orange, sur le fleuve Hudson, non loin de la vallée des Iroquois de la nation des Mohawks, gens belliqueux de nature.
Un jour, raconta-t-il, alors qu'il était allé relever des filets sur une rivière à saumons, il avait vu surgir près de lui, « matachiés » jusqu'aux yeux et l'air peu engageant, un petit groupe de leurs peu sociables voisins. Il préférait encore cela à un parti d'Abénakis qui, le prenant pour un Anglais, lui aurait fait un plus mauvais parti encore. Ceux-ci s'étaient contentés de le mener jusqu'à un de leurs bourgs aux longues maisons, et là, on lui avait fait comprendre qu'il n'échapperait au féroce honneur que les Iroquois réservent à leurs prisonniers, la « grillade », que s'il s'engageait à escorter deux captifs blancs – un missionnaire jésuite français et son acolyte, un jeune Français de Canada – jusqu'à ce qu'ils fussent remis à Ticonderoga.
Ticonderoga, l'homme du tonnerre, il ne l'ignorait pas, le connaissant de réputation, c'était le surnom donné à un gentilhomme français qui tenait des forts et avait ouvert plusieurs petites mines d'argent dans le no man's land du Maine. L'été, l'homme du tonnerre ne se trouvait pas dans son fort de Wapassou. On savait qu'il voyageait du côté de New York. Lui, l'homme blanc, devait aider à s'entremettre avec les Yennglies. Un des « principaux » des Cinq Nations devait l'accompagner pour témoigner de l'accomplissement de sa mission. On lui donna le nommé Tahontaghète, et ils se mirent en marche, escortés de deux jeunes guerriers pour qui ce voyage devait être une première initiation avec le monde blanc. Long voyage ! En chemin, l'on sut que Ticonderoga se trouvait maintenant dans les parages de Boston et de Salem.
Il fallut bifurquer vers les montagnes. On parlait de partis canadiens qui attaquaient les fermes des frontières et, responsable de leur jésuite français, Van Laan n'était pas plus fier que les Iroquois à l'idée de tomber entre leurs mains.
Angélique s'était assise sur les marches de l'escalier. Nômie et Ruth, derrière elle, l'imitèrent. Un domestique avança un siège à Mrs Cranmer, défaillante, tremblante.
– Pourquoi chez moi ? Pourquoi chez moi ? murmurait-elle.
L'antichambre était comble, le jésuite le point de mire de tous les regards...
« Ce n'est pas lui », se dit Angélique qui avait tout d'abord pensé au père d'Orgeval.
Son crucifix de cuivre et de buis noir ne comportait aucune incrustation de pierre précieuse. Par contre, le « donné » canadien ne lui était pas inconnu, ni le guerrier iroquois. Celui-ci, grand, fort et musclé, avait une grosse tête enlaidie par les marques profondes de la petite vérole.
Du jésuite ou du grand sauvage au panache hérissé de plumes et qui dégageait une acre odeur insupportable à respirer dans l'espace confiné de l'antichambre, on ne savait sur lequel se fixait le plus l'attention des regards sidérés.
Ce fut à l'Iroquois que Joffrey de Peyrac s'adressa en premier, dans sa langue.
– Je te salue, Tahontaghète, ami de Swanisit, chef des Cayugas, dont tu fus pour moi le messager à de nombreuses reprises avant qu'il ne soit parti aux pays des grandes chasses.
Il sortit de son gousset un objet qu'il remit à son interlocuteur.
– Voici la bague dont je t'avais fait don, la première fois, pour qu'elle nous serve à jamais de signe de reconnaissance, et que tu m'as fait porter aujourd'hui afin que je sache ta venue et ta présence dans nos parages. Pourquoi ne m'as-tu pas attendu derrière le ruisseau qui borne la colline au nord ? Je m'apprêtais à venir au-devant de toi pour t'escorter jusque dans la ville des Yennglies.
