Peyrac traduisait :
– À vous, Yennglies de Salem, le grand chef des Mohawks Outtékawatha envoie ces deux « branches » de porcelaine. La première contient sa parole que nous continuerons à ne pas être en guerre vis-à-vis des « principaux » de Salem.
Tahontaghète remit l'autre bandeau à Peyrac. Ces colliers ou « branches » de wampum constituaient pour les tribus comme pour les individus qui en étaient dépositaires un trésor, au moins un trésor de guerre, pouvant être négocié, et avaient valeur de contrat ou de garantie des traités. Souvent aussi, ils n'étaient que de simples messages, exprimant de façon codée et accessible aux seuls initiés, l'annonce d'un événement, une confidence, un avertissement.
Tahontaghète dit qu'il ne traduirait le sens du « collier » de Wampum remis à Ticonderoga que lorsque la Robe Noire, qu'il avait acheminée jusque-là, lui aurait délivré son message, but de leur dur et dangereux voyage, acte qui déterminerait la mission dont il avait été chargé, et de nouveau, en l'écoutant, un sourire amer effleurait les lèvres noircies et desséchées du religieux.
– Soit, dit le comte en se tournant vers celui-ci. Quel est ce message, mon père ?
– Il ne s'agit pas d'un message, mais d'une communication... d'une communication solennelle.
– Je vous écoute.
Le père de Marville se redressa de toute sa taille, ferma les yeux, parut hésiter devant la gravité ou l'ampleur de la tâche qu'il avait à accomplir, puis, fixant son interlocuteur, il énonça d'une voix creuse :
– Donc, à vous en premier, monsieur de Peyrac, je dois porter l'annonce d'une terrible nouvelle. Notre frère en Jésus-Christ, le R.P. Sébastien d'Orgeval, jésuite, est mort martyr aux Iroquois.
Les assistants se répétèrent et se traduisirent la, nouvelle en chuchotant, ceux qui ne comprenaient rien à la scène plus tremblants encore que les autres.
– Oui, il est mort, reprit-il fiévreusement, je l'ai vu expirer à la suite d'un long martyre dont je dus être, ainsi que ce jeune homme, l'impuissant témoin ; torture plus affreuse pour nous que n'aurait été celle de partager la sienne.
Il se mit à décrire avec un luxe de détails minutieux les supplices infligés au père d'Orgeval par ses bourreaux, soigneux de ne pas le faire mourir trop rapidement : alênes rougies au feu traversant les faisceaux de muscles mis à vif, baptême de sable brûlant sur le crâne scalpé, charbons ardents enfoncés dans l'orbite dont on avait fait sauter l'œil...
– L’Église catholique, apostolique et romaine va compter un nouveau martyr. Un saint de plus, pour lui assurer la victoire et, grâce à ses reliques, répandre les miracles qui témoigneront de la bonté de Dieu pour ses fidèles. J'ai pu recueillir quelques ossements...
Il y eut un recul général lorsqu'il fit le geste d'ouvrir un sachet de cuir qu'il portait au cou.
On entendit un bruit mat : au milieu du cercle soudain agrandi, le corps du jeune Canadien venait de s'effondrer, évanoui, aux pieds du jésuite.
Comprenant que toutes les querelles des nations d'Amérique étaient en chemin de se purger dans son antichambre, Mrs Cranmer, affolée, envoya chercher lady Wexter, sa mère, qui était une forte femme, pleine d'entrain, mais que le bruit n'avait pas dérangée car elle était fort sourde.
Elle arriva précipitamment, les dentelles et linons de sa coiffe se balançant gracieusement derrière elle, et sourit, heureuse de voir si nombreuse assemblée.
Les servantes avaient transporté pendant ce temps le jeune Emmanuel sur le carrelage de la cuisine et l'inondaient de seaux d'eau.
Le R.P. de Marville avait considéré d'un œil froid la défaillance du jeune Canadien. Il en aurait fallu plus pour l'émouvoir et le faire renoncer à l'occasion qui lui était offerte de fustiger, dans un discours qu'il avait souvent médité et longuement mûri, les ennemis de Dieu et de l’Église, enfin réunis sous ses yeux.
