Tandis que les deux hommes continuaient leur promenade, elle évoquait leurs escales.

Ils n'avaient fait que passer au large de Boston et entrevoir en arrière-fond de la ville qui avait l'air d'une grande champignonnière avec son amoncellement de toits pointus, le sommet lointain du Massaposset, la Grosse Montagne, à laquelle l'État devait son nom déformé, le Massachusetts. Boston, fille de Salem et habitée de la dure ambition d'être plus intransigeante, plus active, et plus élue du Seigneur que sa mère...

Jofrrey de Peyrac en réservait la visite pour un autre voyage. Il y connaissait trop de monde pour ne pas être obligé d'y séjourner longtemps.

Ils avaient fait escale dans le minuscule État du Rhode Island and Providence Plantations, lui aussi issu de Salem, mais d'un tout autre esprit, si l'on considérait que Roger Williams, jeune pasteur plein d'idéal et voulant faire respecter la liberté des consciences, avait dû s'enfuir, et avait fondé à l'abri des méandres de la Narragansett Bay une ville généreuse, ouverte à toutes les confessions : Providence.

Dans l'embouchure du fleuve Hudson, Yatcho et Vlie-Booten menaient un ballet animé, ces petits bâtiments vigoureux étant aussi en usage pour les colons des rives du fleuve qui remontaient jusqu'à Orange, dans le Nord, à l'entrée de la vallée des Iroquois, que pour l'Océan où, après avoir caboté d'île en île et de baie en baie, ils pouvaient aussi bien se lancer vers l'Europe. De soixante à cent tonneaux, ils venaient des canaux de Hollande où l'eau est le chemin pour rentrer à la maison.

La Hollande dominait encore dans la faconde et la jovialité de New York, petite ville gaillarde, goulue, moins importante que Boston, mais très cosmopolite et qui n'oubliait pas qu'avant d'avoir été rebaptisée du nom du frère du roi d'Angleterre, le duc d'York et d'Albany, elle avait été la Nieuwe-Amsterdam des Néerlandais.

On y voyait briller sur le ciel des cheminées en tuiles de Delft. New York, et les rives de l'Hudson jusqu'à Orange-Albany où l'on parlait plus d'une douzaine de langues : hollandais, flamand, wallon, français, danois, norvégien, suédois, anglais, irlandais, écossais, allemand, et jusqu'à de l'espagnol et du portugais, parlés par des communautés de juifs qui avaient fui, du Brésil, les bûchers de l'inquisition espagnole. Ces juifs essaimaient au Connecticut et à Rhode Island et apportaient avec eux la joaillerie, l'habitude de l'or et des investissements d'affaires.

Et si, de l'autre côté de l'estuaire, les habitants du New Jersey, installés dans les grosses maisons de pierres brunes des anciens colons suédois, affichaient un puritanisme si outré qu'un enfant de plus de seize ans qui jurait devant ses parents était passible de la peine de mort, là, au moins, dans les rues de New York, on voyait des couples s'embrasser tout bonnement, à l'occasion.

Molines s'y était fait construire une habitation de briques en tous points semblable à celle qu'il avait occupée en Poitou, lorsqu'il gérait les domaines des Plessis-Bellières, au carrefour des terres des Sancé de Monteloup et de celles des Rambourg.

Il avait fait venir sa fille et son gendre, ses petits-enfants, ceux-ci déjà habitués à vivre dans les rues où, selon une coutume hollandaise qui veut que les enfants soient libres comme des oiseaux et ne gâtent pas, par leur présence turbulente, le calme du logis et les beaux parquets cirés, avaient déjà une allure moins chafouine que leurs parents au même âge. L'intendant Molines était chez lui à New York. Il prétendait qu'un de ses aïeuls avait été parmi les compagnons de Peter Minuit, le Wallon qui, pour le compte de la Hollande, avait acheté aux Indiens manhattes pour soixante florins la presqu'île du même nom, Man-Hat-Ta, qui signifiait « terre céleste ». Il avait donc trouvé de la parenté et des associés qui n'attendaient que lui.

Les papiers que lui avait remis, frappés de son sceau, le roi de France, continuant à lui donner les pleins pouvoirs en toute circonstance, quoique huguenot, lui avaient permis de faire sortir de France bien des personnes de ses amis menacées et à lier avec ceux qui y demeuraient des réseaux de négoce qui pourraient, au cas où la situation des réformés français s'aggraverait avec la révocation de l'édit de pacification, devenir réseaux d'évasion.