L'Iroquois se lança dans un discours accompagné de gestes véhéments qui désignaient à plusieurs reprises le jésuite et, même pour ceux qui ne comprenaient pas son dialecte barbare, il parut clair qu'il accusait celui-ci de l'avoir contraint à ne pas attendre pour entrer dans la ville, partant seul en avant vers les portes des remparts avec son compagnon. Tous deux, affectant l'indifférence insolente bien connue des Français aux avis des guerriers expérimentés, se montraient aux Yennglies qui allaient et venaient sur le chemin et n'auraient pas tardé à reconnaître en ceux des ennemis doublement haïssables.
– Que pouvais-je faire pour le retenir, conclut-il, soutenu dans son plaidoyer par les approbations du Hollandais, sinon lui casser la tête, ce qui mettait fin à ma mission, si près du but, et m'aurait attiré le mécontentement d'Outtaké ? L'homme de Corlar4 et moi l'avons donc suivi, laissant sous le couvert du bois nos deux autres compagnons, des Onondagas, plus prudents que nous.
Le jésuite était de taille moyenne, plutôt petit, sec et maigre, mais il se tenait si droit et si raide, comme planté au centre du hall dans un cercle de regards ennemis ou pour le moins outrés, que, malgré sa soutane haillonneuse, sa barbe et sa chevelure hirsutes et noires, qui lui donnaient un air sauvage, ses chevilles écorchées et ses pieds nus qui se perdaient dans des mocassins usés, il émanait de sa personne une dignité hautaine qui, peu à peu, en imposait et médusait l'assistance.
Les revers élimés de son col blanc étaient propres, ce qui révélait avec quelle énergie il avait lutté contre la déchéance du corps livré à la sueur et à la crasse, prenant chaque jour, malgré l'épuisement de la marche et les coups que les Iroquois ne ménageaient pas à leur prisonnier, le soin de frotter son linge dans le courant d'un ruisseau.
– Pourquoi vous êtes-vous entêté à entrer dans cette ville anglaise ? lui demanda vivement le comte en se tournant vers lui. Vous auriez pu vous douter que les esprits y étaient échauffés contre les Français, et aussi contre votre habit de religieux catholique, à la suite des récents massacres que vos Algonquins et Hurons baptisés ont menés contre les gens des frontières du New Hampshire et dans le Haut-Connecticut !
Le jésuite le considéra en silence, les yeux mi-clos, puis, accentuant encore son expression de morgue et feignant l'étonnement, il questionna avec hauteur :
– Qui êtes-vous, monsieur, qui usez si bien de notre langue ?
Joffrey de Peyrac ne put s'empêcher de marquer d'un bref mouvement l'insolence qu'il savait calculée.
– Vous le savez fort bien, rétorqua-t-il. Je suis celui auquel vous deviez être conduit.
– Ah ! Je vois... Ticonderoga, l'homme du tonnerre, l'ami des Anglais et des Iroquois, en bref, M. de Peyrac, gentilhomme français. Eh bien, monsieur, puisqu'il en est ainsi, permettez-moi de me montrer choqué de votre attitude et d'exprimer le regret que vous n'ayez pas eu la courtoisie de vous présenter tout d'abord à moi, comme il se devrait entre compatriotes et gentilshommes.
« Mais vous avez préféré vous adresser d'abord, et avec quelle déférence, à ce païen obtus que vous n'ignorez pas être parmi nos ennemis les plus irréductibles. C'est bien là une volonté de mépris que vous désirez marquer devant ce païen et ces hérétiques pour vos frères de race que vous avez reniés et pour un prêtre de votre religion. Si je ne sentais cette intention dans votre comportement, je n'en ferais pas remarque, car je ne suis qu'un humble missionnaire au service du plus humble des sauveurs qui a voulu naître charpentier et périr au gibet d'infamie, mais sachez que ma famille n'en est pas moins de haute naissance.
Il inclina la tête en un court salut.
– Révérend père Jean de Marville, de la compagnie de Jésus, conclut-il. Et voici Emmanuel Labour, un jeune séminariste de Québec.
