– God's blood ! explosa le vieillard.
Sous l'effet de la fureur, il ébaucha un mouvement pour se jeter sur le provocateur. Mais Joffrey de Peyrac et lord Cranmer s'interposèrent.
Et le père de Marville prenait ainsi sa revanche sur des ennemis honnis, enfin traités à la mesure de leur nuisance. Mais il avait encore une dernière chose à dire.
Revenant à Angélique, il tendit un doigt fulgurant vers celle dont le renom était chargé pour lui de malédictions et qui avait cru pouvoir lui parler impunément avec la civilité des cœurs purs.
– Quant à vous... vous êtes la dame du lac d'Argent ! s'exclama-t-il d'une voix forte. Et vous ne m'abusez pas. Car sachez qu'il vous accusa, madame, avant de mourir, en criant : « C'est elle ! c'est elle ! C'est par sa faute que je meurs. »
Il laissa l'écho de ces paroles s'éteindre, puis reprit d'un ton sourd :
– Mais vous recevrez votre châtiment pour vos fautes. Et vous aussi, continua-t-il en se tournant vers le comte de Peyrac, vous qui vous êtes fait l'esclave d'une Messaline et qui, dédaigneux du bienfait des peuples, liez vos décisions les plus graves aux caprices licencieux et futiles d'une femme sans conscience !
Cette fois, dans l'antichambre de Mrs Cranmer, c'était la panique et l'indécision. Les Anglais ne comprenaient plus rien aux anathèmes lancés par ce furieux dont l'obédience diabolique tant de fois dénoncée par leurs pasteurs éclatait, en ce jour, à leurs yeux écarquillés par la crainte.
Mais pour avoir surpris l'expression farouche de celui qu'il appelait l'homme du tonnerre, Tahontaghète, l'Iroquois, devina que leur allié avait été insulté et il bondit, la main sur le manche de son tomahawk, son regard d'eau noire oscillant de l'un à l'autre de ces Blancs surprenants et si bizarrement accoutrés, cherchant d'où partirait le signal qui lui donnerait licence de briser quelques crânes.
Chargé de haine et de crainte, un silence tendu régna.
Une fanfare soudaine qui éclata dans les étages et qui tenait à la fois de la cornemuse écossaise et du couinement de porcelets qu'on égorge, le rompit. Force fut aux antagonistes présents de faire taire leurs querelles afin d'en déterminer l'origine, toutes les têtes se tournant, telles les voiles dociles d'un navire sous un souffle de vents contraires, dans une même direction, et de reconnaître, en ce concert vigoureux, les voix des deux nourrissons en colère.
Après un moment d'incertitude, la gent féminine rappelée à ses devoirs se dressa, comme mue par un ressort, et s'élança vers les hauteurs.
Dans la grande chambre désertée, debout sur un tabouret qu'elle avait traîné jusqu'au berceau, Honorine contemplait, avec une expression indéchiffrable, l'effervescente révolte de Raimon-Roger et de Gloriandre.
Quel instinct obscur leur avait fait prendre conscience du désintérêt dont ils étaient l'objet ?
Ils se lancèrent à petits poings fermés dans une rage étourdissante, et nul ne put décider qui, de la fille ou du garçon, hurlait le plus. Ruth et Nômie, penchées sur les petits visages également cramoisis et hurlants, ne parvenaient pas à déterminer si c'était de la fille ou du garçon qu'elles s'étaient emparées chacune dans leur précipitation et qu'elles promenaient et secouaient en tous sens dans le but de les apaiser, car leurs béguins leur étaient descendus sur le nez.
En tout cas, l'incident apporta la preuve que Raimon-Roger avait rattrapé son retard en taille et en vigueur.
Séverine s'était précipitée sur Honorine à laquelle elle faisait subir un interrogatoire en règle. Mais la jeune personne y opposait un mutisme total, tout en assistant à la manifestation de révolte des jumeaux avec une évidente satisfaction.
Comprenant qu'elle ne gagnerait rien à pousser trop loin l'enquête, l'adolescente finit par l'emmener se promener dehors et Honorine parut heureuse.
Chapitre 10
Ruth avait supplié Angélique de se remettre au lit et elle retrouva le contact de ses draps et la position allongée avec un infini plaisir.
Dans sa vie bien réglée de Salem, où le charme de la maison compensait la rigueur des préceptes, l'intrusion du jésuite et de l'Iroquois, émanations de la forêt tant redoutée, venait de rompre pour elle les délices d'une convalescence où fleurs, fruits, mets délicats, visites cordiales et présents jouaient un grand rôle.
