Il fallait les manger brûlantes, et naturellement arrosées de crème aigre, puis saupoudrées de sucre brun pilé, ou nappées de mélasse, ou, à défaut, de sirop d'érable. En bref, et avec une pointe de gingembre ou de muscade, un mets typique de la Nouvelle-Angleterre, retouché par le génie inspiré de la gastronomie française.

Il y avait des discussions dans les deux langues, française et anglaise, qui tendaient à établir avec autant de feu que le tracé des frontières, ce qui déjà relevait des talents de la gastronomie nationale.

Le clam-chowder, avec lait, oignons, pommes de terre et beurre, venait des Français par le mot chaudière, qui avait donné chaudrée, puis chowder.

Mais celui au homard et les clampies, tartes aux praires ou autres coquillages, étaient de New England de même, en principe, que tout ce qui s'arrosait de mélasse ou se relevait d'épices qui manquaient chez les Français, trop pauvres pour pouvoir s'en procurer autrement qu'en commerçant avec les Anglais, ou des navires des Caraïbes, s'il s'en présentait sans intentions malveillantes.

Les premiers jours, on eût dit que la Nouvelle-Angleterre ne survivait dans leurs pensées que sous ses aspects les plus aimables : ses plats nombreux, la douceur des homes caractérisés par de beaux objets, la variété de son commerce qui la comblait des meilleurs produits du monde entier par une habile entorse faite au Staple act.

Libérés de son joug théocratique, les « étrangers » qu'ils étaient et qui l'avaient offusquée, ne se souvenaient plus que de son charme, composé de nombreuses petites voluptés, que ses habitants auraient été indignés de voir dénoncées sous ce titre.

Mais n'était-ce pas une volupté que de pouvoir, au soir, l'ancre jetée, les voiles amenées, gagner la plage d'une île pour un pique-nique qui réunissait tous les passagers pour une de ces parties de clambake si familières à tous les caboteurs de l'endroit ?

Dans un vieux baril enterré dans un trou de sable, on jetait des pierres brûlantes vite recouvertes d'algues humides qui servaient de lit aux clams et aux huîtres, puis alternaient de nouveau couches d'algues et couches de coquillages, de homards, d'épis de maïs et de pommes de terre. On assujettissait par-dessus une vieille toile à voile sur laquelle était amassé encore du sable pour laisser le tout cuire à l'étouffée pendant deux heures.

Après avoir établi trois points de cuisson, les groupes qui s'étaient formés selon la provenance des navires commençaient à se mêler. Dès le premier pique-nique, Séverine alla chercher les protestants français et ces adeptes de Jean Valdo, qu'on appelait les vaudois, qui étaient passagers du Cœur de Marie. Elle revint accompagnée de Nathanaël de Rambourg et de ses amis. En attendant le repas, chacun se visitait et ceux qui jouaient d'un instrument de musique furent vite sollicités.

Après le festin, arrosé de beurre fondu et qui se mangeait avec les doigts, il y avait des chansons et des danses.

Personne n'avait envie de retourner à bord et l'on rêvait de dormir sur la plage, sous la voûte du ciel qu'une lune qu'on ne voyait nulle part emplissait d'une clarté verte et limpide.

Angélique raconta à Ruth et Nômie comment, dans une de ces îles, une femme quakeresse était venue lui prêter son manteau.

C'était l'année où les Indiens abénakis avaient ravagé la côte, et les îles où ils faisaient pique-nique étaient alors pleines de réfugiés...

Le calme était revenu. Les villages incendiés avaient été rebâtis. Lorsqu'on regardait vers la côte, la nuit, on la découvrait peuplée par le poudroiement des lumières rousses qui tremblaient derrière les fenêtres tendues de parchemin huilé ou de peaux de daims affamés. Le nombre des ports et des criques se révélait aux feux de charbon de bois, allumés dans les braseros de fer, à l'extrémité des promontoires, ou signalant des îlots dangereux.