Le comte rendit le salut, mais ne fut pas déconcerté.
– Mon père, vous me voyez au regret de vous avoir blessé de quelque façon. Mais en ce qui concerne votre mercuriale à propos des honneurs que je me dois de rendre à mes visiteurs, je m'étonne que vous, qui hantez depuis si longtemps les nations indiennes et iroquoises, vous me fassiez grief de m'être adressé en premier lieu au grand chef Onondagua qui vous escorte. Outre que je le connais depuis longtemps et qu'il est d'un très haut rang lui aussi, je lui devais cette préséance car vous n'ignorez pas que ces peuples sont sensibles à la considération qu'on leur porte et que d'y prendre garde relève de la plus élémentaire prudence. Enfin, je n'ai pas à vous souligner que, loin de vous négliger, j'ai tenu compte du fait qu'étant le capitaine de votre expédition, votre sort et celui de ce jeune homme sont entre ses mains.
« Vous n'ignorez pas, non plus, que s'il lui était loisible de s'irriter et de vous casser la tête à son bon plaisir, ni moi ni ces messieurs de Salem ne pourraient rien faire pour intervenir et le détourner de son dessein.
– Qu'importe ! Il est bon de mourir de la main des ennemis du Christ et parmi les ennemis du Christ. Le sang du martyr ensemence la terre ingrate.
Comme pour donner raison à l'explication de Joffrey de Peyrac, le gigantesque Tahontaghète, qui trouvait que le jésuite lui avait repris un peu trop vite la parole, revint se placer au centre de la scène.
Il entama une harangue en iroquois que seul un nombre restreint de personnes pouvait suivre : Peyrac, le Hollandais, les deux Français et dans les grandes lignes, Angélique qui continuait à avoir l'impression de rêver en entendant la voix rauque de l'Iroquois, tandis que son panache exubérant, garni de plumes de corneilles et de queues de moufettes, s'agitait et frôlait le lustre à pendeloques de cristal du vestibule.
– Oh, cette odeur ! Je défaille, gémissait tout bas Mrs Cranmer qu'éventaient ses domestiques.
Le fort fumet de la graisse d'ours dont s'enduisaient les sauvages pour échapper aux piqûres des moustiques et de la vermine avait vite dominé celui de la cire d'abeille additionnée de benjoin dont les beaux meubles et l'escalier étaient imprégnés.
Lorsqu'on l'avait nommé, Angélique avait enfin reconnu le jeune « donné » canadien, Emmanuel Labour, qu'elle avait rencontré à Québec. C'était un gentil garçon de quinze à seize ans qui voulait devenir prêtre et s'occupait des enfants du séminaire. Il était venu jusqu'à la maison de Ville-d'Avray lorsqu'il était à la recherche du jeune Marcellin de l'Aubignières ou de Neals Abbial qui se sauvaient tout le temps, et elle l'avait invité à partager un gâteau, prenant plaisir à bavarder avec lui.
Elle ne l'aurait pas reconnu, sinon. Tout d'abord, il avait beaucoup grandi, ce qui était de son âge. Mais, hâve, pâle et comme parvenu à l'extrême limite de ses forces, elle ne retrouvait aucune trace de son expression joyeuse sur sa physionomie morne marquée d'un tragique désespoir.
Tout en parlant, Tahontaghète ouvrit une sorte de besace qu'il portait en bandoulière, et comme on se demandait avec appréhension ce qui allait en sortir, il exhiba deux longs lacets de cuir où étaient enfilées des perles blanches et bleues, et une bande plus large et plus longue, constituée par de semblables liens de perles, dont la disposition formait un dessin.
Il commença par tendre au vieux Samuel Wexter les deux lacets, faisant comprendre par une mimique que c'était peu de chose, mais que les représentants des Cinq Nations se devaient de remettre aux Yennglies au moins deux « branches » de porcelaine, comme on les désignait, afin de faire connaître leurs intentions.
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