Il était en parfaite santé et plus actif que jamais.

Et là aussi, à New York, on les avait pressés de venir s'installer. Leur place était là, leur disait-on, et ils sauraient donner une bonne impulsion aux Français qui, pour la plupart, végétaient.

« Mais pourquoi ? » se demandait Angélique.

Le périple au contraire lui laissait, malgré les tentations certaines d'une vie moins rude et plus sûre que celle qu'ils avaient choisie, une certitude quant à leur goût d'indépendance, un besoin qui leur était propre à tous deux de se garder, au moins dans leur position extérieure, une solitude qu'elle sentait comme une nécessité. Le monde, les hommes, la société des hommes, leurs lois iniques, leurs principes archaïques, leurs idées toutes faites, les avaient séparés. Elle en gardait une méfiance et une peur qui renaissaient chaque fois que l'agitation et l'intrigue humaines paraissaient menacer cet amour à peine sauvé, miraculeusement rendu, renaissant, mais pour lequel, à mesure qu'il se fortifiait et qu'elle en goûtait le prix inestimable, elle tremblait, consciente d'un trésor qu'elle était peut-être, se disait-elle parfois en regardant autour d'elle, la seule femme à posséder sur Terre.

Malgré tous ses charmes, l'hiver passé à Québec dans la fièvre séduisante des mondanités françaises lui avait été une bonne leçon.

Aussi, chaque fois que, happée par les enchantements des voyages, des visites, du plaisir des rencontres, elle y participait avec toute la fougue et l'entrain de sa nature sociable et qui avait le goût de la fête – deviser, rire, danser, qualités spontanées que le roi avait senties chez elle et qu'il appréciait hautement –, très vite désormais, elle aspirait à retrouver la solitude « avec lui », de la mer ou de la forêt, comme le refuge, le lieu préservé, où elle pourrait rassembler ses forces afin de faire face au danger, tapi pour elle derrière des sourires et des empressements, et que trop souvent elle n'avait pas su discerner à temps. Un autre aspect de sa nature lui conseillait ce retrait, le même qui la jetait enfant sous les arbres des bois impénétrables, avide d'échapper à toute voix humaine et tout regard, et ne pouvant supporter comme seule compagne que la sorcière Mélusine qui lui révélait ses secrets, inconnus des « autres ».

Dans leur existence actuelle, les rives pionnières du Maine et de la baie Française, et surtout le no man's land de l'arrière pays, trop vaste, trop désert pour faire encore l'enjeu d'une guerre entre les deux puissances qui l'encadraient par leurs possessions, la France et l'Angleterre, ce pays de montagnes et de lacs, difficile à pénétrer, au centre duquel se trouvait Wapassou, remplissaient ce rôle de les retirer à l'écart, de les dissimuler à tous, au moins pendant une saison : l'hiver.

À condition d'avoir une solide palissade et des armes pour parer à toute éventualité, des magasins bien pourvus de vivres, et bien garnis de bois pour les âtres et les poêles, ils pouvaient se dire qu'à Wapassou, pendant les mois d'hiver, ils étaient à labris du monde et de ses querelles, ce qui était infiniment reposant, et bénéfique pour la santé de leur amour.

Joffrey avait reconnu, dans les longues conversations qu'ils avaient le temps d'entreprendre, qu'il partageait ces mêmes réactions et désirs, ceux d'être seul « avec elle », d'échapper un temps à la pression industrieuse et surtout désordonnée des humains, encore qu'il maîtrisât avec plus de sang-froid qu'elle leur intrusion agitée ou débilitante. Sa forteresse intérieure était de bronze. Elle l'en jalousait presque et s'en inquiétait dans la crainte de le découvrir inaccessible, et qu'il lui échappât. Alors il prétendait en riant qu'elle était sa seule faiblesse seule capable d'ébranler la forteresse de bronze ce qui prouvait qu'elle était beaucoup plus forte que lui puisque, du bout du doigt, elle pouvait faire écrouler les colonnes de ce temple intérieur. Elle ripostait qu'elle ne le croyait pas et qu'il avait prouvé, lui, qu'il pouvait résister à tout.

– Non, pas à tout, murmura-t-il en l'enlaçant dans ses bras forts, dans une étreinte jalouse et passionnée, en la couvrant de baisers exigeants, l'étreignant avec une brusque frénésie, où elle sentait passer, en écho de sa propre angoisse de le perdre, la nécessité qu'il avait d'elle, et c'était surprenant et délicieux à percevoir, venant de lui.