– Oui, vous pouvez vous réjouir, hérétiques et renégats que vous êtes tous, implantés sur une terre vierge que vous avez commencé, hélas, à ensemencer des germes de l'erreur et du mensonge.Il est mort, celui qui s'occupait à l'avance de vos funestes doctrines, par le solide rempart de son enseignement de la juste vérité. Il est mort, celui qui, prenant la défense des pauvres peuples sauvages de ces contrées dont vous aviez entrepris l'extermination, les a encouragés à défendre les terres que vous leur voliez...
Le vieux Samuel Wexter s'avança d'un pas et, d'un geste autoritaire, réussit à rompre, comme s'il le tranchait net, le fil de l'homélie du prédicateur. Massif sous sa houppelande noire, sa barbe blanche frémissant de courroux, il jugeait l'instant venu d'entrer en lice.
Dans un français au fort accent mais néanmoins châtié, et d'une voix qui ne craignait pas de se hisser au diapason de celle de son antagoniste, martelant bien les mots, il s'exprima avec vigueur quoique avec une pondération méritoire.
– Je comprends assez votre langue, father, pour juger que vous êtes en train de prononcer sous mon toit, contre nous, Anglais, qui vous accueillons sans vous causer de dommages, des calomnies outrancières et que je me dois de réfuter. L'ignorance que vous avez des raisons qui nous ont poussés à nous établir en terre américaine peut vous égarer. Nous sommes venus en cette terre vierge afin de pouvoir y prier en paix et non dans un but sanguinaire et mercantile. Sachez que lorsque j'ai débarqué, enfant, sur ces rivages, aucun différend ne nous opposait aux habitants de ces contrées qui nous apparurent naturellement doux et aimables.
« Loin de vouloir les écarter, nous avons établi des liens de la plus sincère et de la plus utile amitié avec l'Indien Squanto qui nous montra comment planter le maïs et qui était venu se mettre à l'abri de nos armes, celles-ci pouvant d'ailleurs l'aider à se procurer le gibier dont sa tribu avait besoin.
« Cette amitié fut scellée par un magnifique banquet de dindes sauvages et de citrouilles, dont nous avons gardé l'habitude de célébrer l'anniversaire chaque année, comme un jour béni par le Seigneur.
– Et la tribu des Peksuasacks que vous appelez Péquots et que vous avez exterminée en un seul jour, vendant les survivants comme esclaves sur le marché de Boston ? Et la révolte des Narragansetts que vous venez d'étouffer dans le sang ?
– Ces Indiens, sans aucune provocation de notre part, massacrèrent nombre de nos colons et menaçaient la survie de nos établissements...
– Sans aucune provocation de votre part ? railla le jésuite. Pouvez-vous expliquer cela de peuples que vous dites doux et aimables ?
– C'est vous, Français et prêtres de Babylone, qui les avez poussés contre nous, s'impatienta le vieillard, parce que nous étions anglais, et fils de la religion réformée. Dès les premiers temps, il en fut ainsi, vous n'avez cessé de les exciter contre nous en leur vendant armes et eau-de-vie, en promettant le salut à vos Indiens baptisés s'ils nous massacraient tous et nous rejetaient à la mer. Et pour ne nommer qu'un responsable du renouveau de la guerre indienne, celui dont vous venez de nous annoncer le trépas, qui osait se mettre à la tête des guerriers rouges contre nos villages, je proteste qu'il se montra odieusement criminel, car de tels actes outrepassent les attributions et les tâches d'un lévite.
– Sur ce point, je ne vous contredis pas, accepta le jésuite d'un ton qui signifiait qu'il était prêt à faire des concessions, mais je nie profondément que le père d'Orgeval ait jamais participé à des raids de vos Indiens révoltés, ni tenu ce rôle de guide menant les sauvages à l'assaut de vos villages, que vous lui attribuez.
– Vous niez ! s'exclama Samuel Wexter en rougissant de colère, alors que nous avons les preuves les plus probantes de son action guerrière.
– Je serais curieux de savoir lesquelles ?
– Mais... les témoignages des rescapés !
– Peuh ! Des crétins affolés dès qu'ils voient poindre la plume d'un sauvage. Il vous est facile, à vous, leurs pasteurs, de leur suggérer qu'ils ont vu aussi la silhouette d'un jésuite, soldat de Rome, de cette Rome que vous avez répudiée et que vous voulez abattre par tous les moyens, afin que puissent se répandre par le monde vos doctrines infâmes.