En fait, ce n'était pas une surprise ! Et pourquoi manifester tant d'émotion ? Car ce que le père de Marville avait annoncé, les tarots de Ruth Summers le lui avaient déjà révélé.
Les voyant toutes deux marries et bouleversées à son chevet, Angélique les interpella :
– N'auriez-vous pu user de vos pouvoirs, leur demanda-t-elle, pour suspendre les diatribes de ce forcené avant qu'il ne mette tout le monde à deux doigts de l'assommer ?
Prises de court, les frêles magiciennes reconnurent que, devant ce spectacle insolite, elles n'avaient été, le temps de son déroulement, rien d'autre que deux femmes dévorées de curiosité. De plus, malgré les ruptures qu'elles avaient opérées avec leurs propres sectes, quakerisme ou puritanisme, elles restaient filles de la Réforme qui, depuis plus d'un siècle, parait la tiare pontificale et ses serviteurs d'une auréole infernale.
Du jésuite, l'espèce leur était inconnue et par trop effrayante.
– Qu'a-t-il annoncé ?
– L'homme brillant est tombé, leur dit-elle.
Et elle ferma les yeux.
Les deux poupards s'étaient endormis, épuisés, après avoir consenti à prendre le sein de leurs nourrices respectives, qu'ils avaient refusé plusieurs fois dans leur rage.
Les abeilles bourdonnaient.
Ruth tira le rideau d'indienne devant la fenêtre afin d'atténuer la lumière vive et miroitante de la baie, et un doux silence se referma, comme une eau docile et indifférente, sur l'écho des anathèmes.
Angélique regrettait de ne pouvoir s'abstraire totalement de la scène récente. Les paroles échangées tournaient dans sa tête. Elle avait été reliée un peu brutalement à ses amis français, ses amis de « là-haut », et voici qu'elle jetait vers le nord où se trouvaient tapies les virulentes petites villes canadiennes – Québec, Trois-Rivières et Montréal, au bord de leur fleuve géant, le Saint-Laurent – le même regard d'effroi que les Anglais puritains, s'agitant sur leurs rivages atlantiques comme une colonie d'oiseaux dont les œufs sont menacés par un tenace et infernal prédateur.
Sa qualité de française ne lui avait pas permis d'être épargnée.
En général, elle s'entendait bien avec les hommes d’Église. Un de ses frères aînés, Raymond de Sancé, était aussi un jésuite et il n'y avait rien de meilleur que les liens de famille pour tempérer le respect et la considération que l'on doit aux porteurs de soutane et la dépendance en laquelle ils voudraient tenir le vulgaire. À Québec, après quelques affrontements, l'évêque de Nouvelle-France, Mgr de Montmorency-Laval, prenait plaisir à s'entretenir avec elle. Le R.P. de Maubeuge, supérieur des jésuites, avait accepté d'être son confesseur. Le père Massérat, auquel elle avait sauvé la vie, lui avait apporté la solide caution de son amitié, lorsque la ville était divisée à leur propos.
Restaient les partisans du père d'Orgeval. Le jésuite Guérante, qui, au parloir de la maison mère de Québec, était sorti de l'ombre d'une tenture pour lui murmurer :
– Par votre faute, il va mourir !
Et maintenant, un autre, le père de Marville, venait de lui crier :
– Par votre faute, il est mort.
Demain peut-être, elle serait capable de réfléchir aux changements qu'allait entraîner cet événement, la disparition de leur plus farouche adversaire, en terre d'Amérique, et il serait sans doute raisonnable de s'en féliciter, sinon de s'en réjouir. Pour l'instant, elle ne pouvait pas.
Elle avait peine à réaliser cette nouvelle, la mort de ce prêtre, qui, dans l'ombre, n'avait jamais cessé de les combattre, sans jamais se dévoiler. Depuis longtemps, il ne s'était plus manifesté, exilé du côté des mers douces, mais on le savait vivant et sans doute aux aguets, attendant son heure.
Il lui vint à l'idée que c'était la force de sa haine qui avait concentré cette menace si diabolique sur elle et les enfants qu'elle portait, qu'ils avaient failli tous les trois en mourir.
Or, à la même heure, c'était lui qui, au loin, dans d'atroces supplices, rendait le dernier soupir. Et ils étaient sauvés.
Même si cela, à la réflexion, ne coïncidait pas dans le temps, elle croyait à ce marché, tant les forces contraires qui les désignaient ne laissaient plus pour l'une et pour l'autre que des choix brutaux : victoire ou défaite, vie ou mort.