Elle jetait ses bras autour de sa nuque chaude et dure qui portait sans faiblir, sans plier, la charge de multiples desseins, et d'autant d'existences dont il assurait la vie et la survie.

Considérant ce qu'elle savait de la vie de Joffrey, Angélique se mettait à rêver de lui. À plusieurs reprises, stupéfaite de ce qu'elle découvrait de sa personne, elle s'était dit :

« Je ne le connais pas ! Il est trop vaste, trop grand ! Il me cache trop de lui ! »

Mais quelle prétention de vouloir tout connaître d'un être ! Cela n'existe pas. Il reste toujours un pan d'inconnu. Sa tendresse et son admiration croissaient en proportion du mystère. Sa crainte aussi.

Elle essayait de le rapprocher d'elle par d'autres images. C'était le même homme qui lui murmurait de si folles paroles d'amour, qui s'emparait d'elle dans la nuit comme si elle avait été le plus précieux trésor du monde et le seul qu'il redoutait de perdre.

Un jour, à Québec, Mme de Castel-Morgeat lui avait fait remarquer avec un mélange d'envie et de nostalgie : « Il vous regarde sans cesse. »

Et elle devait se souvenir que c'était le même homme, responsable d'un empire, qui lui avait dit un jour, à elle, femme : « Où vous irez, j'irai ; où vous demeurerez, je demeurerai », déposant à ses pieds, et prêt à abandonner, si elle l'en priait, cet empire qu'il ne semblait avoir pris la peine d'édifier que pour elle.

Ce qui ne l'empêchait pas d'investir dans tout ce qu'il entreprenait talent, passion et goût de la réussite, apportant à chacune de ses tâches un soin méticuleux, à chacun de ses rôles les vertus exigées. Maître à bord d'un navire, il ne passait pas outre à la dure discipline qui permet à un équipage de traverser les épreuves des navigations. Il l'avait parfois effrayée, inquiétée. Elle s'était sentie sans pouvoir sur cet être d'acier. Mais c'était le même homme, seigneur d'Aquitaine, qui lançait la mode à Québec, choisissait avec soin parmi les marchandises venues d'Europe les présents à offrir aux dames ou aux « puissances » à circonvenir, celui qui avait dit à Honorine : « Je suis votre père », mais aussi qui avait poursuivi Pont-Briand à travers le désert glacé, pour le tuer en duel, ce qu'elle n'arrivait pas encore à lui pardonner, non pas à cause de Pont-Briand, mais pour la peur qui l'avait tenaillée plusieurs jours à la pensée de ne pas le voir revenir. Le même qui brûlait son fort de Katarunk avec toutes ses richesses pour le prix du sang des chefs iroquois assassinés, et qui, il n'y avait guère, à Salem, avait couru s'agenouiller devant la maison des quakeresses magiciennes en les suppliant de venir sauver « sa femme et ses enfants bien-aimés ».

Étrange homme, étranger par bien des faces qui lui demeureraient toujours imprévisibles.

Mais ne l'était-elle pas non plus pour lui ? Parfois ?

Certain jour, comme elle se reposait sur le balcon du premier étage du château arrière, car c'était un jour venteux, des voix lui parvinrent de la chambre des cartes. Elle reconnut, au milieu d'onomatopées gutturales, Joffrey de Peyrac et Colin Paturel qui interrogeaient les Noirs d'Afrique que le comte avait achetés sur le marché très fourni de Rhode Island.

Angélique s'était étonnée de voir son mari aller par les quais et les places de Newport, le port de ce petit État dont la capitale s'appelait Providence, en examinant les « lots » d'esclaves.

Avec curiosité, par la porte entrouverte, elle examinait le groupe que formaient, dans la pénombre de la cabine, les sombres enfants d'Afrique, assis par terre aux pieds de Joffrey de Peyrac et de Colin Paturel.

Il y avait un homme assez petit qui devait être un indigène de la forêt vierge, car il était trapu avec des traits plus accusés, et près de lui une femme enceinte qui aurait pu être son épouse : une très grande négresse, très belle, et son fils d'environ dix années. Un homme de belle prestance qui, à la façon dont il parlait le français, devait venir des Petites Antilles où l'on avait commencé, depuis plusieurs décennies, d'importer des Noirs pour remplacer les Indiens esclaves disparus.