– Nous avons d'autres preuves irréfutables, father, proféra le vieillard qui tremblait d'indignation, des messages saisis sur des espions que ce d'Orgeval a eu l'impudence d'envoyer parmi nous, non seulement pour acheminer plus rapidement ces venimeuses instructions vers l'Europe, quand le Saint-Laurent pris par les glaces ferme cette voie aux Nouveaux-Français, mais aussi pour observer, noter, tout ce qui pourrait permettre à vos partis guerriers de nous attaquer plus sûrement et de nous défaire avec plus de facilité : état de nos défenses militaires, nombre de nos hommes en état de porter les armes, tribus à gagner par des cadeaux et jusqu'aux traîtres à circonvenir parmi nous, car il y a des brebis galeuses jusqu'au sein du troupeau du Seigneur.
« Et vous niez que le père d'Orgeval ait envoyé des espions dans nos États, dans ces colonies qui sont territoires appartenant à la couronne d'Angleterre qui pour l'instant, que je sache, ne se trouve pas en guerre avec la France ? Vous niez ces manœuvres éhontées qu'il a multipliées ?
– Certainement.
– Je possède pourtant nombre de ces libelles, saisis sur les espions que nous avons pu intercepter et que nous avons eu la bénignité de relâcher lorsqu'ils étaient français.
– Mensonges !
Une voix de femme s'éleva :
– Non, mon père ! Ce ne sont pas des mensonges.
C'était Angélique qui, après s'être promis de s'exercer à la patience, ne pouvait s'empêcher d'intervenir en voyant dans quel état les provocations du jésuite mettaient le vieil homme.
– Ce ne sont pas des mensonges, affirma-t-elle. Au moins une fois, j'ai été témoin de ce que sir Samuel avance. Me trouvant du côté de Popham, j'ai voyagé à bord d'une barque dont le patron, sous la défroque d'un matelot anglais, n'était autre qu'un de ces espions envoyés en Nouvelle-Angleterre par le père d'Orgeval.
Au son de sa voix qui résonnait avec netteté dans le silence revenu, le jésuite tourna lentement les yeux vers elle.
Angélique aurait pu se démonter parce que, convalescente, elle se trouvait en « négligé » et assise sur les marches de l'escalier. Mais ce vêtement de soie et de dentelles, fort correct et enveloppant, pouvait passer, en Amérique, pour une toilette somptueuse ; en outre, assise ainsi à mi-chemin de l'étage, entourée de toutes les femmes de la maisonnée, dont certaines assises à ses pieds, elle occupait une position élevée et, telle une reine du haut de son trône, pouvait considérer de haut l'adversaire. Aussi, se sentait-elle prête à croiser le fer sans aucun embarras.
Joffrey de Peyrac avança d'un pas, prenant de vitesse l'irascible ecclésiastique si pointilleux sur l'étiquette.
– La comtesse de Peyrac, mon épouse, présenta-t-il.
L'autre ne parut pas entendre : le regard qu'il posait sur la grande dame entourée de ses suivantes semblait à la fois de glace et de feu et elle aurait été la seule à traduire avec justesse son expression. Voyant qu'il ne soufflait mot et semblait attendre la suite, elle continua donc avec calme et assurance :
– Je ne vous scellerai pas le nom de cet espion, car lui-même, lorsqu'il eut regagné les rivages de Nouvelle-France, ne se cachait pas de son rôle, ni des directives qu'il avait reçues de son supérieur, le père d'Orgeval, et de l'ordre qui lui avait été fait par celui-ci de se rendre incognito en Nouvelle-Angleterre5. C'était un membre de votre compagnie, le R.P. Louis-Paul Maraîcher de Vernon, et comme je suis persuadée qu'il ne vous est pas inconnu, je suis prête à vous donner sur votre frère en religion des renseignements qui vous convaincront de la véracité de mes dires. Au cours d'un voyage de plusieurs jours, j'ai eu le temps de le bien connaître.
– Je m'en doute ! opina-t-il avec un demi-sourire entendu et insultant.
Brusquement, comme s'il se désintéressait d'elle, il se retourna vers le vieux Wexter qui était en train de donner à voix basse des instructions à un domestique afin que celui-ci allât chercher dans son cabinet de travail la cassette contenant les fameux documents sur les espions papistes.
– Non, inutile, sir ! lui jeta-t-il. Je connais vos ruses, à vous autres hérétiques. Ce ne serait pas la première fois que ces messieurs de la Réforme se livreraient à de grossières fabrications de faux pour avilir et détruire la religion catholique, apostolique et romaine, la seule vraie.
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