Pourtant, elle gardait l'impression que ce n'était pas ainsi que les choses auraient dû finir.
Elle regrettait qu'il ait disparu sans qu'ils aient pu se regarder face à face :
« Il s'est dérobé jusqu'au bout... »
Elle ressentit un frisson glacial, et ses deux amies, qui s'en aperçurent, lui apportèrent des cruches de grès remplies d'eau bouillante et enveloppées de lainages, et lui firent avaler aussitôt un peu de la médecine de Shapleigh qui avait un goût fort amer.
Peu après, elle vit arriver son mari et retrouva son sourire.
– Je sais désormais la comédie qu'il me faut jouer lorsque vous m'abandonnez trop longtemps, mon cher seigneur. Mais ne craignez rien. Aujourd'hui, il ne s'agit pas de fièvre palustre.
Il toucha son front, puis baisa le creux de sa main.
– La séance que vous venez de connaître pour vos relevailles excuserait sinon une rechute, au moins un peu de fébrilité.
Il s'assit, ôta ses gants et il y avait un sourire au fond de ses yeux sombres. Tout alors parut plus léger.
Il lui confia son ennui d'avoir dû l'abandonner dans le brouhaha, sans s'informer de sa santé ni de celle de leurs vigoureux rejetons qui s'étaient introduits opportunément dans ce concert des nations.
Les Anglais, en plein désarroi, ne savaient s'il fallait jeter le jésuite en prison, le pendre ou l'absoudre, pour mieux l'oublier et une fois de plus, c'était lui, « l'étranger », le Français de Gouldsboro, bien que malmené par son compatriote, qui devait se charger d'atténuer les frictions et de trouver un lieu de repos pour les voyageurs tout indésirables qu'ils fussent.
Le prêtre français et son acolyte avaient été conduits à la maison de briques où, à Salem, on logeait de préférence les « étrangers ». Ils auraient pour compagnie des catholiques anglais du Maryland qui ne pouvaient s'offusquer de voisiner avec un jésuite.
Peyrac avait proposé à Tahontaghète et aux guerriers qui l'accompagnaient de les loger dans un entrepôt du port dont il avait la concession. Le grand sauvage déclina l'offre. Les Iroquois n'étaient pas vraiment amis avec les Anglais. Ils les méprisaient et s'en méfiaient.
« Il y a autant de feu dans la neige que de vérité dans un Yennglies », disaient-ils en se moquant.
Ils étaient neutres à leur égard, parce que ennemis de leurs ennemis, et ils aidaient indirectement les Anglais en poursuivant l'anéantissement desdits ennemis : c'est-à-dire des Français et de leurs alliés sauvages : Hurons, Abénakis, Algonquins.
Mais ils voulaient être seuls maîtres de mener leurs campagnes de vengeance.
Les Anglais prenaient bien soin de ne pas effaroucher la neutralité susceptible des Iroquois. Ils s'entremettaient avec eux par le truchement des Mohicans, une branche iroquoise jugée abâtardie par la Fédération du Nord, mais les seuls Indiens à combattre aux côtés des Anglais et à se montrer pour eux des alliés sûrs.
Le comte tira de la poche de son habit le « collier » de wampum que lui avait remis Tahontaghète et qui n'avait pas l'importance de traité, ni la grandeur de celui que le chef Outtaké avait envoyé à Angélique, l'hiver de la grande famine.
Celui-ci n'était qu'une simple bande de dix pouces sur deux. Son dessin était primitif mais clair : on distinguait en bas, contre la bande bleu sombre qui le soulignait sur ses quatre côtés, la silhouette d'un homme couché, les membres jetés de part et d'autre dans un certain désordre, qui signifiait la blessure ou la mort violente. Au-dessus de lui, quatre piquets ou poteaux dressés étaient là pour l'écraser, peut-être contribuer à le ficher en terre. Par cette image, Outtaké leur annonçait que leur ennemi était mort et ne pouvait plus leur nuire.
Et pour qu'on ne pût se méprendre sur l'identité du personnage étendu, les brodeuses du wampum avaient outrepassé la tradition qui les obligeait à n'employer pour ces documents officiels que des morceaux de koris, coquillages durs, blancs, bleu sombre, bleu faïence ou violets et plus rarement noirs. À la place du cœur, elles avaient tenu en effet à incruster un petit éclat de pierre rouge : le rubis de son crucifix.
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