Élie Kempton, le colporteur du Connecticut, faisait aussi partie du voyage.

Tout d'abord Salem n'était pas une ville où il pouvait se faire apprécier et son ours encore moins. Mr Willoagby lui avait attiré des ennuis depuis que des anciens, de ces vieillards toujours verts mais qui n'ont de mémoire que pour ce qui peut mettre leur prochain dans l'embarras, s'étaient souvenus que Willoagby était le nom d'un très digne et révéré pasteur des premiers temps de la colonie et s'étaient offusqués qu'on en eût affublé un animal, fût-il le plus intelligent des ours.

Ensuite, Kempton avait de nombreuses commandes de chaussures sur mesure à livrer dans le Nord. Et non seulement à Gouldsboro et dans les différents établissements d'Acadie, mais aussi dans la capitale même de la Nouvelle-France, à Québec, en Canada, où toutes ces dames l'attendaient. Ne pouvant comme anglais et hérétique s'y rendre sans être sous la protection du comte de Peyrac, comme la première fois, il lui faudrait trouver des personnes sûres pour acheminer ses œuvres à destination, soit par la forêt, soit par le fleuve Saint-Laurent.

Qu'il était pénible à un actif colporteur de se heurter à ces barrières, dressées par la bêtise humaine entre les peuples, alors qu'il existe une si parfaite unité de réactions quand il s'agit du plaisir d'acquérir. Qui pourrait, entre deux femmes heureuses d'essayer une élégante chaussure au bout et au talon renforcés pour plus de résistance d'une petite plaque de cuivre, distinguer la Française papiste de l'Anglaise calviniste, tant leurs sourires se ressemblent ?

Dans l'idée peut-être d'entraîner les Français présents à rêver d'un possible accord entre nations ennemies et d'y encourager leur gouverneur et aussi par fierté d'un commerce qui, dans les colonies anglaises, avait pris en quelques décennies des proportions tout à fait brillantes, il se plaisait à lire solennellement la liste des marchandises qu'on y trouvait déjà, aussi bien à Salem qu'à Boston :

Couvertures faites de bonne laine de Manchester


Bouteilles, dames-jeannes


Chapeaux de paille


Dentelles des Flandres


Lampes, lanternes, trompettes


Soie et batiste


Chandeliers, cloches


Perles, ambre, ivoire, corail


Jaspe


Poupées et jouets d'enfants


Scies, haches, clous


Garnitures de cheminées, meubles (armoires, coffres)


Cuivre en feuilles et en baguettes


Briques, pièces de cheminées et de fourneaux


Défenses d'éléphant


Pelles à feu et autres


Passementeries et tissus d'or et d'argent


Vitraux de couleur


Argent et or et... dentiers


Poudre à canon


Corsets


Couleurs pour tissus


Bas


Bas de Paris


Gants de filoselle de Paris


Tabac du Brésil de St-Christophe, de Virginie, de la Barbade


Manteaux de Paris de couleur et sans couleur


Biberons de bébé


Épices


Cuivres, balances de ménage et de commerce


Velours


Tapis d'Écosse, de Chine, de Perse et de Venise


Carrelages, verre à vitres


Aiguilles, lunettes, longues-vues


Hameçons, articles de ménage


Ceintures, cols, gants


Amidon, cire


Tapisseries


Serges


Sucre


Services de table français


Draps et laines


Couteaux


Serrures


Jus de citron en dame-jeanne


Oignons


Papier-parchemin


Olives


Cuirs


Ciseaux


Savon


Outils aratoires et divers


Bracelets, boutons, fils


Brosses, canevas, bagues


Râpes


Voitures à chevaux, carrosses, selles


Poudre d'émeri


Vinaigre

Le colporteur avait coché le secteur des tabacs où il pensait que devraient figurer leur gros tabac noir du Connecticut, très apprécié des marins et des Indiens, et aussi le ridicule manque d'oignons, ce qui ne l'étonnait pas de ces terres pauvres du Massachusetts, tandis que les riches terres des rives du beau fleuve Connecticut, du nom indien quinnehatukqut qui signifie « le long estuaire », pouvaient en produire en abondance et d'excellents.

– Nous avions tout cela à La Rochelle, dit la jeune Séverine, avec humeur. Il n'y a pas de quoi s'ébaudir.

Les derniers incidents de Salem semblaient avoir influé sur son caractère, et c'est en partie parce qu'elle se montrait tour à tour distraite et chagrine que l'on avait choisi pour Honorine des « anges gardiens », car l'enfant risquait d'être délaissée avec tout ce mouvement qu'il y avait autour des jumeaux, ce qui n'était pas sans danger à bord d'un navire.

Honorine était déjà tombée à la mer, lors de la première traversée.

Joffrey de Peyrac lui présenta trois personnages à choisir selon son goût, et Angélique souriait en voyant comment il avait su, connaissant la jeune personne, la mettre dans l'obligation d'accepter d'être surveillée sans que cela lui fût une contrainte insupportable et qu'elle aurait écartée si on la lui avait imposée.

Il y avait un mousse choisi parmi les plus malingres, un homme à cheveux gris qui, à la suite d'une blessure au pied, était condamné à quelques jours d'inaction, ce qui ne l'empêchait pas de marcher, mais en boitant, et un Maltais de belle allure avec lequel Honorine était très amie et qui lui avait déjà décrit plusieurs fois, entre autres histoires, la maison de Ruth et Nômie qu'il avait eu l'heur d'apercevoir lorsqu'il s'y était rendu, escortant le comte de Peyrac.

Il roulait des yeux pleins de promesses de merveilles et décrivait la cabane avec une verve quasi orientale. Il disait que cette cabane, apparue au fond d'une clairière, derrière un cercle de pierres blanches, toute parée de fleurs qui escaladaient son toit de chaume et miroitante de cabochons de verre de couleur incrustés dans le bois des poutres, lui avait rappelé la façon dont, au fond des mers, la pieuvre qui est un animal éclectique et fantaisiste, pare l'entrée de son habitat, accumulant autour morceaux de verre, de jarres, coquillages, corail, et tout ce qu'elle peut récolter de brillant à sa portée.

Honorine l'aurait écouté pendant des heures, mais son cœur tendre ne pouvait écarter le mousse, car elle savait que les mousses ont la vie dure sur les navires, et elle s'en serait voulu d'avoir l'air de dédaigner l'homme aux cheveux gris parce qu'il était blessé, d'autant plus qu'il savait très habilement tailler de son couteau toutes sortes de jouets et de figurines dans le bois.

Il fut décidé que les « quarts » de surveillance se succéderaient, et avec ses trois amis, Honorine ne manquerait pas de distractions, ce qui lui laisserait moins de loisirs pour réfléchir, réflexions qui débouchaient souvent sur des initiatives aussi imprévues qu'extraordinaires.

Chapitre 15

Lorsqu'elle le voyait arriver sur le pont de son pas balancé et assuré – le pas du Rescator – avec son regard sondant chaque point de l'horizon, ce qui ne l'empêchait pas de prêter l'oreille aux propos de lord Cranmer qui l'accompagnait, Angélique sentait son cœur tressaillir de joie, se gonfler d'une chaude et tendre admiration, d'un sentiment de plénitude. Elle s'y abandonnait avec l'intime satisfaction de se dire que, dans l'espace limité d'un navire, il ne pouvait pas lui échapper facilement et que, si elle le voyait disparaître au tournant d'une galerie ou d'un bord à l'autre, il reparaîtrait peu après.

Là encore, pour une amoureuse, résidaient les avantages et les délices de la traversée.

Elle l'avait tout à elle.

Et chaque fois, le temps et la quiétude leur étant donnés, elle découvrait en lui un détail nouveau qui le lui rendait proche, une attitude, un mot, un comportement qui jetaient comme une lueur nouvelle sur les richesses de ce caractère à découvrir sans fin.